Critique de Jeune femme prometteuse, Two distant strangers et I may destroy you.
Regarder ces films est un travail frustrant : ils nous diront peu de chose ou rien sur les luttes qu’ils prétendent représenter ; mais ils nous donneront de nombreuses pistes sur la façon dont ces mêmes luttes se trouvent récupérées et resignifiées. Si vous n’avez pas encore vu Jeune femme prometteuse et Two distant strangers, ne vous inquiétez pas, j’ai fait ce rude travail pour vous montrer que, malgré tous les discours émotionnels des Oscars, ces films renforcent exactement ce qu’ils prétendent critiquer.
Il y a quelque chose de particulièrement insatisfaisant dans Jeune femme prometteuse. C’est peut-être l’échec de la femme déjà suggéré dans le « prometteuse » du titre, ou le fait que les prétentions du film à être un « thriller de vengeance » qui « demande des comptes à la société » tombent à plat. Mais peut-être ce double échec expose-t-il involontairement une vérité : l’affirmation répétée et insatisfaisante du traumatisme par la protagoniste et la totale incapacité du film à être « thrilling » [palpitant] reflètent le discours politique dominant, qui ne fait qu’affirmer de façon répétée notre statut de victimes.
Si vous n’avez pas vu le film, voici plus ou moins de quoi il retourne : la protagoniste, Cassandra, venge le viol, et la mort qui en résulte, de son amie en allant de façon répétée dans des night- clubs, en feignant d’être ivre, puis, quand quelque « brave garçon » l’emmène chez lui et commence à « avoir du sexe » avec elle, elle l’affronte. En général, cela comporte un échange de répliques où elle fait remarquer aux hommes qu’ils étaient sur le point de la violer. On fait aussi allusion (une marque rouge dans un cahier) au fait qu’elle pourrait bien s’être engagée dans un acte de violence contre l’un d’eux, même s’il n’est jamais montré.
On trouve aussi une telle répétition du traumatisme dans un autre film victorieux aux Oscars 2021, Two distant strangers. Ce court-métrage sur Netflix raconte l’histoire d’un jeune noir, Carter James, qui se trouve bloqué dans une boucle temporelle du type Un jour sans fin, où il est tué de façon répétée de diverses manières par le même policier blanc, et se réveille de nouveau, de façon répétée, le même matin, s’efforçant de trouver de nouvelles manières de l’emporter sur le policier blanc, et ne parvenant qu’à être tué encore, et encore, et encore.
Dans ces dix dernières années, on a parlé de plus en plus souvent et largement des viols et de la brutalité raciste de la police. Non pas qu’il y ait davantage de viols ou de violence raciste, mais parce que les gens refusent de garder le silence. Toutefois, le discours dominant nous encourage à en rester là. La victime silencieuse peut, et même devrait, devenir une victime avec une voix, mais elle doit rester une victime : elle doit utiliser sa voix pour réaffirmer son statut de victime. De même que les demandeurs d’asile sont obligés de parler de leur traumatisme pour obtenir le droit de cité, on nous demande de raconter nos traumas pour être reconnus. Nos traumas doivent être racontés et, une fois racontés, ils doivent nous définir. Cette culture est devenue si prédominante que même les individus qui avaient déjà leur juste quota de reconnaissance (hommes politiques, universitaires, célébrités, etc) éprouvent à présent le besoin d’énumérer leurs traumas à la suite de leur nom sur les profils des médias sociaux : si on n’a pas un PhD [doctorat], il faut avoir un PTSD [syndrome de stress post-traumatique]. Dans un monde divisé en bons et méchants, victimes et bourreaux, violentés et violenteurs, nous devons montrer que nous sommes du côté de ceux qui ont subi des violences. C’est ce que Asad Haider* appelle la « logique de la victime », dans laquelle l’objectif est seulement « la reconnaissance de notre souffrance », et qui « a surtout à faire avec la protection de l’État et non avec l’action de la subjectivité ».
Je soutiens que les remarquables ressemblances entre ces deux films primés aux Oscars ne sont pas une coïncidence. Tous deux sont unis par la logique du victimisme dont ils montrent l’inévitable destin.
La boucle du victimisme
La figure de style la plus évidente que partagent ces films est la répétition, un cycle infini de traumas auxquels les protagonistes ne peuvent échapper, restant toujours des victimes. Dans le premier, la répétition est conduite par la compulsion de Cassandra à répéter le viol de son amie, en rencontrant un nouveau violeur potentiel chaque semaine. Et même si elle n’est pas littéralement bloquée sur le même jour, elle semble être bloquée dans le passé où le viol de son amie a eu lieu : vêtue de couleurs pastel enfantines, écoutant la pop nostalgique d’avant la crise, elle s’accroche à la promesse perdue de jours meilleurs. Par contre, nous voyons dans le deuxième film la répétition littérale du même jour, une boucle infinie et terrifiante dont il semble qu’on ne puisse sortir. Même si les deux films prétendent dire quelque chose sur le moment présent, ces répétitions d’événements traumatiques extrêmes ressemblent plus à un fil d’actualité des médias sociaux qu’à la vie réelle de quiconque.
Ce qu’ils suggèrent tous deux c’est que ces cycles traumatiques ne sont produits que par le racisme ou le sexisme. Les protagonistes, Cassandra comme Carter, se sentiraient bien dans le capitalisme s’il n’y avait pas le racisme/sexisme. Cassandra était une « femme prometteuse », la meilleure de sa classe à l’école de médecine, et elle dit qu’elle pourrait avoir la belle vie si elle le voulait : seul le viol de son amie l’a empêchée de tenir ses promesses. De son côté, le réalisateur de Two distant strangers insiste sur le fait que nous ne connaissons pas le background de Carter, nous savons seulement que c’est un homme noir. En réalité, ce n’est pas du tout le cas, nous savons que c’est un graphic designer, avec un bel appartement et un chien de prix. En fait, le personnage dit lui-même qu’il n’est pas seulement plus intelligent, plus beau et plus rapide que le policier, mais aussi plus riche. Même si le réalisateur soutient que Carter peut représenter tout homme noir, en réalité sa biographie est éloignée de celle de la majorité des personnes noires tuées par la police aux Etats-Unis. Du fait du choix d’un protagoniste de classe aisée, la race est isolée comme le seul problème. Ce n’est pas un hasard si Carter dit : « seuls les Blancs et les autres policiers se réjouissent de voir [les policiers] », comme si la limite entre la haine et l’amour de la police était uniquement tracée selon des lignes raciales. A travers la biographie des protagonistes, on nous montre que le racisme et le sexisme n’ont rien à voir avec la classe sociale.
En second lieu, racisme et sexisme sont dépeints comme une série d’événements extrêmement traumatiques plutôt que comme d’insidieuses réalités quotidiennes. Par exemple, on ne met pas en évidence les brimades de la police que de nombreux jeunes Noirs subissent quotidiennement, mais seulement leur assassinat par la police. On ne montre pas comment le victimisme intervient dans les relations privées d’une femme (où se produisent aussi la majorité des viols), mais seulement son viol par des inconnus. Et il est certain que dans aucun de ces deux films on ne voit comment genre et race sont matériellement fondés sur la division du travail.
Non seulement les bons mais aussi les méchants sont décontextualisés. Ce sont des caricatures à deux dimensions d’individus pleins de préjugés et ignorants qui adhèrent à une culture malade comportant l’exercice du pouvoir sur un groupe spécifique de personnes – la culture du viol et de la suprématie blanche. Tout désir d’explorer les réalités matérielles qui sont à la base de ces « cultures » et les soutiennent est totalement absent. Ainsi, la seule véritable explication que nous obtenions pour ces événements traumatiques est que les méchants sont méchants.
Aucune possible violence des victimes contre ces individus méchants n’est jamais réalisée. Carter refuse d’employer le pistolet de sa copine et on ne voit jamais la violence de Cassandra contre les hommes ; ainsi, du moins pour le spectateur (et, peut-on imaginer, peut-être aussi pour elle), cela reste un simple fantasme. Tous deux visent à détourner les personnes méchantes de leurs méchantes habitudes, mais aucun des deux n’y parvient. A un moment donné, il semble que Carter a convaincu le policier de le conduire chez lui, mais ensuite le policier révèle que lui aussi est bloqué dans la même boucle et qu’il le tue volontairement à maintes reprises. Il joue de façon consciente à être le méchant, et il lui est donc impossible de se racheter. Il rit en tirant sur Carter sur le seuil de sa maison. De son côté, Cassandra semble avoir bien peu de succès lorsqu’elle essaie de faire admettre aux « braves garçons » qu’ils ne sont pas si « braves » que cela (même si, curieusement, ils sont assez braves chaque fois pour renoncer à la violer quand ils découvrent qu’elle est sobre, ce qui implique, tout à fait à tort, que les femmes sobres ne sont pas violées). Et quand elle affronte directement le violeur de son amie, et qu’il semble pour la première fois qu’elle va commettre un acte de violence, elle est terrassée et étranglée par lui. Elle devient de nouveau la victime qu’elle a toujours été destinée à être. Après tout, elle s’appelle Cassandra. Alors que nous ne voyons aucune violence commise par Cassandra, on nous montre en temps réel et intégralement les deux minutes et demie de sa mort : comme il est facile de tuer une femme. Habillée comme une travailleuse du sexe en costume d’infirmière – la femme essentielle, qu’elle soit objet sexuel ou soignante -, son corps est étendu comme celui de Jésus sur la croix, mourant pour nos péchés. Le corps de Carter, lui, ensanglante une carte de l’Afrique. Ce que cela implique c’est que, en tant que femme/homme noir, ils sont déjà condamnés à mourir entre les mains d’hommes méchants. Ce dernier film s’achève sur une liste de personnes noires tuées par la police et sur la chanson Just the way it is. « Et certaines choses ne changeront jamais ».
La loi comme seule issue ?
La violence de Cassandra et Carter est inadéquate, si elle existe, et leurs tentatives d’éducation ne mènent à rien. Ainsi donc, si on veut faire justice, Cassandra comme Carter auront besoin de l’intervention d’une tierce partie. Dans Jeune femme prometteuse, il faut remarquer que, de tous les hommes, seul l’avocat qui avait défendu les violeurs de son amie demande pardon et est ainsi pardonné. C’est aussi à l’avocat qu’incombe la responsabilité de s’assurer que justice soit faite, une fois que Cassandra a été tuée. Ainsi, tandis que le corps de la protagoniste est brûlé, l’assassin est arrêté. Bien que réduite à un tas de cendres, et bien que son statut de victime ait été réaffirmé de façon presque comique, la femme a la morale et la loi de son côté. Bref, tandis qu’on ne peut changer les hommes méchants, la loi, même si elle a failli par le passé, est essentiellement morale et la seule solution possible au sexisme.
Cela pourrait sembler paradoxal étant donné que le méchant est un policier, mais Two distant strangers, aussi, semble réclamer l’intervention de la loi, qui reste la seule issue que le film peut proposer. Comme l’a dit un critique, « le film suggère que ce n’est pas là un problème que Carter, ou quelque victime que ce soit dans cette situation, puisse résoudre. Lui a essayé, mais c’est aux gens au pouvoir qu’il revient de trouver une solution et d’épargner des vies noires. Ce sont les seuls qui soient vraiment capables d’assurer qu’aucun autre Noir ne viendra s’ajouter à la liste des victimes ». Le message, c’est que tout ce que les noirs peuvent faire, c’est de continuer à se faire tuer et à se relever en attendant que les gens au pouvoir donnent un tour de vis aux policiers racistes, améliorent la loi, et rompent ainsi le cercle.
Même si les deux réalisateurs assurent qu’ils disent quelque chose pour toutes les femmes, ou pour tous les hommes noirs, ils se concentrent uniquement sur un individu. Ou ils suggèrent que chaque femme et chaque homme noir agit seul, recréant dans le meilleur des cas l’imaginaire collectif des médias sociaux, simple somme d’individus, ou ils utilisent les expériences individuelles comme métaphore de la lutte collective, et réduisent donc le pouvoir du collectif à l’impuissance de l’individu, qui ne peut finalement faire autre chose que demander de l’aide à l’État. Mais, par là même, ces films reflètent une mauvaise vérité du moment actuel. Par exemple, l’embrasement des villes américaines après l’assassinat de George Floyd a été un bref mais véritable refus du victimisme, une tentative pour briser la boucle de violence et victimisation. Mais la tempête des médias sociaux qui a suivi a substitué à cette lutte des histoires individuelles, des hashtags et des demandes d’intervention auprès des gens au pouvoir. La conséquence de cette individualisation et médiatisation du conflit a été la continuation de la boucle, avec pour seule différence qu’il semblait que c’était aussi les victimes elles-mêmes qui l’alimentaient.
Nous devons donc nous demander pourquoi nous laissons cela se produire. Est-ce simplement que nos luttes collectives ne sont pas assez fortes ? Ou bien sommes-nous vraiment, en tant qu’individus, tellement tentés par la promesse de reconnaissance des médias sociaux que nous revenons volontiers à l’habitude et à l’impuissance du victimisme qui s’expriment si parfaitement dans ces films ? Et si c’est le cas, ne vaudrait-il pas mieux que les femmes et les personnes de couleur arrêtent de parler de viols et de la violence de la police ? Les individus qui affrontent leurs traumas sont-ils seulement les délicates petites choses qui affaiblissent la possibilité de la lutte de classes ? Certes non.
Mais s’il est fondamental de s’interroger sur la façon et les raisons pour lesquelles le discours dominant semble être capable d’étouffer les luttes collectives à travers la représentation sans fin de l’individu traumatisé, et la division sans fin des individus à partir de leurs traumas particuliers, il ne faut nullement penser que cette récupération soit en état de s’imposer à la totalité des comportements individuels et collectifs. Car si nous pensons ainsi, la loi est vraiment la seule solution. Même si ces films nous montrent la véritable issue du discours dominant, ils sous-estiment gravement non seulement le potentiel de la lutte collective, mais aussi de la majorité des individus qui affrontent leur trauma. Par exemple, si toutes les femmes, une sur trois, qui ont subi des violences sexuelles ou physiques, ou tous les hommes noirs, trois sur dix, qui ont été victimes aux Etats-Unis de violences de la part de la police, partageaient le destin de Cassandra et Carter, il n’en resterait pas beaucoup. Mais, en fait, un monde de victimes individuelles complètement détruites et définies par leur statut de victimes n’est rien d’autre qu’un fantasme de Hollywood.
We may destroy you
La série TV anglaise I may destroy you [Je pourrais te détruire], basée sur les expériences de viol de l’auteur et actrice principale, Micaela Coel, explore le rôle néfaste des médias sociaux et leur « caisse de résonance » de « douleur et frustration » sur l’individu. A un moment donné, la protagoniste, habillée en diable (contrairement à Cassandra toujours habillée en ange), joue le rôle d’une sorte de super-victime des médias sociaux, la « consolatrice des faibles et vengeresse des hommes méchants », jouissant du pouvoir et de la reconnaissance que cela lui donne. Mais elle refuse finalement les simplifications violentes des médias sociaux, explorant la relation entre elle-même, son viol, son violeur et son entourage et le contexte et les contradictions qui ont permis que cela se produise. Loin d’être décontextualisé, le trauma peut vous contraindre à une confrontation profonde et complexe avec votre contexte, une confrontation qui, au lieu de vous définir, vous pousse à affronter et à refuser votre isolement, approfondissant la compréhension de tout ce qui a produit le trauma et donc la possibilité et la volonté de le combattre.
Dans I may destroy you, la reconnaissance et la confrontation de la protagoniste avec son statut de victime et ce qui a produit le trauma ne reconfirment pas son statut d’objet – la femme détruite – mais engage le personnage vers un état de sujet actif – la destructrice potentielle – : « Je suis descendue loin, loin dans les ténèbres, et ces ténèbres sont maintenant en moi, et te regardent, il se pourrait donc que je semble un peu plus effrayante que la dernière fois où tu m’as vue ».
Partant de ce processus individuel et personnel, par lequel on se confronte avec son contexte, il faut arriver à reconnaître que c’est tout un système socio-économique qui vous produit en tant que victime. Et la seule force capable de détruire ce système, c’est une lutte collective, dans laquelle les individus isolés deviennent des sujets capables de briser collectivement le cercle vicieux du victimisme et de la reconnaissance, s’attaquant aux racines matérielles du système capitaliste. Mais même s’il y a clairement une large différence qualitative entre une lutte collective et une confrontation individuelle comme celle que décrit Coel, cela ne veut pas dire que la confrontation individuelle soit sans rapport avec la lutte collective. J’oserais même dire que la prochaine explosion de la lutte de classes ne sera pas lancée par les Cassandra et les Carter qui réaffirment leur statut de victimes, et retomberaient facilement dans la boucle de la victime individuelle, mais pas non plus par ceux qui ont toujours gardé le silence ou veulent que les autres le gardent, mais par le nombre toujours croissant de ceux qui ont reconnu, affronté et refusé leur statut de victimes et sont prêts à combattre collectivement contre le système tout entier qui cherche à les contraindre à l’accepter.
*NdT
Asad Haider : soutient, dans Mistaken Identity (publié en août 2021), que la politique identitaire n’est pas une avancée des luttes anti-racistes, mais une stratégie pour les neutraliser.