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Emmanuel Carrère sur la Cour de cassation

Emmanuel Carrère n’est pas connu pour être particulièrement progressiste, et l’on sait qu’il est issu d’une famille classée franchement à droite (sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, voyait en Eltsine le sauveur de la Russie).

Son dernier ouvrage, D’autres vies que la mienne, est admirable et bouleversant. Il est consacré à certains de ses proches, fracassés par le destin. Parmi eux, une magistrate qui, avec un collègue, fit ce qu’elle put pour aider certaines victimes du système, des personnes bernées par les établissements de crédit. La presse s’en était fait l’écho à l’époque.

Carrère a choisi d’être le plus précis, donc le plus technique possible. Il explique dans cette page le rôle, la stratégie de la Cour de cassation pour accabler les victimes :

« Les établissements de crédit, mécontents qu’une poignée de juges de gauche soutiennent systématiquement contre eux les emprunteurs défaillants, faisaient appel. Les affaires se retrouvaient devant la Cour de cassation. Or, non moins systématiquement, la Cc, qui est par vocation de droite, s’est mise à infirmer les jugements en instance. […] Pour cela, elle usait de deux armes […].
La première arme s’appelle le délai de forclusion. La loi dit que le cr(éancier doit agir dans les deux ans suivant le premier incident de paiement, faute de quoi, c’est forclos […]. L’idée est de l’empêcher de surgir au bout de dix ans pour réclamer des sommes énormes qu’il aurait laissé s’accumuler […]. Cette mesure protège le débiteur. Maintenant, ce qu’y ajoute la Cour de cassation, c’est qu’il faut être équilibré et que la même contrainte doit s’appliquer aux deux parties : le débiteur a donc deux ans lui aussi pour contester la régularité de son contrat après qu’il l’a signé. […] Je ne vois pas comment ne pas trouver cet équilibre désiquilibré. Car c’est toujours le créancier qui assigne le débiteur en justice, jamais l’inverse. Il lui suffit donc d’attendre tranquillement deux ans pour attaquer en étant sûr que, même s’il est bourré de clauses abusives, personne ne pourra plus dire un mot contre son contrat. Il aurait fallu, pour s’en défendre, que l’emprunteur le sache illégal en le signant. Il aurait fallu qu’il soit parfaitement informé, alors que l’esprit de la loi était d’empêcher qu’on profite de son ignorance.

[…] La situation est devenue critique quand l’adversaire, en plus de ses tours, a sorti sa dame. La Cour de cassation dit que le juge ne peut pas relever d’office, c’est-à -dire de sa propre initiative, un manquement à la loi. On reconnaît la théorie libérale : on n’a pas plus de droit que celui qu’on réclame ; pour réparer un tort, il faut que celui qui l’a subi s’en plaigne. Dans le cas d’un litige entre un consommateur et un professionnel du crédit, si le consommateur ne se plaint pas du contrat, ce n’est pas au juge de le faire à sa place. Cela se tient dans la théorie libérale, dans la réalité le consommateur ne s’en plaint jamais, parce qu’il ne connaît pas la loi, parce que ce n’est pas lui qui a porté le litige en justice, parce que neuf fois sur dix il n’a pas d’avocat. Pau importe dit la Cc, l’office du juge, c’est l’office du juge ; il n’a pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas ; s’il est scandalisé, il doit le rester en son for intérieur. »

Heureusement, la Cour de Justice des Communautés Européennes trancha contre la logique de la Cour de cassation française…

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