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Réception à l’Académie française et discours qui chagrinent nos médias

Discours d’Andreï Makine et réponse de Dominique Fernandez

Andreï Makine, a été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Assia Djebar. Le jeudi 15 décembre 2016, il a prononcé son discours de réception où il a eu le front d’évoquer « le demi-million d’enfants irakiens massacrés, la monstrueuse destruction de la Libye, la catastrophe syrienne, le pilonnage barbare du Yémen » et de demander : « Qui aurait, aujourd’hui, l’impudence de contester le martyre de tant de peuples, musulmans ou non, sacrifiés sur l’autel du nouvel ordre mondial globalitaire ? »

Dans sa réponse, Dominique Fernandez a parlé d’une Russie humiliée et calomniée :« Quiconque connaît un peu la Russie sait à quel point ce pays est calomnié dans nos médias. La désinformation est systématique. On ne parle que mafia, corruption, nouveaux riches. Certes, ces plaies existent. En sommes-nous exempts nous-mêmes ? Et puis, quelle prétention, que de vouloir appliquer le modèle démocratique de notre société à un pays trente et une fois grand comme la France... ».

Les deux (longs) discours, qui sont par ailleurs des oeuvres littéraires, des assauts d’intelligence et d’érudition, sont donnés à lire ci-dessous dans leur intégralité.
LGS

DISCOURS DE M. Andreï MAKINE

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Il y a trois cents ans, oui, trois siècles à quelques mois près, au printemps de 1717, un autre Russe se rendit à l’Académie, une institution encore toute jeune, quatre-vingts ans à peine, et qui siégeait, à l’époque, au Louvre. La visite de ce voyageur russe, bien que parfaitement improvisée, était infiniment plus éclatante que mon humble présence parmi vous. Il s’agissait de Pierre le Grand ! Le tsar rencontra les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, s’attarda – le temps de deux longues séances – à l’Académie royale des sciences, observa plusieurs nouveautés techniques et réussit même à aider les géographes français à corriger les cartes de la Russie. Il alla aussi à l’Académie française et là il ne trouva présents que deux académiciens. Non que les membres de votre illustre Compagnie fussent particulièrement dissipés mais le tsar, nous l’avons vu, improvisait ses visites sans s’enquérir des règlements ni de l’heure des séances. Néanmoins, les deux académiciens eurent l’élégance d’initier Pierre aux secrets de leurs multiples activités. L’un d’eux cita, bien à propos, Cicéron, son dialogue De finibus bonorum et malorum. Les langues anciennes n’étaient pas encore considérées en France comme un archaïsme

élitiste et la citation latine sur les fins des biens et des maux, traduite en russe par un interprète, enchanta le tsar : « Un jour, Brutus, où j’avais écouté Antiochus comme j’en avais l’habitude avec Marcus Pison dans le gymnase dit de Ptolémée [...], nous décidâmes de nous promener l’après-midi à l’Académie, surtout parce que l’endroit est alors déserté par la foule. Est-ce la nature, dit Pison, ou une sorte d’illusion, [...] mais quand nous voyons des lieux où nous savons [...] que demeurèrent des hommes glorieux, nous sommes plus émus qu’en entendant le récit de leurs actions ou en lisant leurs ouvrages... »

L’enthousiasme de Pierre le Grand fut si ardent que, visitant la Sorbonne, il s’inclina devant la statue de Richelieu, l’embrassa et prononça ces paroles mémorables que certains esprits sceptiques prétendent apocryphes : « Grand homme, je te donnerais la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre. »

Le tsar embrassa aussi le petit Louis XV, âgé de sept ans. Le géant russe tomba amoureux de l’enfant-roi, sans doute percevant en ce garçonnet un contraste douloureux avec son propre fils, Alekseï, indigne des espoirs paternels. Mais peut-être fut-il touché, comme nous le sommes tous, quand nous entendons un tout jeune enfant parler librement une langue, pour nous étrangère, et dont nous commençons à aimer les vocables. Oui, cette langue française qui allait devenir, bientôt, pour les Russes, la seconde langue nationale.

Non, ce n’est pas cette passion linguistique qui traça l’itinéraire du tsar. Son programme, si je puis dire, était bien plus pratique : la manufacture des Gobelins qui allait inspirer la fabrication des tissus en Russie, la Manufacture royale des glaces qui, malgré l’opposition de l’Église orthodoxe, allait faire briller mille miroirs de Saint-Pétersbourg à Moscou et, enfin, Versailles et le défi que le tsar allait lancer en faisant bâtir son Versailles à lui, son Peterhof et ses fabuleuses fontaines...

Cependant, la discussion avec les deux académiciens ne fut pas vaine. Pour la première fois de sa vie, Pierre découvrait un pays qui avait dédié à sa langue une savante Académie, appelée à défendre l’idiome national. Dès le retour du tsar à Saint-Pétersbourg, l’idée de l’Académie russe prend forme et se réalise peu de temps après sa mort.

Mes paroles s’éloignent, pourrait-on penser, du but de ce discours qui doit rendre hommage à cet écrivain remarquable que reste pour nous Assia Djebar. En effet, quel lien pourrait unir le souverain d’une lointaine Moscovie, une romancière algérienne et votre serviteur que vous avez jugé digne de siéger à vos côtés ? Ce lien est pourtant manifeste car il exprime la raison d’être même de l’Académie : assurer à la langue et à la culture françaises le rayonnement le plus large possible et offrir à cette tâche le concours des intelligences œuvrant dans les domaines les plus variés.

Assia Djebar avait, en ce sens, un immense avantage sur un Russe, qu’il fût un monarque ou un jeune citoyen de l’Union soviétique. Elle n’avait pas eu à subir le refus de Louis XIV qui, en 1698, pour ne pas froisser son allié, le sultan de la Sublime Porte, évita de recevoir le tsar. Ce refus, nous confie Saint-Simon, « mortifia » le jeune monarque russe. Aucun Rideau de fer n’empêcha la brillante élève algérienne de traverser la Méditerranée, de venir étudier à Paris, au lycée Fénelon d’abord et, ensuite, à l’École normale supérieure. Aucune pression idéologique ne commanda, en France, les choix qu’elle devait faire pour persévérer dans ses études. Aucune censure ne lui opposa un quelconque index librorum prohibitorum. Et même quand la grande Histoire – la guerre d’Algérie – fit entendre son tragique fracas, Assia Djebar parvint à résister à la cruauté des événements avec toute la vigueur de son intelligence. Romancière à l’imaginaire fécond, cinéaste subtile, professeur reconnu sur les deux rives de l’Atlantique – la carrière de la future académicienne est une illustration vivante de ce que la sacro-sainte école de la République avait de plus généreux.

Un destin aussi exemplaire fait presque figure de conte de fées ou, plutôt d’une apothéose où le général de Gaulle apparaît, un jour, en deus ex machina, pour aider l’universitaire et la militante pro-F.L.N. Assia Djebar à réintégrer ses fonctions.

Cette vie, d’une richesse rare, est trop bien connue pour qu’on soit obligé de rappeler, en détail, ses étapes. Maintes thèses universitaires abordent l’œuvre d’Assia Djebar. Ses étudiants, en Algérie, en France, aux États-Unis, perpétuent sa mémoire. Des prix littéraires, très nombreux, ont consacré ses textes – depuis Les Enfants du Nouveau Monde jusqu’à La Femme sans sépulture – traduits en plusieurs langues.

Et pourtant, dans cette vie et cette œuvre subsiste une zone mystérieuse qui exerce un attrait puissant sur les étrangers francophones. Cette langue française, apprise, maniée avec une adresse indéniable, étudiée dans ses moindres finesses stylistiques, cette langue donc, que représente-t-elle pour ceux qui ne l’ont pas entendue dans leur berceau ? Une appropriation conquérante ? Une vertigineuse ouverture intellectuelle ? Un formidable outil d’écriture ? Ou bien, au contraire, une durable malédiction qui relègue notre langue d’origine au rang d’un patois familial, d’un sabir enfantin, d’une langue fantôme qui ne pourra plus que végéter au milieu des vestiges de nos jeunes années ? Apprendre cette langue étrangère, se fondre en elle, se donner à elle dans une fusion quasi amoureuse, concevoir grâce à elle des œuvres qui prétendent ne pas lui être infidèles et même, suprême audace, pouvoir l’enrichir, oui, ce choix d’une nouvelle identité linguistique serait-il une bénédiction, une nouvelle naissance ou bien un arrachement à la terre des ancêtres, la trahison de nos origines, la fuite d’un fils prodigue ?

Cette formulation qui peut vous paraître trop radicale reflète à peine la radicalité avec laquelle la question est soulevée dans les livres d’Assia Djebar. « Le français m’est une langue marâtre », disait-elle dans son roman L’Amour, la fantasia. Une langue marâtre ! Donc nous avions raison : adopter une langue étrangère, la pratiquer en écriture peut être vécu comme une rupture de pacte, la perte d’une mère, oui, la disparition de cette « langue mère idéalisée » dont parle la romancière.

« Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, disait-elle, je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? »

Le français, une langue marâtre, incapable d’exprimer la beauté des chants de l’amour arabe, une langue aride... Et, en même temps, une langue qui peut servir d’armure à la jeune Algérienne et qui libère son corps : « Mon corps s’est trouvé en mouvement dès la pratique de l’écriture étrangère. » Une langue d’émancipation donc, un parler libérateur ? Certes, mais le sentiment de privation, de déchéance même n’est jamais loin :

« Le poète arabe, nous expliquait Assia Djebar, décrit le corps de son aimée ; le raffiné andalou multiplie traités et manuels pour détailler tant et tant de postures érotiques ; le mystique musulman [...] s’engorge d’épithètes somptueuses pour exprimer sa faim de Dieu et son attente de l’au-delà... La luxuriance de cette langue me paraît un foisonnement presque suspect... Richesse perdue au bord d’une récente déliquescence ! »

Tel est le dilemme qui se dresse devant la romancière algérienne comme devant tant d’autres écrivains francophones appartenant aux anciennes colonies françaises : une langue maternelle idéalisée, parée de tous les atours de finesse et de magnificence et la langue étrangère, le français, dont l’utilité d’armure intellectuelle et la force émancipatrice ne pourront jamais remplacer le paradis perdu où résonnaient les mélodies du verbe ancestral. Serait-ce un enfermement insoluble ?

La Grande Catherine de Russie sembla avoir bien tranché ce nœud gordien. « Voltaire m’a mise au monde », disait-elle, et cette affirmation ne concernait pas l’usage du français qu’elle pratiquait couramment grâce à mademoiselle Cardel et que toute l’Europe éclairée parlait à l’époque. Non, il s’agissait avant tout de l’ouverture au monde intellectuel de la France, à ses joutes philosophiques, à la diversité et à la richesse de ses belles-lettres. Le cas de la grande tsarine apparaît encore plus complexe que la situation d’une jeune Algérienne qui se culpabilisait de son geste de transfuge linguistique. Car Catherine, de langue maternelle allemande, et parfaitement francophone, a toujours été animée d’un désir impérieux de russité. Elle voulait comprendre le peuple de l’immense empire qu’elle eut à diriger toute jeune. Le russe, indispensable outil de gouvernance, est devenu pour Catherine une langue d’intimité, de communion avec l’insondable âme russe, avec la musique de ses paysages, de ses saisons, de ses légendes. Nature passionnée, Catherine se mit à étudier le russe en linguiste amateur, démontrant la témérité de son sens de l’étymologie. « Le Périgord, disait-elle, mais c’est un nom purement russe ! “ Peré ” signifie au-delà. Et “ gory ” – montagnes. Le Périgord c’est un pays au-delà des montagnes, donc ce sont les Russes qui avaient découvert cette région ! » Son entourage à la cour de Saint-Pétersbourg avait le tact de ne pas démentir ces fulgurances lexicologiques, préférant rire sous cape en disant que l’Impératrice réussissait à commettre, en russe, quatre fautes d’orthographe dans un mot de trois lettres. Et c’était, hélas, vrai !

Jusqu’à sa mort, Catherine garderait un accent. Allemand ? Français ? Allez savoir. Et ses fautes d’orthographe seraient corrigées par le seul homme qui aimait véritablement cette femme, le jeune prince Alexandre Lanskoï.

Malgré toutes ses lacunes idiomatiques, la tsarine a laissé aux Russes un trésor inestimable : le privilège de parler français sans se sentir traître à la Patrie et la possibilité de communiquer en russe sans passer pour un patoisant borné, un inculte, un plouc. Bien sûr le dilemme que nous avons vu surgir si puissamment dans l’œuvre d’Assia Djebar – une langue d’origine, perdue, une langue étrangère, conquise – tourmentait aussi ces francophones russes qui, victimes d’une mauvaise conscience linguistique, se mettaient parfois à dénoncer les méfaits de la gallomanie et l’emprise du cogito français sur l’intellection russe. Le dramaturge Fonvizine consacra une comédie à cette influence française corruptrice des âmes candides. Son héros, un peu simplet, clame sans cesse : « Mon corps est né en Russie mais mon âme appartient à Paris ! » Fonvizine compléta cette satire en écrivant ses fameuses Lettres de France où, au lieu de moquer les Russes, lui qui a rencontré Voltaire trois fois, il s’en prend à certaines incohérences de la pensée française : « Que de fois, écrit-il, discutant avec des gens tout à fait remarquables, par exemple, de la liberté, je disais qu’à mon avis, ce droit fondamental de l’homme était en France un droit sacré. Ils me répondaient avec enthousiasme que “le Français est né libre”, que le respect de ce droit fait tout leur bonheur, qu’ils mourraient plutôt que d’en supporter la moindre atteinte. Je les écoutais, puis orientais la discussion sur toutes les entorses que j’avais constatées dans ce domaine et, peu à peu, je leur découvrais le fond de ma pensée – à savoir qu’il serait souhaitable que cette liberté ne fût pas chez eux un vain mot. Croyez-le ou non, mais les mêmes personnes qui s’étaient flattées d’être libres me répondaient aussitôt : “Oh, Monsieur, mais vous avez raison, le Français est écrasé, le Français est esclave !” Ils s’étouffaient d’indignation, et pour peu que l’on ne se tût pas, ils auraient continué des jours entiers à vitupérer le pouvoir et à dire pis que pendre de leur état. » Involontairement, peut-être, Fonvizine nous laisse deviner que tout en critiquant les cercles éclairés de Paris, il est devenu lui-même très français dans sa manière de mener subtilement une controverse intellectuelle.

Et c’est dans cet apprentissage de la francité que nous découvrons le secret de la solidité des liens entre nos deux civilisations. Non, les Russes n’ont jamais été aveugles : Fonvizine, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov ont tous exprimé, à un moment de leur vie, le rejet de ce qui pouvait se faire en France ou de ce qui pouvait s’écrire en France. Mais jamais ces grands écrivains n’ont eu l’idée de chercher la cause de ces fâcheuses réalités dans la francité même – et la faiblesse des ouvrages publiés à Paris, dans je ne sais quelle tare congénitale de la langue française. Fonvizine le formulait sur le ton d’un amant trahi : « Il faut rendre justice à ce pays : il est passé maître dans l’art du beau discours. Ici, on réfléchit peu, d’ailleurs on n’en a pas le temps, parce qu’on parle beaucoup et trop vite. Et comme ouvrir la bouche sans rien dire serait ridicule, les Français disent machinalement des mots, se souciant peu de savoir s’ils veulent dire quelque chose. De plus, chacun tient en réserve toute une série de phrases apprises par cœur – à vrai dire très générales et très creuses – et qui lui permettent de faire bonne figure en toute circonstance. » Reconnaissons-le, ce jugement reste actuel si l’on pense au langage politique et médiatique d’aujourd’hui.

Et pourtant le dramaturge russe ne parle que de la manière – abusive, redondante, hypocrite – d’user d’une langue, mais il n’attribue nullement ces défauts-là à la langue française même. Et Dostoïevski, ce grand pourfendeur de l’esprit bourgeois dans la France contemporaine, il salue le génie de Balzac, son art de peindre ces mêmes bourgeois dans La Comédie humaine. « Bonheur, extase ! J’ai traduit Eugénie Grandet ! » : on oublie souvent que la carrière du jeune romancier russe a débuté par ce cri de joie. Et Tolstoï qui n’hésitait pas à éreinter la production romanesque française, lui, il donnait au jeune Gorki ce conseil de vieux sage : « Lisez les Français ! »

Ces écrivains russes n’avaient jamais étudié Ferdinand de Saussure ni, encore moins, Roman Jakobson. Mais ils devinaient, d’instinct, ce distinguo linguistique désormais trivial : la langue et la parole, le dictionnaire et notre façon d’en faire notre usage personnel dans l’infini de ses possibilités. Oui, un dictionnaire, des règles, un corpus fermé, codifié, normatif et la fantaisie de chacun de nous, simples locuteurs ou bien écrivains.

Alors, y aurait-il un sens à blâmer une langue étrangère dans laquelle on écrit, à mettre en doute sa richesse, sa grammaire, à se plaindre de son aridité, lui reprochant de ne pas répondre à toutes les circonvolutions de notre imaginaire d’origine ? Non, bien sûr que non. La langue parfaite n’existe pas. Seule la parole du poète atteint parfois les sommets de la compréhension visionnaire où les mots mêmes paraissent de trop. La parole du poète, dans toutes les langues, à toutes les époques. Mais très, très, très rarement.

Notre jeune romancière algérienne était-elle consciente de cette fondamentale neutralité des langues ? Sans aucun doute. Sinon, Assia Djebar n’aurait jamais évoqué, à propos du français, cette part d’ombre que l’histoire des hommes dépose au milieu des mots d’un dictionnaire : « Chaque langue, je le sais, entasse dans le noir ses cimetières, ses poubelles, ses caniveaux ; or devant celle de l’ancien conquérant, me voici à éclairer ses chrysanthèmes ! »

Encore une définition lourde à porter : « la langue de l’ancien conquérant ». 1830, la conquête de l’Algérie et la langue française qui serait donc à jamais associée à la violence, la domination, la colonisation.

Comme le ciel de l’entente franco-russe semblerait léger à côté de ces lourds nuages ! Serait-ce la raison pour laquelle le français, en Russie, n’a jamais été entaché par le sang de l’histoire ? Pourtant, le sang, hélas, a coulé entre nos deux pays et bien plus abondamment que dans les sables et les montagnes de l’Algérie. Soixante-quinze mille morts en une seule journée dans la bataille de la Moskova, en 1812, un carnage pas si éloigné, dans le temps, de la conquête algérienne. Oui, quarante-cinq mille morts russes, trente mille morts du côté français. Mais aussi la guerre de Crimée, dévastatrice et promotrice de nouvelles armes, et jadis comme naguère, l’Europe prête à s’allier avec un sultan ou – c’est un secret de Polichinelle – à armer un khalifat, au lieu de s’entendre avec la Russie. Et le débarquement d’un corps expéditionnaire français en 1918 au pire moment du désastre révolutionnaire russe. Et la Guerre froide où nos arsenaux nucléaires respectifs visaient Paris et Moscou. Et l’horrible tragédie ukrainienne aujourd’hui. Combien de cimetières, pour reprendre l’expression d’Assia Djebar, les Russes auraient pu associer à la langue française ! Or, il n’en est rien ! En parlant cette langue nous pensons à l’amitié de Flaubert et de Tourgueniev et non pas à Malakoff et Alma, à la visite de Balzac à Kiev et non pas à la guerre fratricide orchestrée, dans cette ville, par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens. Les quelques rares Russes présents à la réception de Marc Lambron lui ont été infiniment reconnaissants d’avoir évoqué un fait d’armes de plus ou plus ignoré dans cette nouvelle Europe amnésique. Marc Lambron a parlé de l’escadrille Normandie-Niémen, de ses magnifiques héros français tombés sous le ciel russe en se battant contre les nazis. Oui, ce sont ces cimetières-là, cette terre où dorment les pilotes légendaires, oui, cette mémoire-là que les Russes préfèrent associer à la francité.

Comme tous les livres engagés, les romans d’Assia Djebar éveillent une large gamme d’échos dans notre époque. Ces livres parlent des massacres des années cinquante et soixante, mais le lecteur ne peut s’empêcher de penser au drame qui s’est joué en Algérie, tout au long des années quatre-vingt-dix. Nous partageons la peine des Algériens d’il y a soixante ans mais notre mémoire refuse d’ignorer le destin cruel des harkis et le bannissement des pieds-noirs. Et même les mots les plus courants de la langue arabe, les mots innocents (le dictionnaire n’est jamais coupable, seul l’usage peut le devenir), oui, l’exclamation qu’on entend dans la bouche des personnages romanesques d’Assia Djebar, ce presque machinal Allahou akbar, prononcé par les fidèles avec espoir et ferveur, se trouve détourné, à présent, par une minorité agressive – j’insiste, une minorité ! – et sonne à nos oreilles avec un retentissement désormais profondément douloureux, évoquant des villes frappées par la terreur qui n’a épargné ni les petits écoliers toulousains ni le vieux prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray.

Il serait injuste de priver du droit de réponse celle qui ne peut plus nous rejoindre et nous parler. À la longue liste des villes et des victimes, la romancière algérienne aurait sans doute eu le courage d’opposer sa liste à elle en évoquant le demi-million d’enfants irakiens massacrés, la monstrueuse destruction de la Libye, la catastrophe syrienne, le pilonnage barbare du Yémen. Qui aurait, aujourd’hui, l’impudence de contester le martyre de tant de peuples, musulmans ou non, sacrifiés sur l’autel du nouvel ordre mondial globalitaire ?

Assia Djebar ne pouvait ne pas noter cette résonance soudaine que suscitaient ses œuvres. Ainsi, dans son discours de réception à l’Académie, se référait-elle à... Tertullien qui, d’après elle, n’avait rien à envier, en matière de misogynie, aux fanatiques d’aujourd’hui. Que peut-on répondre à cet argument ? Juste rappeler peut-être que nous vivons au vingt et unième siècle, dans un pays laïc, et que presque deux millénaires nous séparent de Tertullien et de sa bigote misogynie. Est-ce suffisant pour que certains pays réexaminent la place de la femme dans la cité et dans nos cités ? Et que les grandes puissances cessent de jouer avec le feu, en livrant des armes aux intégristes, en les poussant dans la stratégie du chaos, au Moyen-Orient ?

Je ne crois pas que la romancière algérienne ait pu être heureuse de cet imprévisible revif d’intérêt pour des polémiques que, bien sincèrement, elle devait croire dépassées. On la sentait habitée par un désir d’apaisement, de retour vers cette langue rêvée, une langue poétique, dont elle a toujours recherché la musicalité. Et c’est par antiphrase que l’un de ses derniers livres l’exprimait dans son titre : La Disparition de la langue française. Une langue apprise, passionnément explorée, comparée jalousement au palimpseste de sa langue maternelle, une langue que, dans une introspection très lyrique, elle essaye de définir : « Ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. » Ou encore : « Mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles. » « Mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine. » « Mon Français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu-gris, tout le ciel. »

Une telle auto-analyse, une longue mélopée mystique dont la compréhension finit par nous échapper comme dans un poème qui viserait un hermétisme mallarméen, cette métalangue pour définir sa propre langue d’écriture, a ses limites, Assia Djebar en était certainement consciente. Elle qui a bien lu Saussure, Jakobson, Barthes et Chomsky, elle savait que dans le travail d’un écrivain toutes ces belles et rotondes épithètes, toutes ces arabesques métaphoriques comptent peu. Et que se demander indéfiniment comment s’entrelacent les prétendus métissages linguistiques, velours, épines et autres nattes parfilées, est un exercice distrayant sans plus. Et que la vocation d’un artiste, quels que soient sa langue ou son mode d’expression, sera toujours cette tâche humble et surhumaine si bien définie par les scholastiques : « Adequatio mentis et rei ». Oui, par l’effort de tout son être, faire coïncider sa pensée avec les choses de ce monde. Dans le but prométhéen de dépasser ce monde visible, rempli de haine, de mensonges, de stupides polémiques, de risibles rivalités, de finitudes qui nous rendent petits, agressifs et peureux.

Si l’on me demandait maintenant de définir la vision que les Russes ont de la francité et de la langue française, je ne pourrais que répéter cela : dans la littérature de ce pays, ils ont toujours admiré la fidélité des meilleurs écrivains français à ce but prométhéen. Ils vénéraient ces écrivains et ces penseurs qui, pour défendre leur vérité, affrontaient l’exil, le tribunal, l’ostracisme exercé par les bien-pensants, la censure officielle ou celle, plus sournoise, qui ne dit pas son nom et qui étouffe votre voix en silence.

Cette haute conception de la parole littéraire est toujours vivante sur la terre de France. Malgré l’abrutissement programmé des populations, malgré la pléthore des divertissements virtuels, malgré l’arrivée des gouvernants qui revendiquent, avec une arrogance éhontée, leur inculture. « Je ne lis pas de romans », se félicitait l’un d’eux, en oubliant que le bibliothécaire de Napoléon déposait chaque jour sur le bureau de l’Empereur une demi-douzaine de nouveautés littéraires que celui-ci trouvait le loisir de parcourir. Entre Trafalgar et Austerlitz, pour ainsi dire. Ces arrogants incultes oublient la force de la plume du général de Gaulle, son art qui aurait mérité un Nobel de littérature à la suite de Winston Churchill. Ils oublient, ces ignorants au pouvoir, qu’autrefois les présidents français non seulement lisaient les romans mais savaient en écrire. Ils oublient que l’un de ces présidents fut l’auteur d’une excellente Anthologie de la poésie française. Ils ne savent pas, car Edmonde Charles-Roux n’a pas eu l’occasion de leur raconter l’épisode, qu’en novembre 1995 le président François Mitterrand appelait la présidente du jury Goncourt et d’une voix affaiblie par la maladie lui confiait : « Edmonde, cette année, vous avez fait un très bon choix... » Par le pur hasard de publication, cette année-là le Goncourt couronnait un écrivain d’origine russe, mais ça aurait pu être un autre jeune romancier que le Président aurait lu et commenté en parlant avec son amie et la grande femme de lettres qu’était Edmonde Charles-Roux. Ceux qui aujourd’hui, au sommet, exaltent le dédain envers la littérature ne mesurent pas le courage qu’il faut avoir pour lancer un auteur inconnu, le défendre et ne pas même pouvoir vivre la joie de la victoire remportée – tel était le merveilleux dévouement de Simone Gallimard qui, quelques semaines avant sa disparition, avait publié Le Testament français au Mercure de France. Ces non-lecteurs ne comprendront jamais ce que cela signifie, pour un éditeur, de monter à bord d’une maison d’édition dans la tempête, de ressaisir la barre, de consolider la voilure, de galvaniser l’équipage et de sauver ce bon vieux navire comme l’a fait, du haut de sa passerelle, le capitaine du Seuil. Non, ceux qui ne lisent pas ne pourront jamais deviner à quoi s’expose, financièrement et médiatiquement, un éditeur en publiant un livre consacré à un soldat oublié, à un obscur lieutenant Schreiber, des souvenirs qu’il faudra imposer au milieu du déferlement des best-sellers anglo-saxons et de l’autofiction névrotique parisienne. L’homme qui a eu le panache d’accepter ce risque, chez Grasset, a balayé mes doutes avec le brio d’un Cyrano de Bergerac : « Avec ce texte, Monsieur, je ne suis pas dans la logique comptable ! » Oui, du pur Cyrano. Quelle folie mais quel geste ! Et quel dommage que les usages du discours académique m’interdisent, paraît-il, de divulguer le nom de ces deux hommes, de ces deux grands hommes !

La nouvelle caste d’ignorants ne pourra jamais concevoir ce qu’un livre français, oui, un petit livre de poche tout fatigué, pouvait représenter pour les Russes francophones qui vivaient derrière le Rideau de fer. Je me souviens qu’un jour à Moscou, dans les années soixante-dix, j’ai été intrigué par le roman d’un jeune écrivain français, par l’originalité de son titre : Les Enfants de Gogol. Les catalogues de la Bibliothèque des langues étrangères reléguaient cet auteur dans ce qu’on appelait le fonds spécial. Il fallait obtenir une autorisation assortie de trois tampons et consulter ce livre sous l’œil vigilant de la préposée. Les Enfants de Gogol, écrit par Dominique Fernandez. Un auteur donc à la réputation suffisamment sulfureuse pour effaroucher les pudibonds idéologues du régime.

On pouvait aussi tenter sa chance sur le marché noir et acquérir ce livre-là ou un autre au prix moyen de cinq à dix roubles, deux journées de travail pour un Russe ordinaire, l’équivalent d’une centaine d’euros. Mais voyez-vous, Mesdames et Messieurs, personne à cette époque ne parlait du prix excessif des livres. Un Moscovite aurait gagné la réputation du dernier des goujats s’il s’était plaint d’avoir trop dépensé pour un livre de poche français qui avait bravé le Rideau de fer.

On me fera observer que cette haute exigence littéraire n’est plus tenable dans notre bas monde contemporain où tout a un prix mais rien n’a plus de valeur. Parler de la mission prométhéenne de l’écrivain, de l’idéal du verbe poétique, des ultimes combats pour l’esprit sur un donjon assiégé par l’inculture, les diktats idéologiques, les médiocrités divertissantes, n’est-ce pas un acte devenu suicidaire ?

Eh bien, quittons cet Olympe de poètes et descendons sur terre, retrouvons-nous dans cette France d’antan, qui n’avait rien d’idyllique, en 1940, par exemple. Au milieu des combats, des blessés, des morts, dans le feu d’une atroce défaite, aux côtés des soldats qui se battent pour l’honneur de leur vieille patrie. Ce ne sont pas des intellectuels ni des poètes, et pourtant l’un d’eux, un presque anonyme lieutenant Ville décide de tracer quelques strophes sur la page de garde dans le Journal des marches du 4e régiment de cuirassiers. Il le fait pour son tout jeune frère d’armes, l’aspirant Schreiber, sachant que la mort peut les séparer d’une minute à l’autre. Un bref poème sans prétention, à la versification impromptue, le seul poème sans doute que le lieutenant ait rédigé durant sa vie :

Écrire une pensée à ce gosse-là, quoi dire ?

Sinon qu’un soir, il arrivait au cantonnement

En rigolant comme un enfant !

Un matin de printemps, il pleut du fer mais

Il rigole bien comme un gamin !

Un jour, la frontière de France s’allume,

Il faut être partout où ça brûle et cogner, cogner,

En hurlant aux vieux guerriers : « Souriez, souriez ! »

Un crépuscule sombre et rouge. Derrière nous, la mer,

Sur nos têtes, devant nous, l’enfer.

Lui s’en amuse, sort des plaisanteries, comme un titi !

Revenus sur la belle terre de France, hélas, tout est perdu.

On baroude encore pour l’honneur.

Le gosse est toujours là, souriant et sans peur...

Non, le lieutenant Ville n’avait pas l’intention de rivaliser avec Victor Hugo. Ces strophes notées entre deux bombardements témoignaient d’une époque où les enfants apprenaient encore par cœur Corneille et Racine, Musset et Rostand. Cette musique intérieure créait dans leur âme ce qu’on pourrait appeler une « sensibilité littéraire », oui, la compréhension que, même dans les heures où l’homme est réduit à la simple chair à canons, la vie pouvait être rythmée autrement que par la haine sauvage et la peur bestiale des mortels.

Une sensibilité littéraire. Serait-elle la véritable clef qui permet de deviner le secret de la francité ?

J’ai cherché à l’exprimer en parlant, dans un livre, du lieutenant Schreiber et de ses frères d’armes. Ce jeune lieutenant français, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, est aujourd’hui parmi nous. Tout au long de nos conversations, son seul désir était de rendre un peu plus pérenne la mémoire de ses camarades morts pour la France. Surtout le souvenir de Francis Gilot, un jeune tankiste de dix-huit ans – dix-huit ans ! – tué en août 44, dans la bataille de Toulon.

Le général de Gaulle en parlant de ces combattants oubliés disait avec tout son talent d’écrivain, avec toute sa sensibilité littéraire : « Maintenant que la bassesse déferle, ces soldats regardent la terre sans rougir et le ciel sans blêmir ! »

Merci.


RÉPONSE de M. Dominique FERNANDEZ au discours de M. Andreï MAKINE

Monsieur,

Vous avez eu la chance de naître et de grandir au cœur de la Sibérie, près de Krasnoïarsk sur le fleuve Ienisseï – si large que son passage, à l’époque de Michel Strogoff, exigeait, écrit Jules Verne, « un laps de temps de trois heures » –, la chance de subir, dès votre plus jeune âge, les agressions du climat, la furie des tempêtes, les morsures du froid polaire, les rafales glacées qui brûlent les doigts et lacèrent le visage, « la mitraille des flocons ». La chance, dis-je, car vos premiers livres ont été nourris de cette expérience meurtrière qui aurait abattu un caractère faible, mais, de vous, au tempérament exceptionnellement fort, a fait d’emblée un écrivain. Le premier obstacle contre lequel vous vous êtes dressé a été la Nature. Heurt formidable de l’homme contre les éléments, qui me rappelle la hugolienne bataille, au fond de l’océan, du travailleur de la mer Gilliatt contre la pieuvre aux tentacules géants. J’espère que notre vieille coupole résistera au souffle ardent que votre œuvre y fait entrer : cette œuvre, je la compare à cette locomotive du Transsibérien dont vous décrivez, dans votre troisième roman, passé inaperçu comme les deux premiers, les énormes roues peintes en rouge, les bielles étincelantes, l’allure de monstre noir couvert de givre floconneux. « Et, sur son poitrail, une large étoile rouge. » Oui, Monsieur, avec vous nous accueillons et nous essaierons de contenir l’immensité de la taïga désolée, les champs de glace et de permafrost étendus à l’infini, la musique profonde des forêts sauvages, toute cette démesure, cette énergie cosmique, ce déchaînement tellurique qui contrastent si fort avec le train-train bonhomme de notre pays aux coteaux supposés modérés.

La Nature a été pour vous ce que la Famille est en Occident : cette puissance hostile contre laquelle celui qui est appelé à devenir créateur doit s’opposer pour devenir lui-même. Vous, Monsieur, n’avez pas eu à porter votre Anchise sur le dos ; comme Sartre, vous êtes passé d’une rive à l’autre, sans ce fardeau de la famille à traîner toute la vie. À peine étiez-vous né que vous étiez orphelin. Et, à ceux qui s’apitoieraient de vous voir si jeune privé de l’appui fourni à tant d’autres enfants, vous répondriez qu’en Russie, à cette époque, entre les vingt-six millions de morts de la guerre et les innombrables victimes de la répression stalinienne et post-stalinienne, il y avait au moins cinquante millions d’orphelins. Être orphelin était la condition commune.

Hostilité de la nature, mais aussi bénédiction de ces paysages sans limites qui attirent l’œil vers quelque chose qui dépasse l’homme et transfigure sa pauvre vie. Votre ville d’enfance, vous l’évoquez ainsi : « figée à la bordure des steppes dans un étonnement profond devant l’infini qui s’ouvrait à ses portes ». Dans tous vos romans, même dans la description des pires tragédies, la fenêtre est ouverte sur le ciel, sur les nuages, sur la pluie ou la neige qui tombe, sur la tendresse d’une aurore ou la mélancolie d’un crépuscule, dont les nuances comptaient plus, pour vous qui saviez les contempler, que les convulsions de l’histoire. Tous vos personnages, comme le narrateur de La Terre et le ciel de Jacques Dorme, pourraient dire qu’ils guettent « non les derniers soubresauts de l’actualité mais le trait roux du soleil qui [va], dans quelques jours, frôler l’horizon après une longue nuit polaire ».

Jamais, comme dans votre tout dernier livre, paru cet automne et l’un des plus chargés d’énergie poétique, L’Archipel d’une autre vie, vous n’avez évoqué avec autant de bonheur les splendeurs de la nature sibérienne. Ce roman raconte la battue qu’effectuent dans la taïga d’Extrême-Orient un groupe de cinq militaires à la poursuite d’une évadée. Occasion pour vous de célébrer « ce plateau végétal hors de toute mesure », « cette étendue unie jusqu’à l’horizon », transpercée seulement, çà et là, du scintillement des rivières qu’il faut passer à gué, creusées entre des escarpements sableux ou des falaises abruptes. Votre vocabulaire de plantes et d’animaux est d’une précision extrême, mais, loin de se réduire à une encyclopédie d’arbres et de poissons, votre livre réinvente peu à peu le mythe de la fuite salvatrice. Des cinq militaires, il ne reste, à la suite de divers épisodes, qu’un seul, celui qui raconte l’histoire. À travers le fouillis des troncs et la boue des vasières, il s’obstine dans cette traque hors du monde. Son rêve se résume à ceci : « Suivre, jour après jour, une femme qui ignore votre existence comme vous ignorez sa destination, ne vivre que pour cette marche infinie, ne rien demander d’autre. » Vos deux héros, cet homme et cette femme, qui finissent par se rejoindre et se conjoindre, « rebelles à la logique du monde » et « opposés à tout ce que convoitent les humains », réalisent ce fantasme d’une résurrection possible seulement dans la solitude et l’éloignement de leurs semblables. « Se couper de la société, s’enfermer au milieu des glaces, sur un îlot entouré d’un océan en furie ! Refuser l’excitant spectacle de la vie, son pathos, ses rivalités ! » : tel serait votre credo, qui n’a rien d’une posture exotique, comme dans d’autres livres de notre époque où la soif d’échapper à la fièvre consumériste aboutit à une philosophie de touriste. Vous, Monsieur, vous parlez en connaissance de cause, et l’on vous croit lorsque vous suggérez que la vraie richesse d’existence n’est pas dans l’éparpillement obscène des jouissances mais dans le retrait volontaire de la course fallacieuse au bonheur. Étonnant paradoxe : la Sibérie, identifiée longtemps à un lieu de désolation et de terreur, depuis que Dostoïevski l’avait appelée « la maison des morts », devient, avec vous, la métaphore de la libération...

Vous aviez vingt-cinq ans lorsque Brejnev, le dernier crocodile du Kremlin, le dernier potentat qui régnait sur la sixième partie du globe, est mort. Tout était rouge dans ce qui était encore l’U.R.S.S. : l’Octobre d’où l’Empire était né, la locomotive du Transsibérien, le foulard au cou de ces jeunes pionniers dont vous fûtes, le drapeau des grandes fêtes collectives, la foi dans l’avenir radieux, la propagande qui martelait vos cerveaux, les calicots sur les toits proclamant : « Vive le marxisme-léninisme, doctrine éternellement vivante, créatrice et révolutionnaire ! » Voilà l’autre monstre que vous avez dû affronter : la dictature. André Gide disait que l’art naît de la contrainte : le vôtre est né du choc avec l’interdit. Mais déjà, le bloc policier se fissurait de toutes parts, le dégel faisait fondre l’oppression, déjà vous brocardiez les slogans politiques, déjà vous mesuriez l’horreur de l’univers concentrationnaire et l’ampleur des dégâts irréversibles qu’il avait causés.

Votre premier roman, La Fille d’un héros de l’Union soviétique, paru à Paris, en 1990, trois ans après votre expatriation, est un constat terrible de l’échec du communisme. Quarante ans après la fin de la guerre, le soldat Ivan, décoré de l’Étoile d’or et promu « Héros de l’Union soviétique » n’est plus qu’une épave. Tout le monde a oublié ses exploits. Il se saoule à mort, faute de retrouver une place dans la nouvelle société. Parallèlement à sa déchéance, vous racontez l’ascension sociale de sa fille. Elle est employée comme interprète officielle des invités étrangers de marque, ce qui veut dire être forcée par le K.G.B. à se glisser dans leur lit pour leur soutirer des renseignements. Voilà tout ce qui reste des grands espoirs et des promesses flamboyantes : un ivrogne et une prostituée. La grande désillusion est peinte avec une ironie cinglante : pénurie dans les magasins, resquillage, corruption, avilissement général.

Mais, attention. Gardons-nous de vous confondre avec ce qu’une certaine presse occidentale écrivait à la même époque. Les journaux de droite exultaient : le marxisme, le stalinisme n’avaient été que de sanglantes supercheries. On vous l’avait bien dit, que le communisme n’était qu’une mascarade, et ses partisans que des bourreaux cyniques ou des dupes idiotes. Dans votre livre, tout autre est le ton. Vous démythifiez le régime, mais la rage et le désespoir au cœur. Aucun accent de triomphe, aucune bonne conscience bourgeoise, aucune satisfaction d’être passé du bon côté. Ce n’est pas parce que le collectivisme a fait faillite, que le capitalisme est la panacée. La Russie est votre patrie, demeure votre patrie, et l’on sait à quel point, pour un Russe, la terre, la terre russe, prime sur toutes les autres valeurs. Vous souffrez par la Russie, vous souffrez en elle. De même que Dostoïevski mettait en scène des assassins sans les clouer au pilori, vous restez solidaire de ceux que vous condamnez. On sent entre vos lignes une intense compassion pour ceux qui ont trahi l’idéal révolutionnaire. Je reconnais là l’exception russe. Pouchkine donnait ce conseil à un juge : « Examine qui a raison, qui a tort, et puis punis-les tous les deux. » Et Gogol : « La première sentence doit être rendue selon la justice des hommes. Justifiez-y l’innocent et condamnez le coupable. Quant à la seconde sentence, qu’elle soit rendue selon la justice de Dieu. Et cette fois condamnez et l’innocent et le coupable. »

Votre premier roman, excellent dans son double langage, n’a pas été lu. Vous avez d’ailleurs eu beaucoup de mal à le publier. On ne croyait pas que vous l’aviez écrit en français. Vous avez dû feindre de l’avoir écrit en russe, et il a paru comme étant traduit du russe par une inexistante Françoise Bour. Pourquoi ce scepticisme, puis ce silence ? Parce que votre livre mécontentait tout le monde, aussi bien les enthousiastes qui continuaient à encenser l’U.R.S.S., que les adversaires qui la dénigraient en bloc et systématiquement. Pas de manichéisme chez vous : les Blancs valent-ils mieux que les Rouges ? N’y avait-il pas dans l’austérité communiste quelque chose de supérieur à la vulgarité avec laquelle l’Occident étanche sa soif de consommation ? Où était, où est le vrai matérialisme : dans la doctrine marxiste ou dans la civilisation des week-ends, des vêtements de marque, des restaurants étoilés, des best-sellers à vomir et des vacances de ski ? Toute la suite de votre œuvre est un chant d’amour à la Russie humiliée – d’autant plus aimée qu’elle est plus humiliée.

C’est pourquoi, Monsieur, vous êtes irremplaçable à mes yeux. Quiconque connaît un peu la Russie sait à quel point ce pays est calomnié dans nos médias. La désinformation est systématique. On ne parle que mafia, corruption, nouveaux riches. Certes, ces plaies existent. En sommes-nous exempts nous-mêmes ? Et puis, quelle prétention, que de vouloir appliquer le modèle démocratique de notre société à un pays trente et une fois grand comme la France, où l’on change sept fois de fuseau horaire entre Moscou et Vladivostok, où le thermomètre passe en une seule nuit de plus quinze à moins quinze degrés, un pays qui a d’autres dimensions, d’autres problèmes, d’autres coutumes que les nôtres, un pays sans repères, qui ne confine qu’avec Dieu, disait Rilke. Il y a, pour nous attacher passionnément à la Russie, la générosité incroyable de ce peuple. Vous avez un ami logé dans deux pièces avec sa famille ? Il vous cèdera l’une des deux et se repliera dans l’autre avec femme et enfants. Votre manteau n’est pas assez chaud ? Il ne vous donnera pas la moitié de sa touloupe, comme le mesquin saint Martin, mais le manteau tout entier. Il y a l’endurance, le courage de ces millions d’hommes malmenés depuis la nuit des temps. Ils vivent dans des bourgades à mille lieues de la civilisation, là où la vie est, dites-vous, « faite d’attentes, de résignation, de chaleur humide au fond des chaussures ». Et pourtant, dans « ces espaces qui rendent absurde toute tentative d’agir », ils ont trouvé en eux, le moment venu, des capacités d’héroïsme inimaginables. Il y a ce mélange de fatalisme et d’enthousiasme, ces sauts brusques de l’angoisse à l’exaltation, qui font de « l’âme slave » – ce n’est pas un cliché – une fournaise où rien de petit ne peut se loger. Ce feu ardent, vous l’avez défini ainsi, dans Le Testament français : « un étrange alliage de cruauté, d’attendrissement, d’ivresse, d’anarchie, de joie de vivre invincible, de larmes, d’esclavage consenti, d’entêtement obtus, de finesse inattendue... », pour conclure : « Vivre quotidiennement au bord du gouffre, oui, c’est ça la Russie. »

Cette Russie s’exprime dans des films, simples, touchants, sentimentaux, forts, toujours vrais, tels La Ballade du soldat, Quand passent les cigognes, L’Enfance d’Ivan de Tarkovski ou l’inoubliable Retour d’Andreï Zviaguintsev, qui nous font paraître fades, factices, frivoles tant de nos comédies. Dans les romans de plus de mille pages et les symphonies d’une heure et demie qui ouvrent, comme les rues de votre enfance, sur l’infini des steppes. Je suis toujours surpris, en venant de France, de l’espace occupé par la culture dans la société russe. Les quatre-vingts théâtres de Moscou, toujours pleins. Les six salles d’opéra, toujours pleines. Et non par snobisme, les places restant bon marché : c’est l’héritage positif du régime communiste honni, qui menait une politique culturelle vraiment populaire.

Au ve siècle avant notre ère, Athènes essaya de s’emparer de Syracuse, en Sicile ; la flotte athénienne fut détruite, les Athéniens faits prisonniers et enfermés dans les latomies, ces carrières souterraines dont il était impossible de s’évader. Les Syracusains promirent la liberté à ceux qui sauraient leur chanter les chœurs des dernières tragédies d’Euripide. Seuls les Russes, dans le monde moderne, ont suivi l’exemple des Anciens. En 1939, Evguénia Guinzbourg faisait route vers la Sibérie, enfermée dans un train de déportées. Elle trouva moyen d’attendrir les gardiens et d’obtenir pour ses camarades un adoucissement du régime pénitentiaire en leur récitant par cœur des chants entiers du long poème de Pouchkine Eugène Onéguine.

Dans quel autre pays que la Russie voit-on des gens lire frigorifiés sur le banc d’un square des poètes hermétiques, tels les futuristes, tel le jeune Maïakovski ? Faire une heure de trajet dans un métro bondé pour aller écouter le troisième de Rachmaninov ou la sixième de Tchaïkovski ? À Nijni Novgorod, j’ai visité une école primaire et constaté la présence de trois pianos droits pour les élèves. Chez mes amis, je vois toujours un piano droit, même dans un deux- pièces exigu. À Iasnaïa Poliana, dans la propriété de Tolstoï, deux pianos de concert occupent la moitié du grand salon. Reçu par les professeurs du conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg, je leur ai dit mon étonnement. « Vous savez, en France, même quand on aime la musique, on n’a pas toujours un piano chez soi. » Stupeur de mes interlocuteurs. Je croyais que l’absence de piano les choquait. Pas du tout, c’est la phrase « même quand on aime la musique » qui les avait abasourdis. « Aimer la musique » n’a pas de sens pour un Russe. À moins d’être sourd, il vit dans la musique, elle lui est aussi nécessaire que l’air qu’il respire. Je leur aurais dit : « même quand on aime l’air, on garde sa fenêtre fermée », que leur ahurissement n’eût pas été moindre.

Vous avez consacré à un pianiste un livre, La Musique d’une vie. Le jeune Alexeï Berg devait donner son premier concert au printemps 1941, lorsque la guerre emporta ses espoirs et ruina sa carrière. Il n’aura connu, en fait de musique, que les hymnes staliniens, le remue-ménage sinistre des perquisitions, le vacarme des bombardements, le fracas des canonnades. La guerre, que les Russes appellent la Grande Guerre patriotique, on en trouve des échos dans maints de vos livres. Cette guerre qui s’est prolongée des dizaines d’années après la paix, puisqu’un de vos romans, La Femme qui attendait, met en scène une habitante du Grand Nord, cette Véra, rebaptisée joliment par vous « Andromaque paysanne », qui ne sait pas si son mari disparu au front est vraiment mort. Pendant trente ans elle attend son retour. Tous les jours, elle se rend à la sortie du village, là où se trouve, clouée à un poteau, la boîte à lettres collective, à l’intérieur de laquelle elle plonge la main à la recherche d’un improbable message. Le texte de Balzac que vous citez le plus souvent est Le Colonel Chabert : combien de ces revenants, en effet, ont semé le trouble dans les foyers russes péniblement reconstitués...

Ces vingt-six millions de morts vous hantent, et l’ingratitude de l’Occident pour leur sacrifice vous indigne à juste titre. Je partage votre tristesse. L’an dernier, pour le soixante-dixième anniversaire de la Victoire, Paris a-t-il invité un seul officiel russe aux fêtes commémoratives ? L’opinion générale, chez nous, pense que l’écrasement du IIIe Reich et la libération de l’Europe n’ont été possibles que grâce au débarquement en Normandie. Bien sûr, il n’est pas question de minimiser la contribution des alliés anglo-saxons, mais enfin, il faut rappeler que celle de l’U.R.S.S. a été beaucoup plus importante. Le front en Normandie mobilisait 76 divisions allemandes, tandis que 165 étaient engagées sur celui de l’Est. L’abnégation héroïque des assiégés de Leningrad, qui auraient très bien pu se rendre sans manquer à l’honneur, mais ont préféré mourir de froid et de faim – un million de morts en trois ans –, la bataille de Stalingrad, le combat de chars à Koursk, la bouillie des cadavres après chaque assaut, toutes les réminiscences de cette lutte titanesque passent dans le martyrologe que vous dressez, et qui est aussi un réquisitoire implicite contre l’amnésie de l’Occident. Vous vous en prenez, en particulier, à ceux qui accusent les soldats russes d’avoir « retardé » la libération d’Auschwitz. Ces soldats, comme l’oublient leurs frivoles détracteurs, devaient monter à l’attaque sans tirer, les Allemands se protégeant derrière leurs prisonniers. Mais les clichés ont la vie dure, la perte de mémoire et le déni de réalité encore plus. Comme vous vous plaisez à le dire, les Français admirent les Américains, qui les méprisent, et ils méconnaissent les Russes, qui les admirent.

Mais comment, dans cet après-guerre encore retentissant des gémissements de la tragédie, sous la dictature brejnévienne qui vouait aux gémonies l’Occident bourgeois, au fond de votre Sibérie séparée de Moscou par quatre mille kilomètres et de Paris par plus de six mille, comment la France est-elle parvenue jusqu’à vous ? Et comment, surtout, la langue française vous a-t-elle rejoint et envoûté au point de vous décider à en acquérir une maîtrise qui nous remplit de stupeur et d’admiration ? Vous êtes le premier et le dernier Soviétique à entrer dans notre Compagnie. Il y eut des Russes avant vous, mais enfants d’émigrés, élevés en France. Vous, Monsieur, qui n’êtes venu en France qu’à l’âge de trente ans, aviez, en dépit des circonstances hostiles évoquées plus haut, choisi, bien avant de vous expatrier, la langue française comme moyen non seulement de vous exprimer, mais de vivre dans une fraîcheur printanière vos premières émotions. Comment ce miracle a-t-il été possible ?

Le rôle d’une grand-mère, réelle ou imaginaire, nommée tantôt Charlotte et tantôt Alexandra, qui aurait été la fille d’un médecin parti dans la Russie dans une mission humanitaire, a été capital. Cette vieille femme, échouée en Sibérie au début du xxe siècle, possédait de nombreux livres français, une malle pleine de coupures de journaux parisiens d’autrefois, et, plus précieuse encore, une mémoire où les souvenirs de Paris s’entrechoquaient bizarrement. Charlotte, savoureusement ressuscitée dans Le Testament français, évoquait la visite de Nicolas II à Paris, les fêtes organisées en son honneur, ce qui vous jetait dans un grand trouble, car le mot « tsar » prononcé en russe dressait, sous vos yeux de pionnier soviétique dûment endoctriné, un tyran cruel et sanguinaire, alors que le même mot, adouci en français, « tsar », s’emplissait pour vous de lumières, d’éclats de lustres, de reflets d’épaules féminines nues glissant dans le bal de l’Opéra. Charlotte vous racontait la mort du président Félix Faure dans les bras de Marguerite Steinheil, révélation pour vous de la puissance proprement foudroyante de l’amour, elle vous racontait la crue de 1910, quand les députés se rendaient en barque à la Chambre, dans « le silence sommeillant de Paris inondé ». Elle présentait, à l’enfant que vous étiez, la cathédrale Notre-Dame comme « un gigantesque rocher, modelé par une ingénieuse érosion des siècles », allusion aux statues que la religion orthodoxe prohibe dans les blanches et lisses églises russes. Pour vous faire comprendre ce qu’était un prie-Dieu, mot rendu incompréhensible par les campagnes d’athéisme, elle vous le décrivait comme « une espèce de chaise aux pieds coupés ». La plus haute fantaisie régnait dans sa vieille cervelle égarée au milieu des plaines enneigées. Ainsi, vous étiez persuadé qu’à l’Académie française les sièges étaient en bois et très durs. Vous constatez aujourd’hui qu’ils sont enrobés de velours, à défaut d’être vraiment moelleux. Et, d’après ses récits, les académiciens vous apparaissaient comme des vieillards (je cite) « grincheux, pédants et un peu sourds à cause des poils dans leurs oreilles ». J’espère, Monsieur, que parmi vos nouveaux confrères, vous en découvrirez qui ne correspondent pas à ce signalement.

Malgré ces jalons plantés dans ce pays aussi lointain et inabordable que l’Atlantide, « mon éducation française, dites-vous, ressemblait à l’effort d’un paléontologue qui reconstitue un monde évanoui à partir d’un ossement. L’enfermement dans lequel vivait notre pays faisait de l’univers français un paysage aussi mystérieux que celui du crétacé ou du carbonifère ». On a oublié, en effet, qu’un jeune Soviétique grandissait, alors, absolument coupé du monde occidental. Impossibilité de voyager, impossibilité de s’informer. Le rideau était vraiment de fer. Les ossements que vous trouviez sont on ne peut plus cocasses. Il y eut les films de Belmondo, qu’avec vos camarades vous alliez voir dix, vingt fois de suite. On les projetait dans un cinéma situé entre le bâtiment du K.G.B. et l’usine où l’on fabriquait les barbelés destinés aux camps. Par leur savoureuse extravagance, ces films démentaient ce que rabâchait la propagande soviétique « sur les horreurs du capitalisme agonisant ». En voyant et revoyant Le Magnifique, vous oubliiez la présence des miliciens, la présence des barbelés, la présence des camps. Vous étiez saisi par la beauté des gestes, par le monde des corps, par « la puissance des beaux mécanismes charnels ». Jusqu’alors, vous ne connaissiez que les corps mutilés par la guerre, ou les corps fourbus d’ouvriers rentrant de l’usine dans des bus surchargés. Conséquence de l’effet Belmondo : en apprenant à lire sur les lèvres de l’acteur les traces inaudibles des mots fantômes effacés par le doublage, vous avez commencé à aimer la langue française. À l’école vous appreniez l’allemand : c’était la langue de l’ennemi, utile en cas de guerre. La nomenklatura baragouinait l’américain : c’était la langue d’une certaine classe. Pour vous, la langue des films qui vous épataient était la seule vraie langue de l’Occident. C’était la langue qui vous permettait d’échapper à la lourdeur insupportable de la phraséologie soviétique, la langue de la liberté.

Autre ossement : la visite, dans votre ville, d’un général français, qui n’est pas nommé (vous ignoriez alors son nom et son importance), mais que tous les lecteurs auront reconnu dans ce « vieil éléphant sage et désabusé », qui soulevait lentement ses paupières pour laisser percer « un regard d’une vivacité surprenante ». Sans rien savoir de lui, vous avez deviné sa grandeur. Un Gulliver, au milieu des Lilliputiens. Et un opérateur fascinant de la langue française. Dans son discours, quel étonnement d’entendre deux verbes conjugués au passé simple, forme ancienne déjà obsolète à cette époque. « Naquit », et même le banal « fut », frappèrent, dites-vous, votre jeune enthousiasme « comme la vue d’un reptile préhistorique ».

Cette sensibilité aux nuances de la langue française aura fait de vous l’écrivain qui la maîtrise admirablement. Il nous aura fallu du temps pour le reconnaître ! Vous nous rendiez jaloux. Le Testament français fut refusé par une trentaine d’éditeurs avant d’être publié par madame Simone Gallimard au Mercure de France et de recevoir la double consécration, littéraire du prix Médicis, et, pour un plus large public, du prix Goncourt. Un million d’exemplaires en France. Plus de quarante traductions. La critique ne désarmait pourtant pas. Ce n’est pas un métèque, s’écria-t-on, qui va nous apprendre à écrire en français. Vous êtes un amoureux de notre langue, vous avez ressuscité d’anciens mots oubliés, tels « estran », partie du littoral alternativement sèche et baignée, « matras », vase au col étroit et long employé en alchimie, « sirventès », poème moral ou satirique, « chitineux », pour désigner la membrane des insectes. Qui, à part vous, dirait que le fameux Félix Faure est mort d’« épectase » dans les bras de sa maîtresse ? Qui, à part vous, connaît la fleur « mediolla » ou le fruit « canneberge » ? Vous avez même créé des néologismes, qui vont dans le droit fil de la langue, tel le plaisant mot, pour désigner un ivrogne invétéré qui braille et gesticule en public, de « scandaliste », terme qu’il faudrait songer à introduire dans notre Dictionnaire. Quand vous écrivez : « le ténébreux vécu russe », le « vécu », substantif bâtard que nous condamnons, prend sous votre plume un relief saisissant, parce que les Russes vivent leurs peines et leurs joies plus fortement que les autres peuples. Mieux encore : vous avez remis en honneur une forme syntaxique rare, dont certains réclament le retour, surtout certaines, qui luttent vaillamment contre ce qu’elles appellent la domination masculine dans la grammaire : le pluriel de proximité. Vous écrivez en effet, à propos des fioritures de l’Art nouveau : « Toutes les sinuosités, galbes et courbes de cette architecture, affaiblies, i, e, s, à moitié effacées, é, e, s, étaient parvenues, u, e, s, jusqu’aux profondeurs de la Russie. » Or, « galbes » étant du masculin, on nous a appris à accorder les trois noms au masculin. Vous, constatant que « courbes » est le dernier nommé, les accordez au féminin, à l’instar de Mme de La Fayette ou de Racine : « Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » (Athalie, acte I). Exemple à suivre.

J’aime aussi repérer dans vos livres des mots fétiches, dont la fréquence mériterait un recensement précis. L’adjectif épicé a vos faveurs : vous l’appliquez à la rafale du vent, au souffle de la plaine, à l’odeur de la viande, à la sauce des combats. Quant au verbe crisser, il vous sert à désigner des mâchoires qui se referment, des pas dans la neige, une clef dans la serrure. Des saveurs et des bruits : par votre attachement à de tels mots, vous manifestez une attention aiguë aux mille impressions qui frappent l’odorat, l’ouïe, la vue. Si l’on se livrait à une analyse stylistique de vos livres, on découvrirait une écriture sensorielle, pleine d’effluves, de rumeurs, d’échos, de reflets, de phosphorescences, d’éblouissements. Un galet lisse vous surprend au milieu de roches abruptes. Votre palette contient un vaste assortiment de couleurs, y compris le ponceau, l’indigo, l’ambre, le smaragdin. Le « froissement sonore » de la débâcle, la « vibration mate des flocons », la « marche assoupissante d’une vieille pendule », la « densité fleurie des arbres », le « sanglot hilare des mouettes », le « mince grelot des rires », l’« impétuosité bleue et dorée du mistral », la « chair violette des orages », vous les rendez avec des nuances qui n’ont rien à voir avec les tarabiscotages de la préciosité. C’est votre forme de poésie, une poésie âpre, directe, nue, sans tendresse, sans affèteries, une poésie faite du heurt contre le monde hostile, une poésie née dans les rudes et cruels soubresauts de l’histoire. Mais peut-être, même sans la guerre, un Russe cherche-t-il, avec une intrépidité bien étrangère à nos tempéraments frileux, la violence des contrastes sur la peau, puisque, selon une coutume millénaire des campagnes, il se fait fouetter dans les bains à 90 degrés par des branches de bouleau puis sort en courant de l’étuve pour se rouler nu dans la neige.

Un autre mot qui revient souvent dans vos livres : l’adjectif remué, appliqué à deux corps qui viennent de faire l’amour et qui sont encore remués de plaisir. Je crois que cette notation dépeint assez bien votre vision de l’amour : quelque chose qui s’exalte brièvement et retombe comme des œufs battus qui s’affaissent. Parmi les autres raisons qui vous ont fait choisir la langue française pour vous exprimer, il y a celle-ci : la longue habitude de pudeur en Russie, le blocage qui en résulte pour dire dans la langue russe la partie physique de l’amour. Vous avez intitulé un de vos romans L’Amour humain, qui évoque la guerre en Angola. Un de vos personnages déplore que le rêve révolutionnaire n’ait pas encore appris à ces hommes et à ces femmes à vivre un amour différent de « ce bref gigotement essoufflé ». Ce thème parcourt votre œuvre : existe-t-il un moyen d’enrichir la vie, en sorte qu’elle cesse d’être réduite à ces deux rudiments que sont le plaisir et la mort ? Entre l’érotisme trivial, que vous peignez en mots crus, et la pure affection, que vous définissez lyriquement comme « un respect du mystère souverain de la personne », y a-t-il place pour une religion du corps qui ne soit ni vulgaire ni platonique et frustrante ? Le monde ne sera sauvé, pour vous, que s’il réussit à réinventer l’amour. Vienne le jour où, d’un acte charnel, on ne pourra plus dire qu’il se limite à une brutale saillie, autre terme que vous affectionnez. Un de vos plus beaux livres, à mon avis, intitulé Le Livre des brèves amours éternelles, suggère, par son titre même, que le vrai amour ne peut être que fugace, songeur, à peine réalisé.

Au-delà des mots, c’est le pays qui les a formés dont vous vous êtes fait le paladin intrépide. La guerre de 1940 ? La défaite dont nous avons tellement honte ? Vous protestez contre l’injustice de cette condamnation. Les Allemands sont entrés facilement en France ? Mais la puissance de l’armée allemande était telle, qu’en Russie elle a envahi un territoire grand comme quatre fois la France avant que la résistance n’ait pu s’organiser. Vous avez mis en scène un aviateur français, Jacques Dorme, qui achemine des avions américains à travers la Sibérie pour le front de l’Est. Un jour son avion s’écrase contre un versant de glace sous le ciel blême du cercle polaire. D’un autre héros français vous avez raconté l’histoire : le lieutenant Jean-Claude Schreiber, et c’est une autre injustice que vous dénoncez. Car cet officier français, qui s’est battu avec la dernière énergie en juin 40, puis a repris le combat en Afrique du Nord, a débarqué dans le Midi et participé à la libération de la France, ce héros a été indignement oublié après la guerre, dans un Paris livré à la frivolité des lecteurs de Sartre. En décrivant cet homme comme « un guerrier retardataire qui revient dans un temps de paix peuplé d’indifférents et d’oublieux », vous définissez votre propre idéal, vous précisez quelles valeurs vous tiennent le plus à cœur : héroïsme, sacrifice, patrie. Et il ne faut pas être féru de culture russe, pour reconnaître que ces trois valeurs sont les valeurs éternelles de la Russie. Héroïsme, sacrifice, amour de la patrie. D’ailleurs, la désillusion du lieutenant Schreiber ressemble étrangement à celle du protagoniste de votre premier roman, ce « héros de l’Union Soviétique » qui n’a plus sa place dans une société embourgeoisée, devenue lâche, privée d’ambition comme de courage.

Paris / Moscou : dans toute votre œuvre serpente un parallèle implicite entre ces deux centres historiques, ces deux foyers de culture, ces deux civilisations. Vous les comparez, vous les rapprochez, vous soulignez leurs différences, mais, toujours, vous vous efforcez de trouver dans ces deux civilisations le creuset de ces valeurs qui vous sont chères, creuset tantôt porté à l’incandescence dans les temps de guerre et de crise, tantôt assoupi, presque éteint, et que vos livres cherchent à réveiller de sa cataleptique torpeur. Un très curieux opuscule, un de vos rares livres qui ne soit pas un roman, paru en 2006, a pour titre Cette France qu’on oublie d’aimer. C’est à la fois un réquisitoire contre votre pays d’adoption et un aveu d’amour et de confiance dans sa vitalité. Vous épinglez tous les défauts de la Ve République, les compromissions politiques, le manque d’autorité du pouvoir, les complaisances envers les dérives de toute sorte, les parjures, les renoncements, et cependant, malgré ces démissions et ces tares, que vous énumérez non sans humour, vous concluez que c’est un pays que vous ne cesserez jamais d’aimer et de défendre.

Les plus illustres de vos compatriotes nous présentent le même mélange de critique et d’admiration, de rejet et de fascination. Dostoïevski se moque des Parisiens qui n’ont que deux idéals, voir la mer et se rouler dans l’herbe, mais il commence sa carrière littéraire par ce cri enthousiaste : « Miracle ! J’ai traduit Eugénie Grandet ! » Tolstoï fustige Napoléon dans Guerre et Paix mais donne ce conseil insistant au jeune Gorki : « Lisez les Français. » La lettre anonyme calomnieuse pour Pouchkine, et qui force le poète à se battre dans ce duel où il trouvera la mort, est écrite en français, langue qu’il maniait mieux que le pistolet. Ivan Bounine, que vous considérez comme le meilleur prosateur russe du xxe siècle, et sur qui vous avez écrit votre thèse, est venu, après la Révolution, se réfugier en France. Dans le cœur de chaque Russe, semble-t-il, il y a cette interrogation : comment se fait-il que ce minuscule pays, si nous le comparons au nôtre, agité de petites vanités, secoué de petits ridicules, ce pays qui brocarde volontiers ses grands hommes, qui ne mesure pas sa chance d’être libre et perd beaucoup de temps à se plaindre, à grogner, à râler, ce pays plus attentif à ses droits qu’à ses devoirs, comment se fait-il qu’il ait donné naissance à la plus grande littérature du monde ? Car le fond du problème est là, dans le contraste entre la médiocrité de la France de l’apéro, et son génie littéraire.

Catherine II, invitant Diderot à Saint-Pétersbourg puis achetant la bibliothèque de Voltaire, a donné l’élan à ce tropisme qui vous a conduit à votre tour, Monsieur, à choisir la France comme seconde patrie, puis à souhaiter rejoindre notre Académie, où vous côtoierez les ombres de Corneille et de Racine, de d’Alembert et de Voltaire, de Hugo et de Mérimée, de Bergson et de Valéry. Puissiez-vous être heureux en notre compagnie. Pierre le Grand, lors de son mémorable voyage à Paris, la visita quand elle siégeait encore dans une salle du Louvre. Il fut reçu par le Secrétaire perpétuel, André Dacier, traducteur d’Aristote et d’Horace, et mari de la fameuse Mme Dacier qui attisa la querelle des Anciens et des Modernes en prenant parti pour les Anciens. Puis il alla s’incliner devant le tombeau de Richelieu dans la chapelle de la Sorbonne et devant le cénotaphe de Mazarin dans la chapelle du collège des Quatre-Nations, cette chapelle devenue la présente Coupole, ornée toujours de ce monument funéraire. Le souverain conquit Paris, malgré une originalité et des manières singulières bien comprises de Saint-Simon. Le duc, qui le rencontra, dit de lui que la France le regarde désormais « comme un prodige dont elle demeure charmée ». En vous aussi, nous reconnaissons, Monsieur, qui incarnez si bien votre patrie, cet indicible, ineffable supplément d’humanité qui mérite de s’appeler, d’un vocable dépourvu absolument de mièvrerie mais chargé au contraire d’une saveur ô combien épicée : le charme russe.

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