Ce premier épisode portait sur les réseaux complotistes avec pour objet principal les attentats du World Trade Center. Caroline Fourest a eu la délicatesse de ne pas nous associer directement aux théories dites conspirationistes sur le 11 septembre. Mais entre deux effondrements de tour, elle n’a pas non plus pris la peine de rapporter notre position sur ces événements, laissant planer un doute que vous pourrez dissiper ici, là ou bien là .
C’est dans une partie consacrée aux printemps arabes que l’essayiste se penche sur Investig’Action. Même si avec Caroline Fourest, nous ne sommes pas à une approximation près, rappelons que LE printemps arabe en tant que tel n’existe pas. Ce slogan sorti des rédactions occidentales ne permet pas de rendre compte de la disparité des événements qui se sont déroulés en Egypte, au Bahreïn, en Libye ou en Syrie. Passons.
Dans son documentaire, Caroline Fourest reprend quelques passages soigneusement sélectionnés. Michel Collon y remet en doute le caractère spontané du soulèvement libyen, tel qu’il a été présenté dans les médias. Avec pour contexte le projet des Etats-Unis de remodeler le Grand Moyen-Orient, Fourest pose alors cette question audacieuse au politologue Bertrand Badie : "Est-ce que des services secrets américains ou même européens sont capables d’organiser quelque chose comme le printemps arabe ?". Le problème, c’est qu’Investig’Action n’a jamais prétendu que les printemps arabes étaient une création des renseignements US. Au contraire. Dans nos articles et dans notre livre "La stratégie du chaos", nous faisons état des conditions objectives qui ont mené à ces soulèvements. Pour avoir séjourné longtemps en Egypte, Mohamed Hassan y explique que les conditions de vie du peuple égyptien et l’autoritarisme d’un régime corrompu ne pouvaient que conduire à une révolte, révolte qu’il avait senti venir lors de son dernier séjour au Caire. A propos de la Libye, Mohamed Hassan revient longuement sur le contexte historique à l’origine de la contradiction profonde entre l’est du pays et le pouvoir central. Ce contexte est également analysé dans des articles et dans le livre "Libye, Otan et médiamensonges".
Manque de rigueur ? Malhonnêteté intellectuelle ? En une question, Caroline Fourest réussit l’exploit de nous attribuer une position contraire à celle que nous défendons. Si nous ne pensons pas que les printemps arabes ont été orchestrés de toutes pièces par les services secrets occidentaux, nous n’imaginons pas non plus que ces derniers se sont contenté d’observer le cours des événements sans tenter de l’infléchir. Caroline Fourest tente bien de nuancer dans une autre question à Bertrand Badie : "On peut accompagner, c’est-à -dire un tout petit peu aider, peut-être des fois financer, des associations ou des mouvements démocratiques, mais on ne peut pas considérer que cet accompagnement soit de nature à organiser les révoltes populaires qu’on a vues au printemps arabe ?"
Mais de quels associations ou mouvements démocratiques parle Caroline Fourest ? Des groupes islamistes qui, habituellement, l’empêchent de dormir ? Des miliciens libyens qui pendaient haut et court des individus parce qu’ils étaient noirs ? Des quelques fanatiques menant le jihad en Syrie et qui massacrent des familles parce qu’elles sont alaouites ? Au cas où, rappelons que le complot du soutien de la CIA aux rebelles syriens a été confirmé par le New-York Times, organe de propagande bien connu des milieux conspirationnistes...
Le printemps arabe, ce n’est donc pas Tintin comme on le dit dans le documentaire. Mais ce n’est pas les Bisounours non plus. Contrairement à ce qu’affirment constamment les grands médias, nous ne croyons pas que les puissances occidentales partent en guerre pour démocratiser certains pays alors qu’elles soutiennent en même temps les pires dictatures. Nous nous efforçons de prouver que les guerres répondent à des intérêts économiques, intérêts constamment occultés dans la presse mainstream. Cette hypothèse ne repose pas sur quelques sombres déclarations mises bout à bout pour élaborer une théorie fumeuse. Elle se base sur une analyse systémique du capitalisme financier dont les mécanismes conduisent inévitablement à des rivalités entre grandes puissances pour le partage des matières premières. Cette analyse a largement été développée dans les livres "Bush, le cyclone" ou "La stratégie du chaos" ainsi que dans de nombreux articles en ligne. De plus, Michel Collon a critiqué maintes fois, notamment sa conclusion d’"Israël, parlons-en !", la "théorie du complot". En disant qu’il fallait expliquer autrement les phénomènes politiques, sociaux et militaires.
Mais de tout cela, il n’est pas question dans l’attaque que Caroline Fourest nous a adressée. L’essayiste ne cherche pas non plus à débattre des faits objectifs qui remettent en question le story-telling de la guerre libyenne et qui sont exposés dans le livre "Libye, Otan et médiamensonges". En fait, le procédé employé par Caroline Fourest renvoie étrangement à l’intervention de Rudy Reichstadt. Interrogé dans le documentaire, le fondateur du site Conspiracy Watch livre sa définition de la conspiration. Elle consiste à développer une théorie en mettant des éléments bout à bout, le complot n’étant jamais démontré. Est-ce bien différent de ce que Caroline Fourest a entrepris en s’attaquant à Investig’Action ?
Rudy Reichstadt renvoie également l’extrême gauche et l’extrême droite dos à dos. Les deux mouvances seraient animées par le même désir de combattre des oligarchies qui, derrière la façade démocratique, tireraient les ficelles du système. Cette analyse est intéressante à bien des égards. Tout d’abord, elle tend à nier l’existence d’une élite qui contrôlerait les principaux leviers de pouvoir dans notre société. Puisque dans le documentaire de Caroline Fourest, l’importance est, du moins en théorie, accordée aux faits, penchons-nous sur quelques éléments objectifs pour voir si Rudy Reichstadt dit vrai.
Dans "Tous pouvoirs confondus", l’universitaire liégeois Geoffrey Geuens a analysé la composition des think tanks les plus influents, celle des conseils d’administration des plus grandes multinationales ainsi que les structures financières et dirigeantes des géants européens et américains du multimédia. L’ouvrage est pour le moins volumineux mais vaut le détour. Geoffrey Geuens tire les conclusions suivantes de son travail empirique : " Ce qui ressort de cette étude, c’est le caractère fusionnel de la relation qui unit le monde des affaires à son appareil d’Etat et à ses médias dominants. Cette élite constitue un milieu très fermé qui repose sur le principe d’endogamie ou « entre-soi ». Elle représente en fait une classe sociale à part entière. Elle se réunit au Forum de Davos ou au sein du groupe Bilderberg par exemple. Nous avons donc une collusion organique entre les pouvoirs économique, politique et médiatique, qui s’est accentuée et internationalisée avec entre autres la mondialisation libérale et la concentration des médias. Il est possible d’analyser les caractéristiques de cette classe car elle ne fonctionne pas sur le principe du secret mais sur celui de la discrétion."1 Faut-il en déduire qu’un Empire tout puissant règne sur la planète ? Bien évidemment, non. " De telles idées ne résistent pas à une étude sérieuse", poursuit Geoffrey Geuens. "La relative internationalisation de la classe dominante ne permet pas de croire en l’existence d’un « Empire ». En fait, il y a toujours des luttes concurrentielles entre les trois principaux blocs que sont les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. Ainsi qu’au sein de ces blocs eux-mêmes, entre les premières nations économiques comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne". L’analyse de cette élite n’a rien de neuf. En niant son existence, Rudy Reichstadt et Caroline Fourest s’efforcent de rénover la façade démocratique. Et renvoient magistralement certains parmi les plus grand sociologues et intellectuels de l’histoire au rang de vulgaires extrémistes obnubilés par les complots.
Un autre aspect intéressant dans l’intervention du fondateur de Conspiracy Watch est la mise sur le même pied des extrêmes droite et gauche. A partir de quand est-on extrémiste ? L’échiquier politique a considérablement glissé vers la droite ces dernières décennies. Si bien que le PS des années 70 pourrait être considéré comme un parti d’extrême gauche par rapport au PS d’aujourd’hui. Le fait est que ces appellations n’ont pas beaucoup de sens, mais une certaine utilité. Elles permettent d’adosser une étiquette sur celui qu’on veut exclure du débat, sans prendre le temps de discuter des arguments de fond. Le débat peut ainsi avoir lieu mais dans un périmètre délimité par les tenants de la pensée dominante. Sur telle guerre, on pourra palabrer des modalités ou des éventuels dommages collatéraux. Mais la question du bien-fondé de l’intervention ne se posera même pas.
Finalement, le documentaire de Caroline Fourest se résume à une opération de sauvetage de la pensée dominante et de ses principaux diffuseurs. Comme le remarque Jean Bricmont, le reportage soulève une question intéressante : "De quel degré de naïveté à l’égard du discours du pouvoir faut-il faire preuve pour ne pas être « conspirationniste » ?". Heureusement, Caroline Fourest est là pour y répondre. En bonne bergère, elle veille à ce que les moutons ne s’égarent pas trop dans les méandres d’Internet et continuent à prendre pour argent comptant la bonne parole des grands médias. Car c’est bien le web qui pose problème.
A propos des critiques de la version officielle du 11 septembre, la journaliste regrette : "Ces théories seraient restées confidentielles si elles n’avaient pas trouvé autant d’écho sur la toile." Plus loin, elle oppose le journalisme, le vrai, à Internet : "Nous, journalistes, nous n’avons que peu de temps en télé, peu de signes sur papier. On lutte avec des petites épées contre les sabres d’Internet." Il est étonnant de voir Caroline Fourest s’escrimer à poser la contradiction en ces termes. Elle semble avoir oublié qu’elle dispose elle-même d’un site Internet et que ces interventions télé ou radio sont relayées sur la toile.
Alors le web, misère de l’information ? Tout dépend du point de vue que l’on défend. Ces dernières décennies, l’industrialisation de la presse a provoqué une incroyable concentration des médias. Dans cette concurrence effrénée, seuls quelques mastodontes ont pu sauver leurs plumes. Tous sont pilotés par des capitaines de l’industrie. Les petits journaux d’opinion, eux, ont disparu pour la plupart. Ce phénomène n’est pas sans conséquences sur la diversité de l’information. Prenez un journal, écoutez la radio ou allumez votre télévision : sur toutes les grandes questions politiques, sociales ou économiques, les médias sont d’accord. Dans ce concerto à la gloire de la pensée unique, Internet est venu apporter quelques notes discordantes. Véritable bouffée d’oxygène pour la pluralité de l’information, la Toile permet à des acteurs écartés de l’industrie médiatique de toucher un large public.
Faut-il s’en lamenter ? Pas si on laisse au citoyen la liberté de se forger sa propre opinion. C’est la position qu’Investig’Action a toujours défendue dans son analyse critique des médias. En tant qu’organe d’info alternative, nous ne prétendons pas détenir la vérité absolue. Nous apportons simplement un point de vue différent sur les guerres et les rapports Nord-Sud. Et nous appelons à le confronter au discours dominant.
Certes, sur le plateau de France 5, Caroline Fourest n’a pas prétendu faire autre chose. Son reportage n’aurait pas pour but de démonter les théories du complot mais de présenter ceux qui les vendent. En évitant bien souvent les faits et en créant des amalgames nauséabonds. Quoiqu’on pense des attentats du 11 septembre, le débat ne mérite-t-il pas mieux que des manipulations grossières qui, ironie du sort, ne manqueront pas d’alimenter encore une fois les conspirations les plus folles ?
Grégoire Lalieu
http://www.michelcollon.info/Fourest-et-les-complotistes-il.html
Note
(1) Entretien réalisé par l’auteur en juin 2009.
EN COMPLEMENT
Ma réaction suite au « documentaire » de Caroline Fourest, Jean Bricmont
Question à sainte Caroline : de quelle degré de naïveté à l’égard du discours du pouvoir faut-il faire preuve pour ne pas être « conspirationniste » ?
Peut-on imaginer (je dis juste imaginer) que des sportifs soient dopés, des matchs de foot truqués, que des hommes politiques aient des comptes en Suisse, qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, qu’il y avait un peuple sur la "terre sans peuple pour un peuple sans terre", que les Vietnamiens n’ont pas attaqué "en pleine mer" lors de l’incident du Golfe du Tonkin, que les accords Sykes-Pecot étaient secrets, qu’il y a des morts civils même dans les guerres saintes (c’est-à -dire humanitaires) et que des banques font parfois des prêts douteux sans le dire à leur clients ?