Retrouvez l’ensemble de ce dossier dans le numéro 134 de janvier 2017 d’AFRIQUE ASIE.
C’était une belle et chaude journée du mois de mai 1972. Des nuages blancs et cotonneux parsemaient ce ciel bleu si typique du printemps oranais. Il ne manquait que le triangle rouge et la « Estrella Solitaria » pour parfaire le drapeau du pays de l’hôte de la journée. Mais la météo n’avait pas osé pousser l’extravagance jusqu’à ce point, même si, pour être franc, le visiteur du jour en valait la peine. Il est vrai qu’Oran, capitale de l’Ouest algérien, n’avait pas l’habitude de recevoir des personnages de cette envergure. Et ce jour-là, une décennie après l’indépendance de l’Algérie, l’invité était une icône : Fidel Castro, en personne !
Le « Líder Máximo », le compagnon du Che, l’illustre « barbudo », le rebelle de la Sierra Maestra, le héros de la « Baie des cochons », « El Comandante » : il était à Oran.
Du haut de mes 14 ans, je m’étais frayé, non sans peine, un chemin à travers une foule dense, composée de dizaines de milliers de personnes venues s’amasser sur cette place qui accueillait ce mémorable évènement.
Fidel Casto et Boumedienne dans les rues d’Oran
Celui qui défiait la plus grande puissance du monde à partir de sa minuscule île des Caraïbes située à une distance ridicule des rives américaines, était là, devant moi, en chair et en os. Avec une diction aussi passionnée que théâtrale, il débuta son discours :
« Querido compañero Houari Boumediene ;
Queridos camaradas dirigentes del FLN y del Gobierno Argelino ;
Queridos amigos de Orán » [1].
Les premières phrases en espagnol du « Comandante », amplifiées par des haut-parleurs crachotants, eurent une résonnance particulière dans cet immense espace. En fait, il n’y avait qu’à lever la tête et regarder vers le nord, pour apercevoir, majestueusement juché sur une crête du massif du Murdjadjo, le fameux fort de Santa Cruz qui domine El Bahia [2]. Cet imposant édifice, érigé entre 1577 et 1604, est une des œuvres majeures qui témoignent de l’occupation espagnole de la ville pendant presque trois siècles (1509 - 1792). Oran, la plus hispanique des villes algériennes, garde encore dans son sabir les empreintes de mets et des mots qui témoignent de cette présence qui n’a réellement été interrompue qu’avec l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Et moi, qui ait grandi dans le vieux quartier de Scalera (escalera : escalier en espagnol), j’en savais quelque chose. À Oran, la figue de barbarie se dit « chumbo », l’eau de javel « lejía », l’armoire « armario » et la paëlla et la « calentita » sont des plats « authentiquement » oranais !
Hasard de l’histoire, l’Espagne a conquis Oran et Cuba presqu’en même temps. En effet, le conquistador Diego Velázquez de Cuéllar colonisa Cuba en 1511 et y fonda La Havane en 1514. Autre coïncidence ? La libération des peuples cubain et algérien a été arrachée à quelques années d’intervalle (Cuba : 1959 ; Algérie : 1962).
El Comandante continua de plus belle :
« Nous sommes ici avec vous tout simplement parce qu’en Algérie il y avait une révolution et parce qu’à Cuba il y avait une révolution [...]. [...] chaque combat, chaque bataille, chaque action de la lutte du peuple algérien a été suivie chaque jour par notre peuple. La lutte héroïque contre l’armée colonialiste de la France, la fermeté du peuple algérien, leur patriotisme, a suscité énormément de sympathie dans notre pays »
Fidel n’exagérait en rien la sympathie qu’éprouvait le peuple cubain envers la révolution algérienne et son combat héroïque contre la colonisation française. Entre 1956 et 1957, plus de 20 articles sur la guerre d’indépendance algérienne ont été publiés par Bohemia, le journal cubain d’opposition au dictateur Batista. Illustrés de photos, les articles relataient aussi bien la lutte révolutionnaire en Algérie que les succès militaires du FLN (Front de libération nationale algérien) ou l’utilisation de la torture par les Français [3]. Et les titres étaient éloquents : « Lágrimas, terror y sangre en Argelia » (« Larmes, terreur et sang en Algérie », Bohemia, 14 avril 1957) ou « ¡ Asi es la guerra en Argelia ! » (« Ainsi est la guerre en Algérie ! », Bohemia, 7 juillet 1957), etc.
Mais bien que Fidel eût la décence de ne pas le souligner publiquement, la sympathie du peuple cubain n’a pas été que des sentiments « protocolaires » entre deux nations que séparent des milliers de kilomètres. Au-delà de la langue, de la religion, de la géographie et de la culture, Fidel et Cuba ont concrètement aidé l’Algérie à se faire une place dans le concert des nations, à recouvrer son indépendance, à préserver son intégrité territoriale et à soigner son peuple.
Fidel renchérit :
« A cette époque, personne ne pouvait penser à une rencontre comme celle-ci. La solidarité était d’un autre type. Qu’était-il possible de faire pour soutenir la lutte algérienne, la cause algérienne, qu’était-il possible de faire pour coopérer avec le peuple algérien dans ce combat ? »
Et ces questionnements ne sont pas restés sans lendemain, bien au contraire. Selon Giraldo Mazola, ancien ambassadeur de Cuba en Algérie (1974-1978), une délégation du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) a été reçue dès 1960 par les autorités cubaines. Le 27 juin 1961, soit seulement 2 mois à peine après le débarquement de la Baie des Cochons (avril 1961), Cuba reconnut le gouvernement algérien en exil. Et ce n’était pas anodin : Cuba fut le premier pays de l’hémisphère occidental à le faire, ce qui lui attira les représailles du gouvernement français [4].
L’aide à la cause algérienne durant sa révolution ne s’arrêta pas là. Vers la fin octobre 1961, Fidel Castro envoya un émissaire, le jeune journaliste argentin Jorge Ricardo Masetti, pour rencontrer les combattants algériens à Tunis et s’enquérir de leurs besoins. Masetti y rencontra les leaders du FLN, dont Benyoucef Benkhedda, le président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Deux mois plus tard, le bateau cubain Bahia de Nipe quitta La Havane en direction de Casablanca (Maroc). La cargaison qu’il transportait comprenait 1500 fusils, plus de 30 mitrailleuses et 4 mortiers de fabrication américaine. Elle fut transportée dans un camp du FLN installé à proximité de la ville d’Oujda, à la frontière algérienne. Cet épisode est reconnu comme étant la toute première aide militaire envoyée par Cuba à l’Afrique.
À son retour, le Bahia de Nipe ramena 76 combattants algériens blessés et 20 enfants algériens provenant de camps de réfugiés, pour la plupart des orphelins. Comme l’explique le professeur Piero Gleijeses, l’aide octroyée par Cuba à l’Algérie n’avait rien à voir avec le conflit Est-Ouest. Ses racines sont antérieures à la victoire castriste de 1959 et relève de l’identification d’un grand nombre de Cubains avec la lutte du peuple algérien [5].
Le soutien du peuple cubain ne s’interrompit pas avec l’indépendance de l’Algérie en 1962. Il se poursuivit tout spécialement lors de ce qui fut nommé la « Guerre des sables », un conflit frontalier entre le Maroc et l’Algérie. Hassan II, le jeune roi du Maroc avait décidé « d’agrandir » son pays aux dépens de la jeune Algérie, exsangue après 132 ans de colonisation et près de 8 années de guerre sans merci contre le colonialisme français. Ainsi, le 25 septembre 1963, un peu plus d’une année à peine après l’indépendance de l’Algérie, les troupes du monarque chérifien envahirent le territoire algérien pour y occuper les importants postes frontaliers de Hassi-Beida et Tindjoub [6]. Hassan II, qui avait accédé au trône à peine 2 ans et demi auparavant, initia un sanglant conflit qui causa des dizaines de morts et des centaines de blessés [7].
L’Algérie s’empressa de demander une aide militaire à Cuba pour faire face à l’invasion marocaine. Il ne fallut aux autorités cubaines que quelques heures pour qu’elles acceptent de soutenir l’Algérie agressée. Malgré la violence de l’ouragan Flora, une des pires catastrophes naturelles depuis des décennies qui dévasta la partie orientale de l’île en tuant plus de 1000 personnes, Cuba affréta 2 navires en direction de l’Algérie : l’Aracelio Iglesias etl’Andres Gonzalez Lines. Le premier accosta dans le port d’Oran le 21 octobre 1963. À son bord, un bataillon de chars composé de 22 T-34 russes et 50 techniciens militaires cubains [8]. Le second arriva à Oran le 28 octobre avec un bataillon d’infanterie et une cargaison de fusils, de canons et de mortiers. Avec le reste des troupes qui arrivèrent à l’aéroport d’Oran par avion le 29 octobre, l’effectif cubain s’élevait à 686 militaires. Et ce n’était pas tout : l’Andres Gonzalez Lines transportait aussi un présent au peuple algérien : 4744 tonnes de sucre [9] !
Les forces cubaines n’eurent pas besoin de participer au combat contre l’armée marocaine. L’arrivée de l’aide massive en provenance de Cuba (qui avait été signalée dans la presse) a précipité un accord de cessez-le-feu entre les deux pays voisins, signé le 29 octobre à Bamako.
Les Cubains ne prirent pas le chemin du retour immédiatement après l’arrêt des hostilités. Ils demeurèrent en Algérie jusqu’au 17 mars 1964 pour former des militaires algériens dans le maniement des armes qu’ils avaient ramenées. Le responsable cubain de la mission avouera que tout l’armement fut offert à l’armée algérienne « sans charger quoi que ce soit, même pas un cent » [10].
L’engagement de Cuba auprès de l’Algérie a été exceptionnel de par l’aide matérielle et humaine octroyée par le pays frère mais aussi par le fait qu’il nuisait à ses intérêts comme ce fut le cas en 1961. En effet, le soutien cubain à l’Algérie souleva l’ire du Maroc qui rompit ses relations diplomatiques avec Cuba le 31 octobre 1963 et annula un colossal contrat d’approvisionnement en sucre cubain d’un million de tonnes sur 3 ans. Un manque à gagner de 184 millions de $ au moment où les États-Unis essayaient d’asphyxier Cuba et Fidel Castro [11].
Il n’y pas que la politique internationaliste militaire cubaine qui commença en Algérie. La tradition médicale internationaliste y débuta aussi. Sous l’initiative de Fidel Castro, le premier groupe médical arriva en Algérie le 24 mai 1963. C’était un moment où Cuba avait besoin de son personnel médical à cause de l’exode post-révolutionnaire. Mais, comme le souligna à l’époque Machado Ventura, le ministre cubain de la Santé publique, « le peuple algérien en avait plus besoin que nous et il le méritait ». C’était un acte de véritable solidarité qui n’apportait aucun bénéfice tangible à Cuba et qui se soldait par des coûts matériels pour le pays [12]. La présence médicale cubaine n’a jamais cessé depuis. On la trouve encore à l’heure actuelle dans diverses régions du territoire algérien et elle est très appréciée par les populations locales [13].
Pour Piero Gleijeses, il n’y a aucun doute : « l’Algérie a été le premier amour de Cuba en Afrique ». Un amour noble, désintéressé, humaniste, qui promeut la dignité des peuples. De plus, « son aide à l’Algérie reflète un niveau d’idéalisme qui est inhabituel dans les affaires étrangères des grandes ou petites puissances [...] » [14].
Il faut reconnaitre que Fidel Castro, le stratège de cette incomparable politique, est la conscience qui se dresse entre les colonisateurs et les peuples opprimés, entre ceux qui veulent dominer le monde et ceux qui ne cherchent qu’à vivre en paix, entre les nations prédatrices et leurs proies sans défense.
Il faut l’admettre, n’en déplaise à la bienpensance occidentale« mainstream », celle-là même qui défend ceux contre lesquels Fidel s’est dressé sa vie durant...
Le discours arriva à sa fin. Le Líder Máximo l’acheva en apothéose, sous les acclamations d’une foule en liesse :
« ¡Viva la Revolución Argelina !, ¡Viva la amistad entre Argelia y Cuba !
¡Patria o Muerte !, ¡Venceremos ! » [15]
Lorsqu’il m’arrive de passer par cette place, au hasard de mes voyages à Oran, il me semble toujours y entendre virevolter ces mots et résonner cette voix.
Dorénavant, je lèverai la tête vers l’azur et je chercherai le visage de Fidel entre les nuages blancs et cotonneux. Qui sait, avec un peu de chance, je l’entendrai me dire :
« ¡Hasta la victoria siempre, querido amigo de Orán ! » [16]
Ahmed Bensaada
Montréal, le 14 décembre 2016
P.S. : À l’annonce de la mort de Fidel Castro, l’Algérie décréta 8 jours de deuil national, un jour de moins que Cuba.