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Le monde de Lénine. Passage à l’Orient

Le discours de Lénine sur l'Orient est aussi le discours d'une relation nouvelle, nécessaire, entre le mouvement ouvrier des pays capitalistes de l'Ouest et les peuples qui luttent pour se libérer du joug colonial. La révolution russe est considérée comme le pont entre ces deux réalités. La défaite du mouvement ouvrier et du marxisme en Occident pose aujourd'hui d'énormes problèmes.

Lénine est de retour, ou peut-être n’est-il jamais parti depuis un siècle qu’il est mort, même si depuis trente ans l’arrachage de ses statues est un sport assez répandu. Aujourd’hui, ici et là, quelques statues sont restaurées, mais surtout, tout à coup (surtout pour les plus distraits), la valeur fondatrice de la rupture politique et, disons-le, épistémologique, opérée par Vladimir Ilitch refait surface.

Si la figure de nos années convulsives est la tendance à renverser la recolonisation (étasunienne) du monde, plus connue sous le nom de globalisation, voire l’extinction de la domination occidentale sur le globe (issue loin d’être certaine mais possible), alors il faut revenir en arrière et étudier l’initiative léniniste qui s’est alors développée sur des chemins très tortueux bien au-delà de la fin du Siècle Court (qui semble vouloir devenir très long) qui est, sans conteste, la matrice de ces bouleversements. Tout se passe comme si, à travers la faille léniniste, éclatait une nouvelle vague de matière historique incandescente, que l’on ne peut comprendre que si l’on revient aux caractéristiques originelles de cette fracture.

Les protagonistes de cette longue histoire ont tout de suite compris qu’il s’agissait d’une rupture décisive. Le caractère "choquant" et "constitutif" des idées de Lénine et des actes du gouvernement soviétique (dès les premiers jours) sur l’autodétermination des peuples est constaté avec stupéfaction par pratiquement tous ceux qui, à partir de positions très différentes (parfois éloignées de celles des communistes), prennent en charge la question de l’émancipation des nations contraintes par les Européens à l’état de colonies ou de semi-colonies.

A Canton, Sun Yat Sen a fait fermer les théâtres pendant trois jours à l’annonce de la mort de Lénine. On sait que (nous sommes déjà en 1930) Nehru écrivait d’une prison anglaise à sa fille Indira Gandhi, indiquant comme mémorable l’année de naissance de la jeune fille (1917 !) grâce à l’œuvre d’"un grand homme", mais on trouve des évaluations et des attentions similaires chez les nationalistes turcs, les intellectuels persans et même chez certains princes afghans désireux de s’émanciper de la tutelle britannique. Sans parler, bien sûr, de ceux pour qui le militantisme communiste et le militantisme anticolonial ont été immédiatement identifiés.

Les mots de Ho Chi Minh frappent par leur simplicité et leur force : "les peuples coloniaux ne pouvaient pas croire qu’un tel homme et un tel programme existaient". Mille fils relient cette fascination irrésistible à la situation actuelle et permettent d’en expliquer les aspects les plus surprenants. Après tout, il suffit de regarder les études historiques, qui sont toujours parmi les indicateurs les plus sensibles du présent : dans la première décennie après 1989, les études dominantes sur la révolution d’Octobre et le mouvement communiste étaient des études de tératologie, c’est-à-dire des études sur une monstruosité qui avait dévié de l’évolution historique "normale" d’une partie substantielle de l’humanité, en la conditionnant toute entière. Dans le nouveau millénaire, après avoir archivé la fin de l’histoire, un intérêt pour le mouvement communiste en tant que grand acteur mondial proposant des voies alternatives de modernisation se développe parmi les historiens de différentes orientations.

Le monde est, sans aucun doute, pour Lénine le véritable scénario de son action politique, la dimension nécessaire de sa stratégie révolutionnaire. De ce point de vue, on peut dire qu’il est le premier leader politique mondial. Marx avait clairement entrevu l’unification tendancielle du monde opérée par le capitalisme, Lénine fait de cette dimension la pierre angulaire de sa pratique politique quotidienne.

Cette pratique politique globale met en tension - en se proposant, pour la première fois dans l’histoire du monde, de les unifier - deux aspects : la lutte du prolétariat européen contre le capitalisme, la lutte des peuples opprimés des colonies.

A cette tension se mêle, presque comme une trame explicative, une autre : celle entre la dimension nationale et la dimension internationale de la lutte. Le monde de Lénine est un monde de classes, de peuples, de nations, et l’internationalisme doit toujours se spécifier dans son enracinement dans les conditions nationales spécifiques (et avant cela, dans l’étude de celles-ci). Le cosmopolitisme et les constructions supranationales abstraites, comme le projet des États-Unis d’Europe, sont considérés avec une attitude critique, voire méprisante.

Dans la vision de Lénine, la révolution d’Octobre trouve sa raison d’être historique dans le fait d’être au centre de ces tensions. Non seulement elle survient au bon moment, empêchant la crise de l’Empire tsariste d’être réabsorbée dans le cadre bourgeois, mais elle se produit également au bon endroit, dans une formation territoriale et historique qui peut relier le mouvement ouvrier européen, le marxisme et les luttes des peuples contre l’impérialisme et le colonialisme.

La rupture non seulement politique mais surtout culturelle avec la pensée dominante européenne (y compris socialiste) ne pourrait être plus nette. Pour reprendre les termes d’un intellectuel indien, l’Europe a commencé à se provincialiser.

C’est pourquoi nous parlons d’une fracture épistémologique décisive à partir de laquelle toute vision polycentrique du monde ne peut que commencer. Et c’est pourquoi il faut l’étudier à partir du nom donné à ces nouveaux sujets, les peuples d’Orient.

Qu’est-ce que l’Orient ?

Pour les bolcheviks, le mot "Orient" désigne au moins trois dimensions politiques.

1) L’Orient musulman et l’Inde.

L’Orient désigne tout d’abord le vaste espace qui s’étend de la Turquie à l’Inde et qui, notamment dans le Caucase et en Asie centrale, recoupe des pans entiers de la population de l’ancien empire tsariste lui-même. Cet énorme quadrant, très diversifié et complexe, même s’il est marqué en de nombreux endroits par les cultures islamiques (l’adjectif "musulman" est souvent utilisé pour définir les populations de cette région dans les documents bolcheviques), se trouve au cœur de la dynamique de la guerre civile et de l’intervention extérieure des puissances impérialistes déclenchée contre le nouveau pouvoir soviétique.

L’accent est mis ici sur les processus de construction nationale qui se développent au centre de l’Empire ottoman dissous, la Turquie. La jeune puissance soviétique joue côte à côte avec le nationalisme turc contre les puissances capitalistes victorieuses (et interventionniste contre la Russie soviétique), comme elle le fait, à un moment donné, avec les secteurs nationalistes allemands après Versailles. Mais ici, le jeu est beaucoup plus complexe. Il suffit de penser à une affaire comme celle d’Enver Pacha, qui entremêle plastiquement les luttes qui président à la construction de l’espace soviétique dans le Caucase et en Asie centrale avec les conflits internes des élites nationalistes turques, dans un tourbillon d’alliances et d’affrontements. Au final, le résultat sera politiquement ambigu, permettant d’une part la stabilisation (loin d’être acquise) de la puissance soviétique dans un vaste espace, mais enregistrant d’autre part l’imperméabilité du nationalisme turc à toute instance révolutionnaire, ou plutôt son anticommunisme précoce, qui aura des conséquences à long terme tout au long du XXe siècle. Les relations avec les processus de réorganisation qui ont également traversé l’autre grand continent historico-culturel, le continent perse, auront également des résultats différents. L’Inde mérite un discours à part, un espace culturel aux caractéristiques très spécifiques par rapport au reste de la zone, la perle de l’Empire britannique, où l’intervention politique directe du bolchevisme a été plus limitée. Mais l’impact de la révolution d’octobre sur le monde varie de ceux qui luttaient pour l’indépendance de l’Inde fut énorme. La grande hostilité des gouvernements de Sa Majesté à l’égard de la Russie soviétique était motivée avant tout par la crainte pour l’Inde. Ce sont des peurs qui se prolongent dans le temps, la littérature nous aide à les identifier. En Italie, le roman de Peter Hopkirk, écrit dans les années 1980, au titre significatif Setting the East Ablaze : Lenin’s Dream of an Empire in Asia, 1984 (littéralement : Mettre le feu à l’Est : le rêve de Lénine d’un empire en Asie, beaucoup plus significatif que le titre de l’édition italienne dans laquelle Mettre le feu à l’Est se transforme en un "Avanzando nell’oriente in Fiamme" (En avançant dans l’Orient en flammes) moins prégnant). La peur de l’Inde y est le fil conducteur de l’intrigue. Une peur déguisée en alarme pour les conspirations les plus improbables et pour les armées subversives fantômes, mais en réalité fondée sur une préoccupation politique pour l’écho choquant que la révolution russe et l’élaboration de Lénine ont eu sur un large public militant et intellectuel du sous-continent.

2) L’Extrême-Orient et la Chine.

Distinct de cet Orient proche, il existe dans l’esprit de Lénine un autre Orient, extrême ou lointain, également interne et (beaucoup plus) externe à l’espace dominé par les tsars.

Cet espace est "thématisé" et surtout investi par l’action politique directe avec un certain retard, notamment en raison des événements de guerre civile et d’intervention étrangère particulièrement durs dans l’Extrême-Orient russe. Mais c’est dans ces immenses territoires que le discours léniniste sur l’Orient va jeter des racines profondes capables de produire des développements extraordinaires et durables dans les décennies suivantes. Si l’Orient, c’est avant tout la Turquie, la Perse, l’Inde et le grand antagoniste qu’est l’Angleterre, en Extrême-Orient, la Russie soviétique est confrontée à l’énorme question chinoise et trouve sur son chemin un impérialisme autochtone particulièrement agressif, celui du Japon, le premier à intervenir aux côtés des armées blanches et le dernier à se résigner à la défaite (les troupes japonaises resteront à Vladivostok jusqu’en octobre 1922). La victoire laborieuse et sanglante mais nette contre les différents groupements contre-révolutionnaires qui mûrissent en 1921 permet de réorganiser le pouvoir soviétique sur de vastes territoires et de résoudre la question de l’indépendance de la Mongolie. Entre-temps, le Komintern s’efforce de constituer des noyaux qui, dans les années suivantes, obtiendront des résultats importants en Indonésie, en Corée et en Indochine.

Puis, très tôt, la centralité de la question chinoise est mise en avant. Le rapport entre la Chine, la pensée de Lénine et la Révolution d’Octobre est un thème historico-politique, non par hasard redécouvert récemment, aussi complexe que fondamental. Schématiquement mais préalablement, nous pouvons fixer le point de départ, avec la concordance très significative entre la polémique du jeune État soviétique contre le traité de Versailles, que Lénine a qualifié de "paix indigne de violence, de vol et de profit", d’une part, et le soi-disant mouvement chinois du 4 mai 1919, qui est toujours considéré comme le point de départ d’une nouvelle Chine, d’autre part. La figure politique du mouvement du 4 mai, c’est-à-dire le lien entre le renouveau culturel et social de la Chine et son indépendance et sa dignité nationale face à l’humiliation des puissances impérialistes, a rapidement trouvé une référence dans les thèses générales de Lénine ainsi que dans des actes spécifiques de politique internationale. Ce n’est pas une coïncidence si le marxisme s’est répandu en Chine dans ces années-là, mais c’est un marxisme chinois qui était déjà né "léniniste" et qui, à l’origine, avait dans son ADN la centralité de la question nationale, de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme, tout à fait différemment de ce qui se passe en Europe. La fondation même du Parti communiste chinois, directement lié au mouvement du 4 mai (il suffit de regarder les biographies de ses dirigeants) suit cette voie, très différente de la fondation par scission du mouvement socialiste qui se produit en Occident. Et qui sera un modèle répandu en Asie (mais aussi plus tard en Afrique) à l’exception notable du Japon. Ces caractéristiques originales expliquent en grande partie (mais pas entièrement) ce qui allait se passer dans les années et décennies suivantes. Elles expliquent surtout deux éléments décisifs : d’une part la perméabilité du mouvement national chinois au marxisme, sa connexion avec les positions soviétiques (dans lesquelles ils ont investi massivement, tout au long des années 1920, avec une présence constante de conseillers politiques et militaires) et d’autre part la propension du communisme chinois, dans plusieurs phases politiques, à poser le problème de l’unité avec les nationalistes, mais en prenant l’unité comme un terrain de contestation hégémonique.

3) L’Orient global.

Les deux dimensions de l’Orient que nous avons décrites fusionnent et s’étendent simultanément pour inclure des territoires qui, seulement après la mort de Lénine, seront progressivement investis concrètement par l’initiative articulée du Komintern et de l’URSS, mais qui, même avant la révolution, sont déjà à l’intérieur du schéma dans la tête de Lénine et sont profondément secoués par le message provenant de l’Octobre soviétique. Il s’agit d’un Orient global qui inclut également des territoires qui ne sont pas orientaux géographiquement mais qui le sont (radicalement) sur le plan politique, en plus de toute l’Asie, il s’étend à l’Afrique et à l’Amérique latine. Oriente devient synonyme de "question coloniale" et d’anti-impérialisme. Le lien avec le débat actuel sur le "Global South" est évident.

Le thème du développement inégal du capitalisme, que Lénine étudie en profondeur, produit déjà, dans les années précédant la révolution, une conception précise du processus révolutionnaire à l’échelle mondiale, qui est profondément novatrice parce qu’elle se fonde sur des dimensions différenciées mais en même temps articulées. La révolution sociale, écrit Lénine depuis son exil suisse, ne peut avoir lieu que comme "une époque qui associe la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie à toute une série de mouvements démocratiques et révolutionnaires, y compris de libération nationale, des nations opprimées". Les temps et les formes de la révolution sont radicalement multiples. Non seulement la conception de l’histoire linéaire et évolutive de la IIe Internationale est démantelée de fond en comble, mais la légitimité et la centralité même de la révolution socialiste en Russie (difficilement prévisible à l’heure où ces notes sont rédigées) sont consacrées. La Russie peut jouer un rôle fondamental non seulement en raison de son extraordinaire situation géographique et historique entre l’Europe et l’Asie, entre l’Est et l’Ouest, mais aussi parce que des formes de développement très différentes coexistent dans le même État (en "Russie, il y a Londres mais aussi l’Inde", selon la boutade de Trotski). Cette intuition, qui est à la base du bolchevisme et qui, après des discussions complexes, unissait tout le groupe dirigeant, allait trouver un développement politique extraordinaire avec la politique étrangère de la jeune Russie révolutionnaire (la dénonciation des traités secrets de l’Entente eut un grand impact, en particulier ceux qui concernaient le partage planifié des terres orientales) et avec la fondation de la Troisième Internationale, qui, dès les conditions d’admission, sanctionnait une position très claire et assignait des tâches précises aux partis communistes des pays coloniaux.

Un moment de grande discussion théorique et politique a eu lieu lors du deuxième congrès du Komintern en 1920, avec un engagement particulier de Lénine qui a pris sur lui de diriger personnellement la discussion des thèses sur la question nationale et coloniale, reflétant la centralité du problème dans la pensée du leader bolchevique. L’interlocuteur principal est le communiste indien Manabendra Nath Roy, un personnage intéressant qui, d’une certaine manière, anticipe la figure, sur laquelle les études postcoloniales ont réfléchi, de l’intellectuel diasporique (son activité intellectuelle et politique s’est déroulée dans des contextes très différents, de l’Inde à la Russie soviétique, du Mexique à la Chine). Il représente dans la discussion de l’Internationale une forme de radicalisme intellectuel, qui reviendra plusieurs fois dans l’histoire du mouvement ouvrier et dans celle de ses relations avec les mouvements de libération, et qui, en exagérant certains traits idéologiques, risque de se séparer du mouvement réel. De ce point de vue, la discussion avec Roy sur la lutte dans les pays coloniaux ressemble beaucoup à la discussion antérieure de Vladimir Ilitch avec Rosa Luxemburg sur la question nationale. La confrontation avec M.N. Roy nous donne à voir un Lénine particulièrement dialoguant et soucieux de synthèse, soucieux de faire grandir patiemment un groupe dirigeant de communistes "orientaux", conscient d’être sur un terrain extraordinairement neuf où l’expérimentation est particulièrement nécessaire.

La caractéristique la plus distinctive de Lénine, à savoir l’unité étroite et même la circularité de la théorie et de la pratique politiques, trouve ici l’une de ses plus hautes expressions. Les résultats sont historiquement significatifs. Deux en particulier : la définition de la relation entre les mouvements de libération nationale et les communistes, la reconsidération de la relation entre le degré de développement et la perspective socialiste.

Sur le premier point, l’alliance entre les mouvements nationaux et le mouvement communiste est sanctionnée comme un choix stratégique, mais sans renoncer à entrer dans les mérites des caractéristiques politiques des mouvements de libération nationale, avec la conscience des relations complexes entre les classes dominantes autochtones et les puissances impérialistes. Nous remettons donc aux noyaux révolutionnaires des pays de l’Est et à l’Internationale elle-même la responsabilité d’analyses concrètes et différenciées des réalités des différents pays et des différents sujets politiques, qui visent à conduire les peuples "orientaux" à leur émancipation du jeu colonial ou semi-colonial. Si nous passons en revue les relations complexes entre le Kuomintang et le Parti communiste chinois, pour ne donner qu’un exemple (mais un exemple très important), nous voyons combien, historiquement, cette indication a pesé. Sur le second point, on assiste à une véritable rupture épistémologique dans le domaine du socialisme : on affirme avec force la possibilité de voies alternatives de changement des formes économico-sociales par rapport à celles des pays capitalistes avancés, tout en faisant appel ici à l’expérimentation nécessaire. La rupture avec la tradition de la IIe Internationale, mais je dirais aussi avec la pensée occidentale elle-même, est très nette.

Une tradition à l’œuvre

Les thèses sur la question coloniale approuvées par le deuxième congrès du Komintern sont le début d’une histoire et d’une culture qui traversent, dans d’infinies contradictions, tout le XXe siècle, acquièrent une centralité dans les décennies de la décolonisation, sombrent au tournant du millénaire et semblent revenir, sous des formes très différentes et dans un contexte profondément modifié, à ce stade.

Après le grand élan du Congrès international de 1920 et après le Congrès des peuples d’Orient, en septembre de la même année, qui en a représenté la première application concrète, une œuvre culturelle a commencé à prendre racine (qui a eu sa première impulsion dans les décisions de Bakou) dont les effets allaient être profonds. Il s’agit de la construction d’institutions d’enseignement et de recherche, de revues, de sociétés scientifiques, d’un fort investissement dans les études dans une pluralité de secteurs allant de l’archéologie à la linguistique. Les protagonistes de cet effort politique et culturel sont des hommes comme Mikhail Pavlovich (pseudonyme révolutionnaire de Mikhail Lazarovich Vel’tman), un protagoniste peu visible mais important au congrès du Komintern et surtout à Bakou. Pavlovitch était la figure clé de la création et de la direction de l’Institut d’études orientales et de l’influente Association scientifique soviétique pour les études orientales, le représentant le plus connu et probablement le plus fort sur le plan théorique d’un cadre administratif et intellectuel "spécialisé" dans l’Orient, qui, de manière surprenante, a rapidement occupé des postes de responsabilité au sein du parti bolchevique, de l’Internationale, des institutions soviétiques, des services de sécurité et de l’Armée rouge. Un tableau composé de personnalités issues de toutes les nationalités soviétiques, mais aussi de militants communistes internationaux, et dans lequel une préparation théorique minutieuse, une expérience politique (et aussi militaire) et des connaissances spécialisées sont combinées dans un cadre unitaire produit par l’élaboration léniniste. Il convient également d’accorder une attention particulière aux initiatives et aux structures de formation destinées aux jeunes cadres politiques des pays de l’Est, qu’ils soient issus des partis communistes, en cours de formation, ou des mouvements de libération nationale. Il serait trop long d’évoquer les nombreuses personnalités qui ont fréquenté l’Université communiste des travailleurs de l’Est dans les années 1920 ou sa déclinaison consacrée à la Chine et baptisée du nom de Sun Yat-sen (ce qui confirme l’attention précoce et particulière portée à la situation chinoise) ou encore des initiatives beaucoup moins connues comme l’école "Lénine" de Vladivostok, qui s’adressait principalement aux jeunes Chinois et Coréens. Il suffit de rappeler que Deng Xiaoping, Ho Chi Minh et même Yomo Kenyatta ont participé à ces cours.

Retracer le débat étroit qui a traversé cette culture léniniste "orientale" dans la dialectique avec les événements du mouvement communiste international et avec le développement des luttes révolutionnaires d’abord en Asie puis en Afrique et en Amérique latine serait très intéressant (et ne constituerait pas une partie négligeable d’une compréhension adéquate du 20e siècle), mais cela dépasse le cadre de ce travail.

En revanche, il est important de noter comment une véritable tradition culturelle, un point de vue sur le monde, est structuré, avec des caractéristiques inévitablement très variées, mais aussi avec des traits unitaires. Inévitablement, une tradition à fort impact politique fait l’objet d’une attention critique constante, de plusieurs côtés. Il nous semble intéressant d’identifier et de discuter deux tendances critiques, sensiblement opposées, du moins en apparence.

La première réaction, très répandue, à l’initiative de Lénine en direction du monde colonial est une orientalisation du bolchevisme lui-même. On pourrait utiliser à cet égard (avec une certaine licence, bien sûr) la notion gramscienne de siège réciproque. Alors que pour Lénine la question orientale (dans son identification déjà indiquée avec la question de l’émancipation des peuples des colonies et des semi-colonies) est un moyen d’élargir le front de la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme, pour l’énorme opération idéologique qui tend, depuis les premiers jours après la Révolution d’Octobre jusqu’à aujourd’hui, à identifier le communisme comme un phénomène oriental, le but est de circonscrire sa nature dans l’enceinte du retard historique. D’autre part, ces dernières années, un front critique opposé s’est développé, celui qui parle d’orientalisme rouge, utilisant - de manière assez créative - le célèbre concept utilisé par Edward Said pour décrire comment la culture européenne de l’ère coloniale (et celle des prétendues “ Area Studies ” étasuniennes qui en sont les héritières légitimes) avait construit un concept de l’Orient qui était fonctionnel à sa propre domination. Selon ces critiques, la systématisation de la pensée léniniste concernant l’Orient aurait été exclusivement fonctionnelle à la politique de puissance de l’URSS, aurait abondamment récupéré le lexique et les concepts de l’orientalisme occidental et de l’orientalisme russe pré-révolutionnaire, et aurait substantiellement véhiculé l’idée d’une "mission civilisatrice". Dans le plus pur style orientaliste. Ce type de raisonnement, s’il soulève des points à approfondir (notamment en quoi et sous quelles formes la connaissance soviétique de l’Orient hérite des études orientalistes de la Russie pré-révolutionnaire) passe sous silence certains passages fondamentaux et notamment l’option très claire des bolcheviks pour la subjectivisation des peuples des colonies et aussi la critique radicale, qui émane directement de Lénine, de toute idée stéréotypée et prédéterminée du développement des sociétés orientales, de tout évolutionnisme occidental universalisé. Quelle que soit la manière dont on la juge, la tradition des études orientales qui est née avec la pensée de Lénine et la révolution d’Octobre et qui s’est ensuite énormément articulée lorsqu’elle a été appropriée par les mouvements révolutionnaires concrets du 20e siècle possède une "internalité" à la dynamique complexe des peuples des pays qui ont combattu le colonialisme et le néocolonialisme, ce qui la rend inaccessible à la connaissance orientaliste telle que Said et les études postcoloniales l’ont définie. Bien entendu, il ne s’agit pas de revendiquer une quelconque "pureté", la différence est une différence de localisation. Et il s’agit d’une différence radicale.

Très difficile à aborder organiquement, en conclusion, est le thème que nous avons croisé à plusieurs moments de notre argumentation et qui présente un intérêt certain au point d’être évoqué même dans le débat dominant. Quand une revue comme Limes retrace l’intrinsèque à la Russie des classes dirigeantes africaines qui ont mis la France à la porte des liens nés dans ces institutions formatrices que nous avons vu naître et se multiplier sur les instructions du lointain Congrès de Bakou, quand d’anciennes solidarités anti-impérialistes produisent des événements fracassants comme l’initiative sud-africaine contre Israël, quand les relations entre la Russie et la Chine redeviennent centrales (certes sous des formes très différentes du passé), quand les chancelleries occidentales trouvent inexplicable la position de l’Inde sur la crise ukrainienne, il n’y a pas de doute que la tradition politique et intellectuelle que nous avons reconstruite est remise en cause.

L’histoire de l’évolution de la politique russe au cours des trente dernières années mérite une attention particulière. Nous nous contenterons ici d’en indiquer les traces. Il ne fait aucun doute que la première (et peut-être décisive) rupture de l’eltsnisme, c’est-à-dire d’un positionnement de la Fédération de Russie complètement subordonné à l’Occident, politiquement et culturellement, est liée à un nom précis : Ievgueni Maximovitch Primakov. Et à sa politique, qu’une source hostile mais prudente comme Samuel Huntington définit comme précocement "antihégémonique". Mais qui est Ievgueni Maximovitch Primakov ? Il est incontestablement un produit typique de la tradition politique et culturelle que nous venons de décrire et, dans la dernière phase de la vie de l’URSS, il en est même le représentant le plus influent. Diplômé en études orientales en 1953, correspondant au Moyen-Orient pour Radio Moscou et la Pravda, il a été pendant des décennies le protagoniste de l’analyse et de l’initiative sur l’"Orient" dans certains des ganglions décisifs de la complexe architecture soviétique : les instituts de recherche, l’Académie des sciences et, dans une sphère qui n’était certainement pas secondaire, le KGB. En effet, à la tête de l’Association pour les études orientales, relancée en 1979, Primakov est aussi l’héritier formel de Mikhail Pavlovich, à l’œuvre duquel il se réfère explicitement. Avec Primakov dans l’ère post-soviétique, d’abord ministre des Affaires étrangères, puis président du Conseil, la position russe change substantiellement, et si d’un point de vue symbolique l’interruption du voyage à Washington à l’annonce du début du bombardement du Kosovo a été frappante, c’est la "doctrine Primakov", c’est-à-dire le projet de construction d’un axe stratégique avec la Chine et l’Inde et l’attention portée au rôle de l’Iran, qui définit les traits saillants d’un nouveau positionnement international de la Russie en fonction - on dirait avec un terme ancien - de contrepoids au rôle des Etats-Unis. Une fois de plus, un fil rouge entre le passé et le présent apparaît de manière évidente.

Il faut évidemment être prudent et attentif : toute superposition qui ne tient pas compte d’une situation mondiale que l’histoire du siècle dernier a profondément transformée est erronée et stérile, mais en même temps il est absurde de ne pas voir les tendances longues qui relient la fracture révolutionnaire léniniste, les luttes anticoloniales de la seconde moitié du XXe siècle (puissamment poussées par la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale et la révolution chinoise), la résistance de la fin du siècle à la lutte d’aujourd’hui pour un monde multipolaire. Le Sud global est l’héritier de l’Orient global esquissé dans les années 1920 et de la lutte pour la décolonisation et - fait décisif, car la subjectivité compte - il revendique cet héritage.

Bien sûr, cette recherche de l’Orient porte aussi en elle des interrogations sur l’autre pôle, sur l’Occident, elle demande aussi d’éclairer notre partie du monde. Le discours de Lénine sur l’Orient est aussi le discours d’une relation nouvelle, nécessaire, entre le mouvement ouvrier des pays capitalistes de l’Ouest et les peuples qui luttent pour se libérer du joug colonial. La révolution russe, comme nous l’avons mentionné plus haut, est considérée comme le pont entre ces deux réalités. La défaite du mouvement ouvrier et du marxisme en Occident, dont les dures conséquences historiques apparaissent particulièrement évidentes et dévastatrices à ce stade, pose d’énormes problèmes. Il faudra en reparler.

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