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« Au-delà des quenelles, il faut remettre du politique »

Julien Salingue est membre de l’observatoire des médias, Acrimed, et docteur en science politique de l’Université Paris 8. Le 22 novembre dernier, il s’est exprimé dans Ce soir (ou jamais !) (France 2) au sujet du discours médiatique français et des dangers qui planent sur la liberté d’informer. Le site d’Égalité et Réconciliation (E&R), mouvement dirigé par Alain Soral, a ensuite diffusé un extrait de ses propos. De son côté, Julien Salingue demandera un droit de réponse et une confrontation publique avec Soral. Il est l’un des rares en France à avoir suggéré ce type de rencontre avec le polémiste. Suite à l’effervescence médiatique et politique françaises autour du geste de « la quenelle », FDC interroge Salingue sur la popularité de ce geste, les suites de son échange avec Soral, sur ce qu’incarne politiquement le duo ‘Soral-Dieudonné’, sur les raisons de leur succès et sur ce qu’ils symbolisent de dangereux politiquement dans un climat français inquiétant.

* * *

Femmesdechambre.be : Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer la proposition d’une confrontation publique avec Alain Soral sur les ondes de la radio française Beur FM ?

Julien Salingue : Tout d’abord, je souhaite préciser que j’ai accepté de répondre à cette interview dans la mesure où celle-ci me permet de sortir du « tête-à-tête » dans lequel Alain Soral semble vouloir m’enfermer depuis quelques semaines. Mon objectif est de discuter du fond politique, et non de polémiquer avec cet individu. Ceci étant dit, je tiens à rappeler que je n’ai pas lancé, sur Beur FM, de proposition de confrontation publique avec Soral. Comme je l’ai rappelé récemment sur mon blog, « l’histoire » a commencé plusieurs jours auparavant, lorsque le site d’’Égalité et Réconciliation’ (ER) a publié un extrait de l’une de mes interventions lors de l’émission de Frédéric Taddeï, dans une version retouchée puisqu’une incrustation a été rajoutée qui affirme que je mets une « quenelle » à Laurent Joffrin (Directeur de la rédaction du journal Le Nouvel Observateur, ndlr).

Après avoir reçu de nombreux messages me demandant si j’avais rejoint ER et/ou le « mouvement de la quenelle », j’ai décidé d’écrire au site en leur demandant un droit de réponse et une hypothétique confrontation avec Soral. Mon objectif était simple : faire la démonstration du caractère antagonique des positions politiques de Soral/ER et des miennes, afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Quelques jours plus tard, ER a rendu public mon mail et m’a répondu : j’ai dès lors accusé bonne réception de cette réponse, en direct, lors d’une émission sur Beur FM.

FDC : A la fin de sa dernière vidéo, Alain Soral vous reproche de ne pas avoir accepté le débat, il discrédite votre discours et plus particulièrement votre critique des médias en invoquant une de vos références : « Bourdieu, c’est de la merde » et enfin, il vous reproche « un paternalisme à la socialiste » envers la population maghrébine en vous rendant sur Beur FM. Que lui répondez-vous ?

J.S. : Je ne vois pas bien ce que Soral discrédite dans sa dernière vidéo, si ce n’est lui-même. Fidèle à ses méthodes malhonnêtes, il ne parle pas de ce que je dis ou ce que j’écris, mais utilise de risibles raccourcis pour essayer de me discréditer. Il commence par expliquer que je suis docteur en science politique de l’Université Paris VIII et que ma pensée est donc celle de Pierre Bourdieu. Alain Soral devrait se renseigner : contrairement à Deleuze, Foucault ou Bensaïd, Bourdieu n’a pas enseigné à Paris VIII, mais à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et au Collège de France. À l’appui de sa « démonstration », Soral met en avant un court extrait vidéo dans lequel j’évoque, lors d’une conférence, un article fondateur de Pierre Bourdieu sur les sondages (« L’opinion publique n’existe pas »), puis un extrait de Bourdieu lui-même, avant de laisser entendre que comme « Bourdieu, c’est de la merde », alors Salingue doit être de la merde aussi.

Une belle manipulation : à aucun moment Soral ne parle de ce que je dis ou écris. Même procédé avec Beur FM : je participe régulièrement à une émission d’actualité sur cette station de radio, et Soral se contente de stigmatiser le patron de Beur FM pour disqualifier ma personne, sans toutefois citer aucun de mes propos pour appuyer les siens. Chacun avouera que ces procédés sont la preuve d’une rigueur intellectuelle à toute épreuve ! Mon rôle n’est pas ici de défendre les uns ou les autres, même si je dois avouer que les jugements péremptoires de Soral sur Bourdieu ont tendance à me faire sourire, mais seulement de signaler ceci : alors que j’ai écrit plusieurs dizaines d’ouvrages, chapitres d’ouvrages ou articles, Soral n’en cite aucun, tout en prétendant me critiquer. Pour quelqu’un qui se dit intellectuel, c’est un peu léger. Mais révélateur.

Idem pour les propos imbéciles tenus par Soral à mon encontre : sur son compte Twitter, il a affirmé que j’avais fait « caca culotte », et il m’appelle désormais « la vache qui rit » car je porte des boucles d’oreille… Je rappelle que Soral aime à dire qu’il est « très très bon sur le plan du concept »…

FDC : N’y a-t-il pas eu maladresse de votre part en demandant à Soral une confrontation de point de vue pour finalement écrire que ce n’est pas débattre avec lui qui vous intéresse mais obtenir un droit de réponse sur le site d’ ‘Égalité et Réconciliation’ ?

J.S. : Si maladresse il y a eu, c’est d’avoir cru l’espace d’un instant que Soral et ‘Égalité et Réconciliation’ (ER) ne manipuleraient pas mes propos et ma démarche. Je le répète : j’ai dès le début demandé un droit de réponse sur le site d’ER. La proposition de confrontation publique ne venait qu’après. Et qu’on ne s’y trompe pas : mon seul objectif était de rendre visible l’antagonisme entre nos orientation politiques, pas de deviser poliment avec un individu qui se définit lui-même comme « national-socialiste »… Le ton de la réponse d’ER et le déchaînement de haine et d’insultes qu’elle a déclenché, avec l’accord tacite d’ER puisque ce site est modéré et a accepté la publication de plusieurs dizaines de commentaires sexistes, homophobes et antisémites me visant nommément, m’ont suffi. Sans même parler des propos de Soral sur Twitter qui me traite, après m’avoir « invité à débattre dans les locaux d’ER » et alors que je n’ai pas encore répondu à cette proposition, de « petit prétentieux gauchiste »… Les choses sont désormais claires : je n’ai rien à voir avec Soral et ER, dont la vision du monde repose entre autres sur le culte du chef et l’apologie des violences homophobes, sexistes et antisémites ; et je n’aurais eu besoin ni de droit de réponse ni de confrontation publique pour le démontrer.

FDC : Vous êtes un des rares en France à avoir osé publiquement haranguer Alain Soral et lui proposer un vrai débat contradictoire. Comment expliquez-vous, qu’en France, si peu de journalistes ou d’intellectuels osent l’affronter ?

J.S. : Je ne suis pas dans la tête de ces journalistes et intellectuels. Je pense que certains d’entre eux pensent qu’il ne faut pas faire de publicité à Soral, tandis que d’autres refusent de le considérer comme un intellectuel avec qui il y aurait lieu de débattre.

FDC : Un livre intitulé : « Dialogues désaccordés », signé Éric Naulleau et Alain Soral est paru récemment. Ce qui ressort de différentes sources l’ayant lu, c’est que Naulleau botte en touche sur des vraies problématiques comme l’homogénéisation du discours dans les médias français. N’accorde-t-on pas un crédit à Alain Soral en ne répondant pas aux éléments réflexifs pertinents qu’il amène sur la place publique ?

J.S. : Cette interview n’est évidemment pas le lieu pour entrer dans le détail du discours de Soral, qui nécessite une étude rigoureuse et systématique. Que certains ont d’ailleurs déjà entreprise. Mais l’exemple de l’homogénéisation du discours dans les médias français est intéressant … Est-ce une trouvaille de Soral ? Absolument pas ! Cela fait près de 20 ans que ce sujet est traité de diverses manières, par des intellectuels, des militants, des journalistes… Je me contenterai de deux exemples : l’observatoire des médias Acrimed propose depuis plus de 15 ans des analyses précises, argumentées, sourcées, sur cette question (entre autres) ; le documentaire « Les Nouveaux chiens de garde », qui a connu un vrai succès en salles malgré une quasi-absence de promotion dans les médias, démontre lui aussi que le pluralisme dans les médias n’est, dans la quasi-totalité des cas, qu’un leurre, dans la mesure où les éditorialistes et experts qui monopolisent la parole médiatique sont, finalement, d’accord sur l’essentiel.

Éric Naulleau botte en touche ? Il n’est pas le premier ! Et ce n’est pas « grâce » à Soral que l’on a pu le découvrir, même s’il aime se présenter comme un pionnier en la matière. Comme dans bien d’autres domaines, il ne fait en réalité que reprendre, en les déformant et en les colorant de théories complotistes (« manipulation triangulaire », « loi du Talmud », « oligarchie mondialiste », etc.), des thèses qui ont été développées, et qui le sont toujours, par d’autres. Je pourrais également prendre ici l’exemple de la critique d’Israël et du sionisme : personne n’a attendu Soral pour le faire, et ce de manière plus précise et pertinente que lui.

FDC : Que révèle selon vous cet engouement autour de « la quenelle » ? Rappelons qu’Alain Soral a fait ce geste devant le Mémorial de la Shoah de Berlin …

J.S. : Je n’ai pas spécialement envie de rejoindre la cohorte de celles et ceux qui, ces derniers jours, prétendent expliquer de manière univoque ce que signifie la « quenelle », en général et dans l’esprit de ceux qui se photographient en faisant ce geste. Pour certains d’entre eux, il s’agit probablement d’un geste qui dit « ras-le-bol de se faire manipuler, voilà ce qu’on pense du système », et on ne saurait leur reprocher de vouloir exprimer ce ras-le-bol. Pour d’autres, qui se font photographier devant des synagogues, d’autres lieux associés au judaïsme ou pire, comme Soral, à proximité de lieux commémorant le génocide juif, la portée antisémite du geste est incontestable. Enfin, quand des hiérarques du Front National s’y mettent, on est à mi-chemin entre la fausse posture « antisystème » du FN et le vrai fond antisémite qui imprègne toujours de nombreux cadres du parti.

J’invite toutefois ceux qui croient que ce geste est juste « anti-système » à se demander quel point commun ils ont avec le négationniste Faurisson, le président d’honneur du FN Jean-Marie Le Pen, des policiers ou des militaires d’extrême-droite qui posent devant la « rue des Juifs » et, dans un autre registre, le multimillionnaire Nicolas Anelka, qui vit du « système » en faisant de la publicité pour Quick, pour le groupe Danone ou pour la marque Puma, ou avec le multimillionnaire Tony Parker (Kellog’s, Renault, SFR, etc.). Il n’y a pas de « mouvement de la quenelle », mais une juxtaposition composite de personnes qui font ce geste pour des raisons très diverses, avec de bonnes ou de mauvaises intentions. Le problème est que ce sont les malintentionnés qui raflent la mise, en instrumentalisant un ras-le-bol bien réel pour appuyer une idéologie nauséabonde.

FDC : Ceux et celles qui veulent interdire les spectacles de Dieudonné ou qui se lancent dans une « chasse à l’homme » envers les auteurs du geste ne leur font-ils pas de la pub et ne sont-ils pas contre-productifs dans leur combat contre ce geste ?

J.S. : Oui, d’ailleurs, j’invite également tous ceux qui depuis quelques jours délirent, car il n’y a pas d’autres mots, autour de la « quenelle », à arrêter les frais : ne se rendent-ils pas compte qu’en traitant indifféremment les « quenelles ras-le bol » et les « quenelles » antisémites ils contribuent à créer cette cohésion, cette cohérence, que les malintentionnés souhaitent précisément revendiquer ? Ne se rendent-ils pas compte qu’ils contribuent à transformer en hérauts de la lutte contre le « système » des individus qui n’avaient jamais rêvé d’avoir une telle publicité ? Quand on voit que c’est Meyer Habib, député ultra-sioniste représentant notamment les Français d’Israël, qui déclare qu’il s’agit désormais de légiférer pour interdire la « quenelle », on se dit que pour certains, c’est l’occasion rêvée : utiliser cette affaire pour faire taire toute critique d’Israël en prétendant qu’elle serait nécessairement antisémite…

Il faut remettre les choses à leur place : il y a des antisémites en France, et il s’agit de les combattre implacablement. Mais il ne faut pas tout confondre. On assiste en effet à un dangereux jeu de miroirs, avec d’un côté de faux rebelles antisémites qui surfent sur un vrai ras-le-bol à l’égard des dégâts du système capitaliste, et de l’autre des vrais défenseurs de ce système qui tentent de faire taire toute contestation en prenant pour cible symbolique ces faux rebelles. Le problème est de remettre de la politique dans tout ça, au-delà des « quenelles », et de regrouper celles et ceux qui en ont vraiment ras-le-bol autour d’objectifs concrets et de luttes réelles et non dans un soi-disant défi symbolique par un geste ambivalent.

Où sont les Soral & Co lorsqu’il s’agit de soutenir des salariés en lutte, de demander des augmentations de salaires, d’exiger l’interdiction des licenciements boursiers ou de défendre les services publics ? Nulle part. Et ce n’est pas avec des « quenelles » qu’on va obtenir tout ça… Sans même parler de combattre effectivement la politique de l’État d’Israël, beaucoup plus inquiet du développement de la campagne internationale de Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) que des élucubrations canapesques d’un Soral, qui semble avoir découvert le mois dernier l’existence d’une campagne qui dure pourtant depuis plus de 8 ans !

FDC : L’auteur du geste de la quenelle est l’humoriste Dieudonné. Ce dernier s’affirme « côte à côte avec Alain Soral ». Que pensez-vous de ce compagnonnage ?

J.S. : Je dois reconnaître que pendant très longtemps Dieudonné m’a fait rire. J’étais de ceux qui connaissaient ses sketches par cœur, qui les récitaient en soirée, etc. Lors de l’affaire du sketch chez Marc-Olivier Fogiel, j’ai défendu Dieudonné, par écrit et dans des réunions politiques, estimant que même si le sketch n’était pas très drôle il n’avait rien d’intrinsèquement antisémite. Puis il y a eu la suite, le rapprochement avec Le Pen, le happening avec Faurisson, l’obsession de plus en plus maladive sur les Juifs, et les propos indubitablement antisémites. Et donc, de mon point de vue, un fossé.

Il n’est pas étonnant que dans cette lente dérive, il ait fini par croiser la route d’Alain Soral, qui a parcouru, à l’égard de Dieudonné, le chemin inverse du mien. Rappelons en effet que Soral écrivait, il y a un peu plus de 10 ans, que Dieudonné était « inculte » et « pas drôle », lui reprochant notamment de ne pas dénoncer « cette « communauté invisible » certes surreprésentée dans le show-biz en termes de quotas, mais à laquelle il doit son doux statut de rigolo ». Chacun aura compris qui est la « communauté invisible » dénoncée par Soral, qui considère désormais que Dieudonné est « le comique le plus doué de sa génération ». Les temps changent…

Dieudonné et Soral se retrouvent aujourd’hui dans une dénonciation commune des méfaits du « lobby sioniste », de la supposée influence démesurée des Juifs, mais également dans une posture de victime du « système », ostracisée et censurée car proférant des vérités que « certains » ne veulent pas entendre. Ils sont en quelque sorte des compagnons d’infortune, davantage réunis dans une posture commune et face à un ennemi commun que par un quelconque projet politique ou même une idéologie commune.

Cette alliance entre l’ancien militant antiraciste et l’ancien cadre du Front National est finalement dans l’air du temps, où l’on a du mal à distinguer la gauche de la droite, la droite de l’extrême-droite, le racisme anti-Roms de Manuel Valls et celui des élus locaux de l’UMP, le tout sur fond de crise économique et sociale. Il n’est finalement pas étonnant, même si on peut le regretter, que le déchaînement quasi-unanime contre Dieudonné suite à son sketch chez Fogiel l’ait conduit, petit à petit, à se rapprocher d’un individu qui se pose comme « anti-système » et dénonce l’influence du « sionisme » dans l’ensemble des sphères de pouvoir.

Signalons toutefois que Dieudonné-Soral, ce n’est pas le comique stupide et le politique malin. Dieudonné fait de la politique en-dehors de ses sketchs, il prend des positions politiques, il fait des déclarations politiques et s’en félicite.

FDC : Pensez-vous qu’il faille interdire les spectacles de Dieudonné comme le suggère le Ministre français de l’Intérieur, Manuel Valls (PS) ?

J.S. : Non, je suis évidemment contre toute interdiction des spectacles de Dieudonné, pour une raison de principe (la défense de la liberté d’expression) et pour une raison de circonstance (cela ne peut que lui faire encore plus de publicité). À cet égard, je trouve cela particulièrement déplacé, pour ne pas dire honteux, qu’un Manuel Valls, qui explique que les Roms « n’ont pas vocation à s’intégrer en France » ou qui s’en prend régulièrement aux Musulmans, devienne soudain un antiraciste qui va interdire les spectacles de Dieudonné. De même, je pense que Christiane Taubira, qui fait partie du même gouvernement que Valls et qui a même fait tribune commune avec lui lors d’un meeting du PS « contre le racisme » (sic), aurait mieux fait de s’abstenir. Ils n’ont aucune légitimité pour faire des déclarations dénonçant le racisme anti-juifs de Dieudonné et contribuent même, en donnant l’image de pouvoirs publics voulant faire taire un individu, à entretenir l’image de « victime du système » dans laquelle il se complaît.

Mais je suis également contre le fait que Dieudonné soit idéologiquement « protégé » par son statut d’artiste : il fait de la politique, et il en fait avec des individus clairement identifiés à l’extrême-droite. Il ne doit donc pas être, idéologiquement, ménagé.

FDC : Vous avez beaucoup écrit sur le conflit israélo-palestinien, notamment un ouvrage intitulé : « Israël, un État d’apartheid ? », co-​​édité avec Céline Lebrun et votre thèse de doctorat portait sur le sujet. Selon vous, Soral exagère-t-il l’influence du lobby pro-israélien sur la politique française ?

J.S. : Il existe un lobby pro-israélien en France, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. J’en ai moi-même fait les frais à plusieurs reprises, entre autres lorsque le colloque duquel a été tiré l’ouvrage que vous évoquez a été frappé d’une mesure d’interdiction suite à diverses pressions politiques, entre autres du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, ndlr). Le problème n’est donc évidemment pas question de nier l’existence de ce lobby ou de sous-estimer son influence, qu’il s’agisse de ce type de censure ou de la criminalisation du mouvement BDS (la campagne internationale BDS – Boycott Désinvestissement Sanctions – appelle à exercer des boycotts économiques, académiques, culturelles et politiques sur l’État d’Israël, ndlr).

Le problème avec Soral et son discours sur le lobby pro-israélien n’est finalement pas quantitatif mais qualitatif. Pour le résumer simplement en une question : ceux qui font la politique étrangère de la France (politiques, hauts fonctionnaires) pensent-ils en priorité, au-delà des désaccords qu’ils peuvent avoir entre eux, aux intérêts de la France ? Pour moi la réponse est clairement oui. Il existe un impérialisme français, et la France essaie de défendre et/ou d’étendre ses intérêts à l’étranger, par la diplomatie et par les guerres. Pour Soral, la réponse n’est pas celle-ci, et il accuse divers politiques et intellectuels de faire primer les intérêts d’Israël sur ceux de la France. En d’autres termes, en raison de l’influence du lobby pro-israélien, la politique étrangère de la France se ferait à l’avantage des intérêts d’Israël et au détriment des intérêts français.

C’est là où il y a un problème majeur. Imaginez-vous sérieusement une réunion avec Hollande, Ayrault, Le Drian, Fabius, etc… où ces braves gens se demanderaient « Qu’est-ce qui est le mieux pour Israël ? » sans se demander d’abord ce qui est bon pour la France ? Une réunion qu’ils concluraient par « Bon, c’est mauvais pour nous, mais comme c’est bon pour Israël, on va quand même le faire » ?

FDC : Avez-vous un cas concret où la France fait primer ses intérêts sur ceux d’Israël ?

J.S. : Oui, le cas de la guerre en Libye est exemplaire ! Par raccourcis, Soral explique que cette guerre a été conduite par la France pour protéger Israël. Comment ça marche ? 1) Bernard-Henri Lévy a été à la pointe du combat idéologique pour l’intervention française en Libye. 2) Or, Bernard-Henri Lévy a déclaré que les « printemps arabes » étaient une bonne nouvelle pour Israël. 3) Donc la guerre en Libye a été menée pour les intérêts d’Israël.

On se rend bien compte de la faiblesse de l’argumentation… Chacun s’accordera à constater que c’est aux États-Unis que le lobby pro-israélien est le plus fort. Cela n’a pas empêché les États-Unis, récemment, de parrainer un « deal » au sujet du nucléaire iranien qui a fait hurler de rage le gouvernement israélien. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce qu’ils ont pensé que c’était bon pour les intérêts des États-Unis. Pourquoi la France a tenté de s’opposer à ce deal ? Parce qu’ils ont pensé qu’il était défavorable aux intérêts français…

Alors oui, bien sûr, le lobby pro-israélien tente de peser, et pèse souvent, sur la politique française. Mais il ne faut pas renverser la perspective : la France est un vieil impérialisme, en déclin mais aguerri, qui pense avant tout à ses propres intérêts. Si ceux-ci passent par une alliance avec Israël, alliance il y aura. Si ceux-ci passent par un refroidissement des relations avec Israël, refroidissement il y aura. Prétendre que c’est le lobby pro-israélien qui ferait la politique étrangère de la France est non seulement erroné sur le plan de l’analyse, mais dangereux idéologiquement (ce que Soral sait très bien), car ceux qui, en dernière analyse, pourraient faire primer les intérêts d’Israël sur ceux de la France sont, bien évidemment, les Juifs.

Dans un entretien exclusif accordé à notre site, l’humoriste controversé déclare au sujet d’Alain Soral : « Nous participons chacun à écrire une page de l’histoire de ce pays… ».

FDC : Le soutien populaire important que reçoit d’une part Soral et d’autre part Dieudonné est-il révélateur d’un malaise français ? Finalement, qu’incarnent-ils comme problèmes politiques ?

J.S. : Je me garderais bien de parler de « soutien populaire important » concernant Soral. Rien ne permet de le mesurer, à moins de considérer que l’importante fréquentation du site ER équivaille à un « soutien populaire ». Je n’y crois pas. Les réunions ou apparition publiques d’ER et les conférences de Soral restent relativement confidentielles, ce qui est un indicateur qui me semble beaucoup plus pertinent que la fréquentation d’un site. Le succès de Dieudonné est quant à lui incontestable, ne serait-ce que par la fréquentation de ses spectacles ou par la diffusion de ses vidéos. Cela équivaut-il toutefois à un « soutien » ? Je n’en sais rien, car rien ne permet aujourd’hui de le mesurer. Je rappelle que l’alliance Dieudonné-Soral sur la « la liste antisioniste » a fait un bide monumental…

Il ne s’agit toutefois pas de sous-estimer l’ampleur du phénomène, a fortiori ces dernières semaines avec l’hypermédiatisation de Dieudonné et des « quenelles ». Dieudonné, et il le dit lui-même, incarne quelque chose qui le dépasse largement. Provocation, irrévérence, défi à l’égard de certains représentants du « système » (notamment Manuel Valls)… tout ceci fait évidemment écho à ce ras-le-bol que j’évoquais tout à l’heure et à un désenchantement, pour ne pas dire un dégoût, à l’égard de la politique, du politique et des hommes politiques.

Nous sommes gouvernés par des gens qui avaient promis un changement qui n’est jamais venu. Nous sommes gouvernés par des gens qui théorisent, explicitement ou implicitement, l’impuissance du politique face à la finance et aux firmes multinationales. Nous sommes gouvernés par des gens qui prétendent être « de gauche » et qui continuent à expulser les sans-papiers, refusent le droit de vote aux étrangers et mènent des expéditions militaires néo-coloniales. Et j’en passe. Et, face à cela, les résistances sont relativement faibles et, surtout, les victoires sont quasi-inexistantes. On lutte pour défendre son emploi, on lutte contre les délocalisations, on lutte contre les baisses de salaire… mais à de rares et remarquables exceptions près, on perd.

Tout ceci constitue selon moi un cocktail explosif qui peut donner des résultats assez improbables, dont le « phénomène Dieudonné » fait partie : un ras-le-bol des élites politiques et médiatiques, une prise de distance par rapport aux vecteurs traditionnels de mobilisation (partis, syndicats, associations), et la montée des violences sociales (réelles ou symboliques) et de l’exaspération, sans que celle-ci ne trouve à s’exprimer. L’audience de Dieudonné et, dans une certaine mesure, de Soral, est à penser dans ce contexte : leur non-appartenance à la sphère des élites politiques (et l’hostilité qu’ils subissent de la part de ces dernières), leur posture hors-système, voire anti-système, l’apparente radicalité de leur discours, leur vision du monde articulée autour des réseaux, des lobbys, des groupes occultes, etc. Aussi : la crudité, voire la violence, de certains de leurs propos, peuvent « coller » et correspondre à un ras-le-bol, à une volonté de mettre les pieds dans le plat.

Tout ceci est inquiétant dans la mesure où finalement les accointances de Soral et de Dieudonné avec l’extrême-droite organisée, de même que le fond antisémite de leur discours, sont finalement passés, par une partie de leur public, par pertes et profits. Or, il faut se dire les choses clairement : ils feront campagne pour le FN lors des prochaines élections nationales, comme Soral l’a déjà fait en 2007 et en 2012.

FDC : En Belgique, d’aucun trouve la situation française inquiétante : les importantes manifestations contre le mariage homosexuel, la montée en puissance de Marine Lepen, les propros de Valls sur les Roms, etc. Le discours de Soral est aussi racialiste, homophobe, misogyne : participe-t-il d’une radicalisation globale du discours français ?

J.S. : La situation en France est en effet, à bien des égards, inquiétante. Deux éléments se conjuguent : la défaite de la droite aux dernières élections nationales et la politique menée par le gouvernement PS depuis un an et demi.

Beaucoup, à droite, ne se sont pas remis de la défaite. Cela faisait 10 ans qu’ils étaient aux commandes du pays, et une certaine génération politique, la « génération Sarkozy », n’avait jamais été réellement dans l’opposition. Cela suscite chez eux une rancœur et un ressentiment qui les amène à tout envisager pour revenir au pouvoir, y compris des alliances directes et ouvertes avec le FN ou, pour les moins « radicaux », une extrême-droitisation du discours qui ne s’encombre guère de détails humanistes. Mais cela réveille aussi plus généralement, dans la France de droite, les vieux démons de la réaction : on déserte le champ politique, dans lequel on est minoritaire, pour occuper celui des « valeurs », de la « tradition » ; on s’en prend à tous ceux qui ne sont pas la « vraie France » ; et on se contrefiche des règles de la démocratie parlementaire qui ne font pas partie en réalité, à l’échelle de l’histoire des « Républiques » en France, du patrimoine génétique de la droite.

Le PS, quant à lui, mène une politique dans la continuité de celle des gouvernements précédents, et refuse d’apporter de véritables réponses à la crise. Je n’entrerais pas dans le détail ici, me contenant de souligner que cette continuité n’est pas seulement législative mais aussi une continuité vécue, dans leur chair, par des millions de personnes en France, dont la situation ne cesse de se dégrader depuis de longues années. La droite a échoué et ne propose rien car la gauche fait ce qu’elle aurait fait : voilà qui offre un boulevard au FN et aux divers pourfendeurs de « l’UMPS » (expression régulièrement employée par Soral). A fortiori dans la mesure où la gauche radicale est en crise, minée notamment par des débats sur son rapport au PS et à l’exercice du pouvoir, sa sous-estimation de la racialisation des rapports sociaux et de la puissance du racisme comme arme d’oppression et de division massive, et par la succession de défaites sociales au cours des dernières années, qui tend à décrédibiliser les solutions collectives prônées par les divers courants qui se situent à la gauche du PS.

FDC : Peut-on parler d’une radicalisation globale du discours politique en France ?

J.S. : Je crois qu’il est trop tôt pour le dire. Ce qui est certain, c’est que la droitisation du PS, l’extrême-droitisation de l’UMP et la banalisation du FN participent d’un déplacement du centre de gravité de la vie politique vers la droite, très très à droite. C’est dans ce contexte que les idées de Soral et des siens peuvent vivre et se développer. Quand bien même, Soral et ER se situent essentiellement au niveau du discours, et non de la construction de structures politiques classiques.

C’est finalement la force et la faiblesse de ce type de courant politique. La force, car leur discours mouvant et souvent protéiforme peut séduire des publics divers et apparaître crédible comparé aux fausses promesses des partis de gouvernement. Mais c’est également leur faiblesse, car ils se développent principalement à cause d’une démoralisation générale qui est liée à une perte de crédibilité de la perspective de réellement « changer les choses ». C’est à cela qu’il faut s’atteler aujourd’hui : si la lutte contre l’influence de Soral et consorts passe par un combat sur le plan idéologique, celle-ci ne sera pas victorieuse si elle ne s’accompagne pas de la (re-)construction, par en bas, de cadres de solidarités et de luttes collectives, antiracistes, progressistes, internationalistes, contre les dégâts de la crise, pour une vraie répartition des richesses et pour une démocratie réelle.

interview par Aurore Van Opstal

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