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« La décroissance doit être une lutte révolutionnaire » (un entretien avec Max Wilbert)

Une interview d’un camarade étasunien de l’organisation Deep Green Resistance, co-auteur, avec Lierre Keith et Derrick Jensen, d’un livre, intitulé Bright Green Lies (Les Grands mensonges verts), qui sortira bientôt aux EU.

Nicolas Casaux : La dernière mode, dans la sphère écologique grand public au Québec, c’est ce « pacte pour la transition ». À mes yeux, il résume bien l’écologie grand public. C’est une sorte de plaidoyer en faveur des douches courtes (référence à l’essai de Derrick Jensen), basé sur une croyance naïve en la possibilité pour la civilisation industrielle de devenir « verte », notamment grâce au « développement durable », et également une croyance naïve en l’idée qu’un jour, nos dirigeants, l’État, sauveront la situation. Qu’en penses-tu  ?

Max Wilbert : Du vent, comme toutes les solutions grand public.

Dans les années 1960, le capitalisme s’est senti menacé par les mouvements populaires, il y avait comme un air de révolution. Le capitalisme s’est adapté. Pour cela, il a, entre autres choses, créé le système des organisations à but non lucratif afin d’absorber et de désamorcer la résistance. Les groupes comme le Sierra Club, 350.org, WWF, The Nature Conservancy (et beaucoup d’autres) disposent de budgets qui se chiffrent en millions de dollars, voire en milliards. Ce financement provient souvent de grosses fondations  ; en d’autres termes, des riches, auxquels cela permet de blanchir leur argent. Ainsi, ils redirigent les mouvements vers de soi-disant « solutions » qui ne sont qu’autant de distractions. Bien sûr, dans quelques cas, leurs « solutions » semblent partiellement s’attaquer au problème, mais elles ne sont promues que parce qu’elles sont lucratives.

Voilà pourquoi nous voyons un mouvement massif encourager le « 100 % renouvelable ». Les renouvelables sont très lucratives. Mais rien n’indique qu’elles permettent de faire diminuer les émissions de dioxyde de carbone. Il suffit de regarder les tendances. Plus les « renouvelables » sont déployées, plus les émissions augmentent. Et ce parce qu’il est impossible d’extraire de la production énergétique du système croissanciste et capitaliste. Plus d’énergie, c’est plus d’argent, et cela nourrit la croissance de l’économie (ainsi que celle de la population, l’ouverture de nouveaux marchés, les prêts, et d’autres mécanismes dont le capitalisme se sert pour croître).

Ces mouvements ne sont pas vraiment populaires — issus d’en bas. Ils ont été créés et financés par des investissements massifs — des milliards — de dons et de financements corporatistes. Cette propagande parvient à faire croire à des millions de gens, tout autour du globe, que les énergies renouvelables et les « technologies vertes » vont sauver la situation. Et pourtant rien ne permet de l’affirmer. Et tout suggère plutôt l’inverse.

Sachant que nous avons battu de nouveaux records en 2016, 2017, et que nous allons en battre un nouveau en 2018 (et ainsi de suite).

C’est également pour cela qu’on observe cette tendance à se concentrer sur les changements de style de vie. Bien sûr, nous devrions tous essayer de faire des choix moraux. Mais « achète ou n’achète pas », c’est l’essence même du système capitaliste. Si cela constitue votre seule arme, alors vous ne menacez en rien le statu quo. Ces organisations demandent aux individus de faire des efforts, mais ne dénoncent jamais l’existence même de l’Empire [la civilisation industrielle]. Elles n’interrogent jamais (ni ne menacent) les systèmes de pouvoir qui détruisent la planète. Au lieu de quoi elles se bornent à promouvoir leur changement dérisoire. Et je dis cela en tant que personne qui se nourrit aussi écologiquement que possible, qui conduit très peu, qui vit dans un petit chalet dans les bois, qui chasse et collecte sa propre nourriture, etc.

Que proposerais-tu à ceux qui veulent stopper la destruction écologique en cours, à la place de ce pacte  ?

Ce pacte reconnaît que les changements personnels sont insuffisants pour résoudre nos problèmes écologiques. C’est déjà ça. Néanmoins, il fait confiance aux gouvernements, aux institutions existantes en demandant qu’elles adoptent « les lois et les actions forçant le respect de nos engagements climatiques ». Même si ces institutions adoptaient ces engagements — qui sont terriblement inadéquats —, rien ne nous indique qu’il soit judicieux de croire qu’elles tiendraient leurs promesses, au contraire.

Nous sommes actuellement partis pour dépasser les 4° C de réchauffement d’ici 2100, et bien plus après 2100. En d’autres termes, la situation est pire que ce que prévoient tous les scénarios du GIEC. Kyoto, Copenhague, Paris — tout cela n’a ni inversé ni même freiné ces tendances. Il existe une véritable possibilité pour que cette culture détruise plus de 90 % des espèces de la planète, la nôtre y compris. D’ailleurs, c’est vers cet horizon que nous nous dirigeons. Chaque jour, entre 150 et 200 espèces sont précipitées vers l’extinction.

Ces destructions et émissions de gaz à effet de serre sont indissociables de la structure de l’Empire moderne, dont le fonctionnement convertit frénétiquement le monde vivant en marchandises inertes. Le réchauffement climatique n’est qu’un effet secondaire de ce processus. Si nous voulons avoir la moindre chance de sauver cette planète, nous devons cesser de nous concentrer uniquement sur le réchauffement climatique. Nous devons cesser de demander aux gouvernements de nous sauver. Nous devons cesser de croire aux solutions technologiques que propose le capitalisme. Et nous devons réaliser à quel point la situation est grave. Nous nous dirigeons vers un fascisme globalisé, une guerre totale, une surveillance ubiquitaire, un patriarcat et un racisme normalisés, une crise des réfugiés permanente, des pénuries d’eau et de nourriture, et un effondrement écologique.

Nous devons construire des mouvements sérieux pour démanteler le capitalisme mondialisé. Tout ce qui s’inscrit dans cette optique est utile. Cependant, je ne vois aucun moyen d’y parvenir sans recourir à l’usage de la force. Les meilleures méthodes dont nous disposons reposent sur la formation de petites unités très mobiles en mesure de s’attaquer aux points névralgiques de l’infrastructure industrielle mondialisée (transport, communication, finance, énergie, etc.) afin de la détruire, dans le but d’entraîner une « défaillance en cascade des systèmes ». L’économie mondialisée est vulnérable à ce type d’attaque précisément à cause de son caractère mondialisé — hautement interconnectée, interdépendante. En choisissant les bonnes cibles et en les mettant hors d’état de nuire, tout le système pourrait s’effondrer.

Il ne s’agit manifestement pas d’une solution miracle qui règlerait tous nos problèmes. Mais il faut bien réaliser que l’on fait face à la destruction de la planète, notre seule maison. Face à cela, des mesures désespérées deviennent envisageables. Cette stratégie pourrait nous offrir le temps et l’espace nécessaire pour que nous puissions nous attaquer aux autres problèmes en édifiant des sociétés soutenables et justes dans les cendres de leur Empire mondialisé de destructions et de violences.

Tu écris des engagements du pacte qu’ils sont « terriblement inadéquats », peux-tu préciser  ?

Eh bien, ce pacte fait spécifiquement référence aux engagements du type de ceux de l’accord de Paris. Or cet accord était insignifiant. Il ne suffisait pas à limiter le réchauffement à 2°, et encore moins à 1,5°. Nous suivons les trajectoires des pires scénarios. Nous avons récemment dépassé le « budget carbone » pour le 1,5° établi par le GIEC. En outre, la science est intrinsèquement conservatrice. J’ai écrit à ce sujet, qui est crucial et souvent ignoré. Une méta-étude climatologique de 2010 montrait que « les nouvelles découvertes scientifiques sont [...] 20 fois plus susceptibles d’indiquer que la perturbation du climat mondial est ‘pire que prévu’ que ‘moins pire que prévu’ ». Il est très possible que la situation soit encore pire que ce que nous croyons.

Un groupe de climatologues renommés a décrit l’accord de Paris comme de « faux espoirs ». Ce que nous constatons. Et pourtant l’accord de Paris n’est même pas respecté. Aucune nation ne respecte ses engagements. Et cela n’a rien d’étonnant. Ce n’est pas un cas isolé. Chaque traité climatique international a pareillement échoué à ces deux niveaux fondamentaux. D’abord, les objectifs sont insuffisants pour empêcher le désastre. Ensuite, ces objectifs ne sont même pas atteints.

Cela s’explique par le fait que ces conférences ne sont pas réellement organisées pour résoudre nos problèmes. Elles constituent plutôt un théâtre politique visant à obtenir un soutien massif en faveur des entreprises qui construisent les éoliennes, les panneaux solaires, les réseaux électriques, les barrages, les voitures électriques, etc. Ces rassemblements sont des évènements internationaux massifs, un peu comme les conventions de l’OMC, lors desquels les ONG, les corporations et les politiciens peuvent discuter et faire affaire.

Si j’étais un écologiste lambda, je ne comprendrais pas pourquoi « les éoliennes, les panneaux solaires, les réseaux électriques, les barrages, les voitures électriques, etc. » sont une mauvaise chose, et je répondrais que si les objectifs sont inadéquats, alors nous devrions demander à nos dirigeants, à nos gouvernements, d’établir des objectifs adéquats. Pourquoi les « éoliennes, etc. » ne sont-elles pas une bonne chose, et à quoi ressembleraient des objectifs adéquats  ?

Pour comprendre cela, il faut comprendre comment fonctionne l’économie mondialisée. Elle repose sur la production d’énergie. Plus il y a d’énergie disponible, plus il y a de croissance. Cela fait des milliers d’années que la quantité totale d’énergie consommée par la civilisation augmente. Elle a explosé avec l’utilisation du charbon, du pétrole et du gaz. Mais les civilisations précédentes brûlaient de plus en plus de bois et obtenaient de plus en plus d’énergie hydraulique pour les moulins, etc.

Les panneaux solaires, les éoliennes et les autres formes d’énergie « renouvelable » peuvent être considérés comme une réponse au pic pétrolier. Tout le pétrole, le charbon et le gaz facilement exploitables a déjà été brûlé. (Malheureusement pour tout le vivant, il en reste encore beaucoup — mais il coûte cher et est dangereux à extraire). Cela signifie que pour continuer à augmenter la production totale d’énergie, de nouvelles méthodes sont nécessaires. D’où toutes ces formes non conventionnelles de pétrole, comme le pétrole des sables bitumineux, le schiste bitumineux, la fracturation, le forage en arctique, et ainsi de suite.

C’est aussi pourquoi nous assistons à cette explosion des industries du solaire et de l’éolien. Les promoteurs de ces technologies aiment partager les unes sur les coûts de l’électricité solaire qui tomberaient plus bas que ceux du charbon dans certaines régions, par exemple. Et à cause de tout cela, les corporations s’y engouffrent allègrement. Des énergies « renouvelables » alimentent les data centers d’Apple, les usines d’Intel, les chaînes de production de Ford et les magasins Wal-Mart. Même l’armée des États-Unis investit massivement dans les « énergies vertes » pour ses bases et ses avant-postes.

Les gens comme Bill McKibben et Mark Z. Jacobson considèrent cela comme un grand succès. Mais le fait est que ce boom du solaire et de l’éolien ne fait pas diminuer les émissions de GES. En regardant certaines régions isolément, il est possible de noter quelques diminutions. Mais la plupart d’entre elles sont le fruit de pratiques de comptabilité malhonnêtes. En outre, et c’est là l’important, il est inutile de considérer des émissions locales ou régionales dans le cadre d’une économie mondialisée, interconnectée. Quelle importance que l’Allemagne ait diminué ses émissions si elle importe tous ses panneaux solaires depuis la Chine (le premier pollueur mondial, en raison de son statut d’usine des pays riches et de superpuissance en développement) et si elle exporte des millions de voitures neuves dans le monde entier   ?

Mais les émissions mondiales de GES continuent d’augmenter. Ces prétentions de diminutions des émissions de GES localisées peuvent donc être considérées comme une forme de « blanchiment du carbone », qui permet aux pays riches de prétendre qu’ils sauvent le monde tout en continuant de profiter de leurs colonies économiques. Si auparavant ils importaient des esclaves, désormais ils exportent des émissions de carbone. Tout cela fait partie du théâtre politique de l’Empire mondialisé.

Cela a d’ailleurs été quantifié par un sociologue, Richard York, qui a montré comment le déploiement des énergies dites « vertes » ne supplante pas l’utilisation des combustibles fossiles. En d’autres termes, lorsqu’ils construisent un parc éolien, ils ne ferment pas de centrale au charbon, ils ne cessent pas d’exploiter tel ou tel gisement pétrolifère. Les nouvelles productions d’énergies s’ajoutent simplement aux anciennes [ce que l’historien Jean-Baptiste Fressoz, en France, s’évertue à rappeler]. Et on en revient à la croissance. Parce qu’il s’agit d’une formidable opportunité de croissance pour les capitalistes, qui s’extasient devant les subventions publiques massives qui se profilent en faveur des énergies « renouvelables », sans parler des voitures électriques, etc.
Et ça continue.

Les énergies dites « vertes » ne nous aident donc pas. Les technologies dites « vertes » ne résolvent rien. Ceux qui prétendent autrement fantasment.

Et, malheureusement, beaucoup continuent de croire en ces mensonges, en raison de la propagande massive qui caractérise le discours concernant le changement climatique et les soi-disant « solutions ». Tous les médias soi-disant écologistes grand public, tous les médias libéraux grand public promeuvent les énergies vertes comme l’assurance du salut. Parce qu’ils n’envisagent ou n’osent pas remettre en question l’Empire mondialisé lui-même. L’idée que ce mode de vie prenne fin leur est insupportable. Ou, plus précisément, impensable.

Par ailleurs, il serait absurde d’y chercher du rationnel. Mon ami Derrick Jensen dit souvent que la culture dominante est animée par « une pulsion de mort, une pulsion de destruction du vivant ». L’auteur Richard Powell l’explique différemment, en écrivant que « les raisons derrière toute cette “dérégulation” ne sont pas principalement économiques. N’importe quelle comptabilité rationnelle montrerait que la somme de ces mesures implique des coûts externes qui dépassent largement tous les bénéfices escomptés. (Saviez-vous que le principal tueur du monde est la pollution  ? Et cela sans compter les morts prématurées liées au changement climatique.) La propension à supprimer toutes les régulations écologiques semble surtout psychologique. Il s’agit du produit d’une volonté de domination totale, qui s’exprime dans la hiérarchie des valeurs que George Lakoff qualifie de “paternalisme austère”, qui place les hommes au-dessus des femmes, les Blancs au-dessus des minorités, les États-Unis au-dessus de tous les autres pays, et les humains au-dessus des autres créatures vivantes. »

Et ce n’est pas parce que c’est psychologique que ce n’est pas réel. Le monde est actuellement dirigé par des gens qui considèrent l’argent et le pouvoir comme des dieux, qui sont littéralement fous, mais qui contrôlent des puissances immenses, et qui s’en servent dans le monde réel. Ils concrétisent physiquement leur idéologie violente et démentielle.

Quand tu écris : « l’idée que ce mode de vie prenne fin leur est insupportable », tu fais référence au mode de vie industriel moderne  ? Et pourtant il s’agit de la seule option que nous avons, c’est ça  ? L’abandon du mode de vie industriel, high-tech, moderne et le retour à des — ou l’invention de nouvelles formes de — modes de vie à taille humaine et low-tech  ? Parce que, je ne sais pas aux États-Unis, mais en France et en Europe nous avons un courant écosocialiste qui imagine qu’il est possible d’associer la décroissance à une sorte d’industrialisme vert, de développer les énergies « renouvelables » ET de démanteler et d’abandonner les exploitations de combustibles fossiles, d’abolir ou de drastiquement diminuer l’utilisation de la voiture électrique et de promouvoir les transports publics, de recourir au transport ferroviaire électrique plutôt qu’au transport autoroutier par camions, et ainsi de suite, en bref de rationaliser le désastre industriel, démocratiquement, et de le rendre « vert »/soutenable. Qu’en dis-tu  ?

J’ai de la sympathie pour les socialistes décroissants. Sur beaucoup de points, je suis d’accord avec nombre d’entre eux, et notamment avec les écosocialistes révolutionnaires. Et j’apprécie de discuter avec eux. Je pense qu’il est physiquement possible de mettre en place un modèle sociétal décroissant dans lequel l’immense majorité de la consommation serait supprimée. Seulement, il n’y a strictement aucune volonté politique qui va dans ce sens, c’est pourquoi la décroissance doit être une lutte révolutionnaire. Le réformisme et la politique électorale n’aboutiront jamais à une décroissance volontaire.

Mais c’est une erreur de penser que le développement des « renouvelables » est possible dans une société décroissante. Les renouvelables sont, sans exception, dépendantes des combustibles fossiles. Prenons l’exemple des éoliennes. Leurs pales sont faites de plastique à partir du pétrole. L’acier qui les compose est produit à l’aide de quantités massives de coke, qui est une forme de charbon. L’industrie de l’acier est une des industries les plus toxiques au monde, et pourtant elle est cruciale pour les éoliennes et beaucoup d’autres technologies « vertes ». Les éoliennes sont lubrifiées à l’aide de pétrole. Chaque éolienne nécessite des centaines de litres de lubrifiant. D’ailleurs, Exxon Mobil possède une division spécialisée dans les lubrifiants pour éoliennes. Les éoliennes sont transportées grâce à des camions dépendants des combustibles fossiles, mises debout grâce à des grues qui carburent au diesel, encastrées dans leurs fondations en béton (un matériau dont la production est très énergivore), dont les fosses ont été excavées par des machines qui carburent elles aussi au diesel. Et ainsi de suite.

Même chose pour le solaire. Où se produisent les extractions de silicium  ? Extractions qui requièrent des camions-bennes massifs qui engloutissent des litres de diesel par minute. En outre, la plupart des panneaux sont fabriqués en Chine, et donc expédiés dans les immenses cargos du transport maritime, qui constituent une source colossale de pollution et d’émissions de CO2.

Sans parler des problèmes liés à l’eau, à diverses pollutions, à l’exploitation salariale, sans parler des problèmes économiques. Une usine de production de panneaux solaires coûte près de 100 millions de dollars. En d’autres termes, il est impossible de rendre cette technologie « conviviale », démocratique (contrôlable par des communautés à taille humaine). Ces technologies requièrent une économie mondialisée et des investissements de capitaux massifs. Et tout cela dépend du pétrole.

Les socialistes décroissants devraient s’efforcer d’être plus réalistes sur ces questions. Nous vivons sur une planète finie. L’histoire de l’industrialisme fait bien ressortir ces limites. La production d’acier n’est pas soutenable. Ni la production d’aucun autre des matériaux qui sont cruciaux pour ces technologies « vertes ». Il ne s’agit pas d’une idée, mais de la réalité physique.

Une société high-tech, écologiste et post-capitaliste, c’est un fantasme. Il nous faut comprendre ce qui est soutenable, et ce qui ne l’est pas. Les usines ne sont pas des techniques soutenables, qu’elles produisent des 4×4 ou des bus électriques. La production industrielle d’électricité n’est pas soutenable. J’ai organisé un évènement il y a des années, avec la chef Caleen Sis, de la tribu des Winnemem Wintu. Elle a grandi sans électricité sur des terres indiennes, et elle nous a rappelé que « l’électricité est une commodité. On peut vivre sans électricité, on ne peut pas vivre sans de l’eau propre. » J’ai bien étudié le sujet et je ne vois aucun moyen de produire de l’électricité, sur le long terme, sans empoisonner l’eau et détruire les sols.

Les scientifiques et les technoprophètes peuvent fantasmer tant qu’ils veulent sur les énergies « vertes » et sur un futur « renouvelable », mais lorsqu’on analyse le cycle de vie complet de ces technologies, on se rend compte qu’elles ne sont pas différentes des autres atrocités qui détruisent la planète. Je ne crois donc pas que la technologie nous sauvera. Le meilleur scénario que je puisse imaginer, c’est une révolution qui aboutirait au démantèlement du capitalisme. Pour cela, nous devons sans relâche nous atteler à partager et échanger des connaissances sur la réalité des limites écologiques et sur ce que nous allons devoir faire.

Toute société de masse présente des caractéristiques qui, par définition, l’empêcheront toujours d’être soutenable, égalitaire. Il est trop facile d’externaliser la destruction. Loin des yeux, loin du cœur. Il suffit de considérer le travail dans les ateliers clandestins, les extractions minières, et ainsi de suite. Et il est trop simple pour des élites de s’emparer de l’appareil politique. Il s’agit de ce que les 8 000 dernières années nous enseignent. Il s’agit de l’histoire de l’Empire.

Si nous aspirons à vivre dans une société égalitaire, nous devons réaliser qu’elle devra prendre la forme de communautés locales autonomes. L’expérience de confédéralisme démocratique dans le nord de la Syrie est intéressante en la matière. Les confédérations permettent aux communautés de collaborer, d’échanger, de se protéger mutuellement des groupes expansionnistes, et bien d’autres choses. Mais elles préservent l’autonomie locale et respectent la prise de décision égalitaire qui sont essentielles pour la soutenabilité.

Nous devons remplacer la société globalisée des États-nations par des milliers de communautés hyper-localisées, respectueuses des limites du monde naturel. Ces sociétés post-capitalistes ne renonceront sans doute pas entièrement à l’électricité et aux facilités modernes. Nous n’avons pas à rejeter toutes les avancées scientifiques et technologiques des 10 000 dernières années [pour reprendre la distinction de Lewis Mumford, les techniques autoritaires doivent être proscrites, mais les techniques, inventions et technologies démocratiques peuvent être gardées, NdT]. Il est plus probable que ces sociétés parviennent à tirer parti d’un petit système de génération d’électricité construit à partir des restes de l’Empire plutôt qu’elles bénéficient d’usines de production de panneaux solaires. La technologie industrielle va finir par disparaître.

Nous avons, en France, un courant de plus en plus en vogue, appelé la collapsologie, essentiellement composé d’individus qui comprennent que l’effondrement de la civilisation industrielle est inéluctable, mais qui sont principalement concernés par la « résilience » (émotionnelle et matérielle), par faire en sorte qu’eux et leurs communautés soient plus résilients, par l’élaboration d’une politique nationale visant à traverser et à préparer l’après de l’effondrement, mais pas à combattre l’Empire, pas à combattre pour le vivant. Qu’en penses-tu  ?

Il s’agit d’une position moralement condamnable. La seule manière de justifier le fait de ne pas vouloir combattre l’Empire, c’est de vous identifier à lui. L’une des premières choses que nous devrions faire, c’est de décoloniser nos esprits, et cela consiste en grande partie à défaire cette sujétion psychologique qui nous lie à l’Empire et à tous ses composants : ses facilités modernes, sa culture, ses systèmes alimentaires, etc. Une fois que l’on abandonne la peur que l’on peut ressentir — étant donné que ces systèmes contrôlent nos vies —, il devient facile de voir qu’ils détruisent la planète.

Alors il nous faut aller plus loin — et c’est ce que beaucoup oublient. Nous devons prêter allégeance à la planète vivante. Nous identifier au monde plus qu’humain. Et nous pouvons le faire de multiples façons. Au niveau élémentaire, il s’agit de comprendre que nous dépendons physiquement d’une eau propre, d’un air pur, d’un sol sain, etc. Toutes choses que seule une communauté biotique en bonne santé garantit.

Mais n’avoir qu’une compréhension de ces besoins physiques est dangereux. Cela peut mener à l’utilitarisme. Ce qu’on voit dans les idées comme celle des « services écosystémiques », qui visent à quantifier, à mettre une valeur en dollars sur l’eau propre, et ainsi de suite. Le problème, c’est que cette valeur en dollars peut se retourner contre vous, par exemple lorsque la valeur économique de l’industrie la dépasse. En recourant à ce langage capitaliste, utilitaire, on se plie à une de leurs prémisses fondamentales : l’idée selon laquelle le facteur économique est ce qui prime.

Nous devons aller plus loin, dans le spirituel. L’animisme considère que la Terre, les montagnes, les rivières, les nuages, les tempêtes, etc., sont constitués d’esprits, et vivants. Des croyances de cet ordre sont partagées par de nombreux peuples autochtones, dans le monde entier. On le comprend facilement. Il s’agit d’un trait adaptatif. Pour survivre sur le long terme, pour vivre sur une terre sans la détruire, les humains ont besoin d’un récit qui leur enseigne le respect.

Vous pouvez sans doute parvenir à un état d’esprit similaire de différentes manières. Pour moi, que l’on considère le monde comme un ensemble d’atomes auto-organisés en êtres, communautés, paysages, au travers de milliards de réactions chimiques très complexes, ou qu’on le considère comme animé par des esprits, le sentiment d’émerveillement est immense.

Nous vivons dans un monde d’une beauté incroyable, au sein d’un grand Mystère. J’aime la planète. J’aime mes amis et ma communauté humaine. J’aime les chênes devant ma fenêtre. J’aime la prairie qu’il y a derrière. J’aime les chevreuils, les dindes sauvages, les campagnols, et les fleurs du printemps. J’aime le ruisseau saisonnier d’à côté. J’aime les forêts sempervirentes des montagnes. J’aime le littoral, et les créatures qu’on y croise. Il ne s’agit pas de sentiments abstraits. Il s’agit de véritables communautés avec lesquelles j’ai une relation.

Et qui sont assassinées. Dans ma région, aux États-Unis, au cœur de l’Empire, on observe de la déforestation, des extractions minières, des épandages de pesticides, des constructions de routes, du « développement » immobilier, et bien d’autres choses. Rien d’exceptionnel, le système économique de l’Empire ravage cette région lentement mais sûrement, ce qu’il fait partout. C’est bien pire ailleurs, par-delà les frontières, dans les colonies économiques. Et à tout cela s’ajoutent les menaces existentielles du réchauffement climatique, de l’anéantissement nucléaire, de l’empoisonnement universel, et ainsi de suite.

Non pas que la mort soit un problème en elle-même. Je chasse, je récolte des plantes, j’ôte la vie, mais je le fais respectueusement, en m’assurant de préserver la santé de la communauté dont je participe. Ce qui n’est pas comparable avec le comportement de l’Empire. Encore une fois, la civilisation est une culture possédée par une pulsion de mort, de destruction du vivant. Une fois que l’on comprend cela, et qu’on aime le monde, ne pas combattre devient impensable.

Lorsque j’entends des gens qui comprennent l’effondrement, mais qui ne veulent pas combattre l’Empire, je ressens de la pitié et de la colère. Ils ne doivent pas vraiment aimer le monde. Mais ils ne sont pas nécessairement une cause perdue. Certains peuvent changer leurs croyances, leur état d’esprit et, plus important, leurs actions. Cela dit, une fois qu’ils sont endoctrinés par une certaine vision du monde, la plupart des gens ne changent pas.

Je suis d’accord avec ces gens sur le fait que devons avoir plus de résilience individuelle et collective. Mais pas simplement pour notre survie, ce qui serait finalement égoïste. Si nous devons le faire, c’est afin d’asseoir notre résistance sur des fondations solides. Nous avons besoin d’un changement révolutionnaire, pas du survivalisme.

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Point de non-retour
Andre VLTCHEK
LE LIVRE : Karel est correspondant de guerre. Il va là où nous ne sommes pas, pour être nos yeux et nos oreilles. Témoin privilégié des soubresauts de notre époque, à la fois engagé et désinvolte, amateur de femmes et assoiffé d’ivresses, le narrateur nous entraîne des salles de rédaction de New York aux poussières de Gaza, en passant par Lima, Le Caire, Bali et la Pampa. Toujours en équilibre précaire, jusqu’au basculement final. Il devra choisir entre l’ironie de celui qui a tout vu et (…)
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