« Oui, j’ai quelques témoignages... » Gildo ironise. Quand le syndicaliste CGT de 43 ans glisse sa clé USB dans l’ordinateur, une foultitude de dossiers apparaît : certificats médicaux, témoins cités à l’audience, vidéos, photos... Gildo a passé l’été à préparer sa défense. « Et à remettre du collectif, précise-t-il. Tous les militants poursuivis le sont pour la même raison : servir d’exemple. » Jugé ce matin devant le tribunal correctionnel de Paris pour rébellion, ce membre de la direction de l’union locale de Saint-Denis risque un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Il comparaît aux côtés de trois autres manifestants, Michel, Maxime et Valentin ; Bastien sera, lui, jugé demain à 13 h 30. Frédéric comparaîtra jeudi prochain. Ils sont syndicalistes, militants non encartés ou simples citoyens, poursuivis pour rébellion, outrage, non-dispersion après sommation ou même violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique lors des manifestations du printemps dernier contre la loi travail, tous risquent des peines de prison ferme et de fortes amendes. Autre point commun : à l’opposé des versions des forces de l’ordre, leurs récits, certificats médicaux et vidéos à l’appui, racontent les violences policières qu’ils ont subies.
« On m’a balancé par terre avant de me menotter »
Pour cinq d’entre eux, cela se passe le 5 juillet dernier. Après le rassemblement officiel, plusieurs centaines de manifestants se retrouvent devant l’Assemblée nationale, où le premier ministre vient d’annoncer le passage en force du projet de loi El Khomri avec l’utilisation du 49-3. Comme dans toutes les manifestations désormais, les manifestants sont « nassés » par les forces de l’ordre. Ils sont environ 200 bloqués sur le pont de la Concorde. « La particularité de la manif du 5 juillet, c’était l’ambiance très calme, se souvient Mariana Otero, cinéaste (Histoire d’un secret) qui filme la commission démocratie de Nuit debout depuis le mois de mars. Les manifestants jouaient aux cartes, chantaient, tandis qu’en face les CRS étaient très virulents. La disproportion était flagrante. Les gens qui filmaient étaient particulièrement visés, ce qui est totalement scandaleux. » Elle-même et son équipe sont rapidement sommées d’arrêter de tourner. Valentin F. s’interpose. « J’ai juste dit “Oh du calme !”, j’étais vraiment à la cool, raconte le jeune homme de 32 ans. Deux CRS m’ont pris par les bras pour me balancer par terre avant de me menotter. » Sur les images filmées par Mariana Otero, on le voit face contre terre, menottes dans le dos, tandis que trois CRS le maintiennent au sol, l’un assis sur son dos. Pendant ce temps, Mariana Otero et son équipe sont emmenées au commissariat du 15e arrondissement. « Nous avons été très vite relâchés, raconte la cinéaste. Le capitaine a reconnu que nous avions été victimes d’une privation de liberté abusive et que les CRS étaient “hors la loi” en nous empêchant de filmer. » L’équipe retourne immédiatement à l’Assemblée nationale pour « continuer à filmer les arrestations arbitraires ». Valentin, lui, fera 48 heures de garde à vue et 20 heures au dépôt, soit près de 70 heures derrière les barreaux. Poursuivi pour rébellion, il risque lui aussi un an de prison et 15 000 euros d’amende. L’un des CRS, qui l’accuse d’avoir arraché son insigne, a porté plainte contre lui. « Valentin n’a rien fait, il n’a même pas protesté, le défend Mariana Otero. Ils se croient vraiment tout permis. »
Moins d’une heure plus tard, c’est au tour de Gildo d’être violemment interpellé. Sur une vidéo, on le voit ramasser un bout de tissu sur la chaussée qui s’avérera être un calot de CRS tombé au sol. L’acte, tout aussi anodin qu’il soit, fait bondir un CRS, qui se rue sur lui et le plaque violemment au sol, aidé par ses collègues. « J’ai pris le poids de deux ou trois CRS sur le corps, se souvient Gildo. Ma tête était écrasée sur le bitume par le genou de l’un d’entre eux. » Un autre manifestant, Maxime G., tente de s’interposer. Sur les images, on le voit se faire violemment matraquer avant de répondre par un coup de pied dans le bouclier d’un CRS. « C’était une réaction de défense, se justifie aujourd’hui ce professeur de physique de 30 ans. J’ai pris sept coups de tonfa, j’ai réagi. » Lui aussi mis au sol et menotté face contre terre, il est emmené au commissariat du 5e arrondissement où il passera 48 heures de garde à vue, puis 6 heures au dépôt. « Face à moi, le CRS a ouvertement menti, en m’accusant de lui avoir sauté dessus. Tout ceci est une mascarade, un scandale. » Maxime est lui aussi poursuivi pour rébellion.
Hématomes au crâne, sur le dos, blessures aux deux genoux...
Pour Gildo, le bilan est lourd : hématomes au crâne, sur le dos (« je ne sais pas si j’ai pris des coups de poing, de pied ou de matraques »), blessures aux deux genoux. La médecine judiciaire lui a reconnu quatre jours d’incapacité totale de travail (ITT), auxquels un médecin a rajouté quinze jours d’arrêt de travail. Après l’interpellation, il subit lui aussi l’épreuve de la garde à vue. « Avant, on est dans une action collective et, tout à coup, on se retrouve dans une répression individualisée. J’avais l’impression de devoir rester sans bouger au coin, c’est complètement infantilisant. » Il a, depuis, porté plainte pour violences par des fonctionnaires devant l’IGPN (la police des polices).
La violente interpellation de Gildo et Maxime se déroule sur le trottoir devant le pont de la Concorde, au milieu des touristes effarés et des journalistes mis à l’écart. Frédéric Raguénès, qui filme la scène depuis un parapet, sera interpellé quelques minutes plus tard. « Ils m’ont attrapé, matraqué, je suis tombé par terre, j’ai essayé de m’accrocher aux jambes de manifestants, ils les ont gazés. Ils me faisaient tomber et me disaient de me relever. » Poursuivi pour « outrage par crachat, menace de mort, rébellion », Frédéric assure n’avoir « rien fait de tout cela » : « Je me considère comme un œil, je ne suis pas un protagoniste, mais un observateur. » Celui qui se définit comme un « auto-média » filme depuis quatre ans tous les rassemblements liés aux luttes sociales et écologiques qu’il publie ensuite sur sa chaîne Youtube, Mercure Fréd. Sous contrôle judiciaire dans l’attente de son procès, il a l’obligation d’élire domicile chez son père à Villeneuve-sur-Lot et interdiction de se rendre dans la région parisienne. Son téléphone portable a été placé sous scellé. Les prévenus, qui se sont baptisés « les inculpés du 49-3 », sont pressés d’en finir. Mais ce n’est visiblement pas pour aujourd’hui puisque, selon nos informations, le tribunal pourrait demander le renvoi de l’audience pour avoir le temps d’étudier les nombreuses pièces du dossier. Valentin, qui prépare le Capes de philosophie à l’université de Nanterre, voudrait pouvoir se remettre au boulot « sereinement », tout comme Maxime qui prépare lui le Capes de physique. Des peines, même avec sursis, pourraient compromettre leur avenir : l’entrée dans la fonction publique de Valentin, le travail de Maxime. « Si je suis condamné à du sursis, je serai radié de l’éducation nationale », rappelle t-il. Gildo craint, lui, une « interdiction de manifester de fait » dans le cas où il serait condamné à du sursis. Une seule chose positive dans cette histoire : leur rencontre. « On ne se connaissait ni d’Eve ni d’Adam, sourit Maxime. Ce déploiement de violences nous a rapprochés. »
Bastien Jacquesson risque encore plus gros que les cinq prévenus du 5 juillet. Cet ancien régisseur son de 31 ans, en pleine reconversion professionnelle comme cuisinier, comparaît demain, après avoir été... relaxé lors d’une première comparution immédiate le 3 mai dernier. La procureure elle-même avait requis la relaxe, avant que le parquet ne fasse appel de cette décision pendant l’été. Interpellé sur la place de la Nation, à la fin du défilé du 1er Mai, le militant de Nuit debout est désormais connu comme « l’homme aux chaussures rouges ». « Les policiers ont expliqué pendant ma garde à vue qu’ils cherchaient un homme avec des chaussures rouges qu’ils avaient vu jeter des pierres sur les CRS, j’avais des baskets bordeaux, ça a visiblement fait l’affaire. » À son premier procès, le président du tribunal avait lui-même relevé les « incohérences du dossier ».
Lors de son interpellation, il est violemment mis au sol par des policiers en civil et casqués. Une clé à la gorge l’empêche de respirer et lui laissera un hématome pendant un mois. « Je ne faisais rien, je ne pouvais plus parler et les CRS m’insultaient “ferme ta gueule !”. » Dans le panier à salade qui l’emmène en garde à vue, les CRS lui lancent : « Alors qui c’est qu’a gagné ? C’est nous, parce que toi t’es là et, nous, on s’est fait plaisir. » Poursuivi pour violence volontaire avec arme sur personne dépositaire de l’autorité publique, il risque trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.
Un rassemblement est prévu ce matin à 9 heures devant le tribunal de grande instance de paris, à l’appel de la CGT 93, pour exiger la relaxe des militants poursuivis.
Marie Barbier
Répressions et violences policières : l’escalade continue
À l’image, la foule est calme, dispersée place de la République. La manifestation pour l’abrogation de la loi travail du 15 septembre se termine. Il est environ 16 h 30. Un groupe de CRS se tient à distance, et n’apparaît pas menacé. Et soudain une détonation, un éclair, un homme à terre. Laurent Théron, secrétaire médical à l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) et militant de SUD santé sociaux, vient de perdre l’usage de son œil, à 46 ans. Les vidéos présentées mardi par l’union syndicale Solidaires sont sans appel : il n’y avait pas de menace contre les forces de l’ordre quand un projectile a été lancé en l’air contre les manifestants. « À l’initiative du parquet de Paris, une enquête préliminaire est en cours, confiée à l’IGPN, et une dizaine de témoins ont déjà été entendus », a précisé Julien Pignon, avocat du militant mutilé qui a porté plainte pour « violence volontaire par une personne détentrice de l’autorité publique ». L’enquête devra déterminer la nature exacte du projectile et si l’usage de la force a été proportionné. Les secrétaires généraux de la CGT et de la FSU ont de suite exprimé des messages de solidarité. Solidaires prépare une saisine du défenseur des droits sur « la liberté de manifester et de rentrer en bonne santé ».
« Même face à des dossiers mal montés, il y a peu de relaxes »
Loan Nguyen
Détention provisoire, prison avec sursis et peines de prison ferme : les sentences prononcées contre les manifestants poursuivis pendant le mouvement contre la loi travail sont parfois lourdes et rendues de manière expéditive. Le résultat de la stratégie de tension du gouvernement.
« La régression que l’on vit n’est pas que sociale, elle se retrouve aussi au niveau de la justice. On a l’impression d’être revenu à une justice bourgeoise d’avant 68 », s’indigne Me Élise Brand, avocate au barreau de Caen. L’un de ses clients, Jonathan L., a écopé de trois mois de prison ferme et de 1 500 euros d’amende pour... outrage et organisation d’une manifestation non autorisée (voir page 5). Depuis le début de la mobilisation contre la loi travail en mars dernier, les procédures judiciaires contre les manifestants se sont multipliées partout en France, avec parfois à la clé des peines très lourdes. Si le ministère de la justice ne fournit que ses données arrêtées début juillet, alors que de nombreux procès doivent encore se tenir, ces chiffres donnent une idée de l’ampleur de la répression.
Au 7 juillet, la chancellerie recensait 909 gardes à vue, 796 poursuites ayant donné lieu notamment à 158 peines prononcées et 180 classements sans suite. Preuves de la sévérité des jugements, 32 peines de prison ferme ont été prononcées, ainsi que 36 peines de prison avec sursis simple et 23 peines de prison avec sursis et mise à l’épreuve. À la CGT comme à SUD, on essaie d’établir ses propres statistiques. « On n’a jamais vu autant de camarades interpellés en manifestation, et cela donne lieu à plus de poursuites que pendant le mouvement contre la réforme des retraites en 2010 », estime Céline Verzeletti, membre de la direction confédérale de la CGT. Un constat partagé par Éric Beynel, porte-parole de Solidaires, qui pointe aussi les risques de sanctions disciplinaires dans les entreprises s’ajoutant parfois aux poursuites pénales. Au-delà du nombre de procédures, les militants dénoncent également la lourdeur des peines. D’autant que, de l’aveu même du garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, début juillet, « en prenant seulement les gardes à vue de Paris, 72 % d’entre eux n’avaient jamais été condamnés et étaient même complètement inconnus des différents services de la chancellerie ».
Un procès ouvertement politique
Dans le cas d’Antoine C., condamné à Lille début juin à huit mois de prison avec sursis (voir page 5), le juge a même accédé à la demande du procureur de la République de placer le militant CGT en détention provisoire, notamment à cause du « contexte social », explique son avocat Me Regley. Comme Antoine, sept autres militants auraient été placés en détention provisoire, d’après les chiffres du ministère de la Justice.
Détention provisoire mais aussi peines de prison ferme, pour des motifs parfois étonnants, comme dans le cas de Jonathan L. « J’ai rarement vu un procès aussi ouvertement politique », rapporte Me Élise Brand, son avocate, concernant l’audience de son client devant le tribunal correctionnel de Caen. « Le président du tribunal a expliqué que ça ne servait à rien de manifester contre la loi travail, qu’elle avait été votée par des gens qui avaient été élus », poursuit l’avocate qui trouve « invraisemblable » de devoir rappeler que le tribunal correctionnel n’est pas le lieu « pour parler de la loi travail mais de la commission ou non d’une infraction ».
« Dans le cadre de ce mouvement social, on a observé de très nombreuses comparutions immédiates ou des audiences avec des délais très rapprochés qui ne permettent pas aux prévenus de réunir un certain nombre d’éléments nécessaires à leur défense », explique Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. « On a aussi vu la résurgence des interdictions de manifester ou des infractions pour participation délictueuse à un attroupement très prisées sous Nicolas Sarkozy, mais qui avait été assez peu utilisées depuis. Il faut noter que, lorsque la gauche était dans l’opposition, elle avait contesté ces mesures pénales », poursuit-elle.
« Le problème, c’est que la tactique de maintien de l’ordre ultra-répressif adoptée par le gouvernement ne peut qu’amener à des situations où les manifestants vont se faire interpeller. Maintenant, il est quasiment impossible de participer à une manifestation sans prendre le risque de se retrouver devant un tribunal », analyse Me Élodie Tuaillon-Hibon, avocate au barreau de Paris, qui défend notamment Ryan, un lycéen de 15 ans, et Loïc C., un docker syndiqué CGT à nouveau poursuivi après avoir été condamné une première fois à un mois de prison avec sursis (voir page 6). De fait, les chiffres du ministère de la Justice en attestent : 57 % des inculpations concernent des « atteintes aux forces de l’ordre ». Déplorant également la « stratégie de tension » entretenue par un « dispositif policier offensif », Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, rappelle que le contexte de l’état d’urgence a fortement pesé dans la réponse policière et judiciaire.
Bien qu’un certain nombre d’affaires aient été classées sans suite, en règle générale, quand les manifestants sont interpellés et entrent dans les tuyaux du système judiciaire, difficile d’en sortir blanchi. « Quand une personne arrive devant un tribunal, les juges ont du mal à relaxer, tout semble ficelé », souligne Me Agnès Cittadini, qui défendait Cédric C., délégué CGT des agents territoriaux de Saint-Étienne, et n’aurait jamais pensé que ce dossier « vide », selon elle, puisse arriver jusqu’à un tribunal. « Manuel Valls a bien donné le ton, en disant en substance : “La police enquête, la justice doit suivre.” Dans cette espèce d’élan général, on voit bien que certains dossiers sont mal montés, mais, malgré tout, peu de poursuites pénales donnent lieu à des relaxes », rappelle Laurence Blisson. Car, si les militants ont parfois l’impression de faire l’objet d’une justice d’exception, avocats et magistrats soulignent que c’est le système pénal dans son fonctionnement général qui est sévère. « Les magistrats baignent dans un climat répressif depuis trente ou quarante ans. Il y a certes une volonté de criminaliser le mouvement social, mais ce qui arrive aujourd’hui aux militants est ce qui arrive depuis toujours aux lambdas, aux jeunes de banlieue », insiste Me Tuaillon-Hibon.
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Quelques exemples de répression judiciaire :
Antoine J. Brancardier à l’hôpital de Vichy Un mois en détention provisoire, condammné à quatre mois de prison dont trois avec sursis
Loïc Cr. Docker du Havre Condamné à un mois de prison avec sursis et de nouveau poursuivi
Martin P. Secrétaire fédéral des Jeunes communistes de la Loire Condamné à huit mois de prison avec sursis pour violences contre des policiers
Ryan Lycéen de 15 ans Poursuivi pour dégradation volontaire de bien matériel par incendie
Nina, Jules et Yvan Militants CGT de la Loire Relaxés de faits de violences et d’intrusion par effraction
Antoine C. Brancardier CGT à Lille Condamné à huit mois de prison avec sursis pour violences contre policiers, placé un mois en détention provisoire
Jonathan L. Chef d’entreprise à Caen Condamné à trois mois de prison ferme pour outrage et organisation d’une manifestation non autorisée
Cédric C. Délégué CGT agents territoriaux de Saint-Étienne Relaxé de faits de violence contre des policiers
Loïc C. Technicien de la compagnie Jolie Môme Frappé par un vigile au Medef, mais jugé pour violence le 8 décembre