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Si j’avais un marteau : Réflexions autour d’une célèbre chanson

Laurent Lévy

En hommage à Pete Seeger, qui vient de nous quitter à l’âge de 94 ans, nous republions ce texte d’hommage, publié ici même il y a sept ans, où il est question de Pete Seeger bien sûr mais aussi de Claude François, de Paul Robeson, du Mac Carthysme et de la « Guerre au Terrorisme »... (LMSI)

La chanson avait frappé mon oreille au moment même où j’entrais dans la Fête de l’Humanité. Elle animait l’une des attractions foraines par lesquelles les visiteurs étaient accueillis.

Dans une autre vie, lorsque je militais au parti communiste, je n’aurais pas manqué une Fête de l’Huma. À plus d’une reprise, j’y étais arrivé à l’avance, pour aider à monter le stand de ma fédération… A cette époque, il n’y avait pas de stands « commerciaux » sur la fête – ou bien ils n’étaient pas si voyants. Il n’y avait que les stands militants, que des femmes et des hommes bénévoles animaient pour financer l’activité de leur organisation, et aussi pour l’y renforcer, là, sur place. Mais peu importe à présent.

Ce n’est pas d’abord à cela que je pensais en entendant Claude François sautiller :

« Si j’avais un marteau (oh, ho !) ».

C’était le deuxième week-end de septembre de l’année 2001. Quelques jours plus tôt, les deux tours jumelles du World Trade Center, le « centre du marché mondial », s’étaient effondrées sous les coups de boutoirs de deux avions de ligne. Les américains dénonçaient un homme dont même le nom était largement inconnu du grand public, Oussama Ben Laden. Ils dénonçaient le régime afghan des Talibans. Ils annonçaient une guerre prochaine. War on terror ! Guerre à la terreur, guerre au terrorisme.

« Si j’avais un marteau (oh, ho !) »

Cette chanson… Justement ici… Il fallait que je dise ceci à quelqu’un, au premier venu, peut-être. J’avais le sentiment ridicule d’être le seul à savoir ce qu’elle était vraiment.

Je déambulais dans les allées de la Fête. Des drapeaux américains. Des slogans de solidarité avec les États Unis. Je n’avais pas entendu Robert Hue, alors secrétaire général, mais on murmurait qu’il avait éprouvé le besoin d’affirmer sa solidarité « avec le peuple américain et les dirigeants qu’il s’est donné ». Je me disais que les communistes s’en étaient donné de bien étranges, de dirigeants. Au fil des débats de la Fête, je découvrirai avec effarement leur inaptitude à penser le monde. Seuls quelques spécialistes non communistes des questions internationales ou du Moyen Orient diraient des choses utiles. Peu de temps après, lorsque les premières bombes à fragmentation tomberaient sur l’Afghanistan, j’entendrai même l’un des plus hauts responsables du parti de Gabriel Péri dire le plus tranquillement du monde que Bush avait raison, que « nous » étions passés à côté du danger nazi dans les années 20 du vingtième siècle, et qu’il ne s’agissait pas de recommencer aujourd’hui, avec un danger tout aussi inquiétant…

Mais pour l’heure, c’est Claude François qui sautillait dans ma tête.

Je rencontrai une amie et lui racontai. « Il faut que tu racontes ça à R. ! », me dit-elle. R., vieux coco nostalgique, il aimerait cela. Je racontais l’histoire à R.

« Si j’avais un marteau… », « If I had a hammer… ».

La chanson de l’idole yé-yé était en fait une adaptation, comme souvent bien dépourvue de saveur et vidée de sens, d’une chanson de Pete Seeger et Lee Hayes, composée dans les années quarante, et chantée pour la première fois lors d’un concert de soutien aux dix dirigeants du parti communiste américain alors emprisonnés, et dont la condamnation à de lourdes peines allait marquer un point tournant de la chasse aux sorcières aux États Unis. On avait découvert le pot aux roses : ces hommes, dont aucun ne devait posséder une arme, et qui dirigeaient un parti de quelques pauvres milliers d’adhérents, projetaient de renverser par la force le gouvernement et la Constitution des États-Unis. Les preuves ? Elles étaient dans les œuvres de Marx et de Lénine dont ils faisaient, disait-on leur pain quotidien, et qu’ils utilisaient à la formation de leurs militants.

R. était très ému. Il servit une nouvelle coupe de champagne. Il s’étonnait de ne pas savoir cela. Il avait des excuses.

J’avais toujours aimé Pete Seeger et les courants folk de la chanson américaine dont il est l’un des représentants les plus fameux. Je savais qu’il était nettement « de gauche ». Beaucoup de ses chansons parlent à cet égard d’elles-mêmes, que ce soient celles composées pour les syndicats, pour les droits civiques des Noirs, contre la guerre du Vietnam. Militant communiste, je me suis beaucoup intéressé au communisme et à son histoire. J’avais pourtant longtemps ignoré que Seeger avait lui-même été un militant du parti communiste américain, et qu’il avait d’ailleurs payé cher sa fidélité à ses choix de jeunesse.

Pete Seeger (Photo : Anthony Pepitone)

Aujourd’hui, « Si j’avais un marteau » n’évoque quasi rien à personne, si ce n’est, pour les gens d’un certain âge, un air yé-yé complètement insipide chanté, entre autres, par Claude François. Mais à la première écoute, n’importe quel américain, qu’il fût ou non agent du FBI, savait dans les années quarante que cette chanson était, ne pouvait être, qu’une chanson de rouges. N’évoquait-elle pas le « marteau de la Justice », avec lequel faire disparaître angoisse et danger, et sculpter l’amour entre les hommes ? La « cloche de la Liberté » qui sonnait aux mêmes fins ?

Mais, dira-t-on, il ne faut rien exagérer. La « chasse aux sorcières », tout de même, ne visait que les communistes ; pas tous ceux qu’on appelait « libéraux », c’est à dire les militants des libertés publiques. Voire. Parmi les questions que l’on posait aux personnes convoquées devant la « commission des activités non-américaines », principal instrument de cette « chasse » à l’échelle du pays, se trouvait souvent la suivante (lorsque ces personnes étaient blanches) :

« Avez-vous des amis Noirs ? »

(plus subsidiairement, presque par métonymie : « Possédez-vous un disque de Paul Robeson ? »)

On imagine l’effet d’une réponse positive.

On demandait aussi :

« Allez-vous à l’office [religieux] ? »

Ou encore :

« Croyez-vous en Dieu ? ».

C’est bien sûr ici la réponse négative qui faisait mauvais genre.

Je n’ai pas vu, sur le moment, le coup venir. Mais quand j’entends aujourd’hui certains bons esprit expliquer : « je n’ai rien contre les musulmans : seulement contre les islamistes », je ressens, en pensant au maccarthysme des années cinquante une impression de déjà-vu. Où plaçait-on la barre du « communisme » dans l’Amérique de Edgar Hoover ? Des carrières ont été brisées pour une signature au pied d’une pétition. Où place-t-on, dans la France d’aujourd’hui, la barre de « l’islamisme » ? Pour certains, il doit suffire de fréquenter le site Internet oumma.com, ou de ne pas haïr Tariq Ramadan (que, soit dit en passant, les groupes « salafistes », eux, haïssent cordialement). Pour certains fonctionnaires des renseignements généraux, il suffit de s’être rendu en Arabie Saoudite, au prétexte douteux d’un pèlerinage (authentique !). Pour certains employeurs, voire certaines administrations, il suffit de porter la barbe. Je ne parlerai même pas du foulard…

L’un des enseignements de l’histoire de la « chasse aux sorcières » aux États-Unis est la puissance du raz-de-marée idéologique qui l’a accompagnée, l’a suivie, lui a durablement survécu. Comment les idées les plus élémentaires ont pu être diabolisées. Comment au nom de la lutte contre un danger, sans doute surestimé, mais réel (l’espionnage soviétique et le rôle de beaucoup de communistes américains dans ce cadre), on a fait crime d’opinions et de comportements qui n’avaient intrinsèquement rien de condamnable : pacifisme, antiracisme, goût de la justice sociale… La plupart des organisations de défense des libertés civiques et des droits de l’homme ont fini par s’y prêter, comme dans la France d’aujourd’hui, bien des « antiracistes » traditionnels se prêtent à l’islamophobie la plus caractérisée.

Le drame est que l’heure n’est pas propice aux idées complexes. Ce ne sont pas seulement les tours jumelles du « centre du marché mondial » qui se sont effondrées le 11 septembre 2001, mais aussi une certaine manière d’avoir droit à la parole. L’heure est aux évidences. Un apparent bon sens vaut mieux qu’un raisonnement, aussi pertinent soit-il ; et de ce point de vue, Nicolas Sarkozy peut en remontrer même à George Bush. Le partage du monde entre « bons » et « méchants » était déjà net dans l’idéologie américaine du temps de l’Union Soviétique. Mais la chute du Mur de Berlin n’y a pas mis fin ; elle lui a au contraire donné force et puissance. Dans le monde déstructuré de ce début de siècle, l’ennemi est invisible : il n’en est que plus dangereux. Ses amis, et même ceux qui font preuve à son égard de la moindre complaisance, doivent être identifiés, traqués, mis hors d’état de nuire. Comme le médecin qui n’identifie pas l’origine d’une infection peut ordonner un « antibiotique à spectre large », on pratique la stigmatisation, la discrimination, puis la haine « à spectre large », la paranoïa comme mode de gouvernement. L’affaire des bagagistes de Roissy à montré jusqu’où pouvait aller ce maccarthysme désormais planétaire. Il peut aller encore plus loin.

If I had a hammer... Si j’avais un marteau... Mais voilà : ce marteau reste à forger.

Laurent Lévy

EN COMPLEMENT

Pour en savoir plus sur Lee Hayes (en anglais) : http://www.jeffersonstarshipsf.com/weavers/leehays.htm

Pete Seeger :

 http://lmsi.net/Si-j-avais-un-marteau

COMMENTAIRES  

29/01/2014 06:58 par Dominique

La chanson folk (c’est comme ça qu’ils appellent ce style de chansons souvent contestataire, on dit plutôt chanson populaire en français, dans le sens original du mot avec des chansons comme la complainte de roi Renaud) US n’est pas morte. Voir par exemple David Rovics ou sur youtube. Certains disent de lui qu’il est la version musicale de Democracy Now lesquels on aussi un article sur Pete Seeger en ce moment avec une belle interview.

29/01/2014 08:23 par palamede singouin

Dans la France Vallseuse, il semblerait que le Conseil d’Etat ait vocation à s’ériger en commission Mac Carthy et que le Ministre des flics s’arroge le pouvoir de dire le Droit en dernier ressort.

29/01/2014 11:04 par kuira

Facilité, on publie un article déjà passé pour réagir vite à l’actualité.
Mais a-t-on vraiment besoin de taper encore un peu sur un parti déjà bien mal en point et sur le public d’une fête qui reste indispensable avec ses mérites et ses défauts.
Cela fait plaisir de savoir qu’on a un admirateur de Pete Seeger parmi les fans de LGS, il manque a essayer de donner des liens ou des articles sur l’homme, sa vie son oeuvre bien méconnus autour de nous. Même dans les rangs de proches, combien en savent un peu sur cette histoire pourtant déterminante dans bien des domaines ? Combien dans le grand public ne retiennnent (et encore que la présence de Pete et Bruce à l’investiture du président ?
Merci, d’informer, de faire savoir et connaître, nul besoin pour cela de marteau contre qui que ce soit.

29/01/2014 11:16 par GILLESPIE

Superbe commentaire, superbe chanson de Pete Seeger ("au fil des débats de la fête, je découvrais avec effarement leur inaptitude à penser le monde ..." et aussi, entre autres, "la plupart des ... bien des antiracistes traditionnels se prêtent à l’islamophobie" ... : oui, il y a ainsi des incohérences étonnantes que l’on retrouve dans les associations, Le Front de Gauche .... même avec la présence d’internet, j’en suis toujours stupéfaite !). En tout cas merci.
Décidément ce site est un trésor ! Immense gratitude aux administrateurs du site.
Je recommande dans la même veine le site INTERNATIONAL CLEARING HOUSE (ICH) en anglais.

29/01/2014 11:45 par kuira

un exemple
donner à voir et à entendre, apprendre, découvrir ou se remémorer.
Merci Pete

http://www.eldiario.es/cultura/musica/canciones-reivindicativas-Pete-Seeger_0_222927857.html

29/01/2014 13:38 par Dwaabala

Il serait plus séant de conclure comme le fait "le jeune correspondant de 21 ans" de l’Humanité (formé à la bonne nouvelle école donc), en citant P. Seeger qui disait en 1995 :
« Je m’identifie toujours comme communiste. Ce qu’en a fait la Russie à autant à voir avec le communisme que ce qu’en ont fait les Eglises avec le christianisme. »
Ce qui fait ainsi passer aux poubelles de l’histoire près de 70 de luttes progressistes et anti impérialistes et, en dégât collatéral, d’existence du PCF lui-même.
C’est pourquoi l’Humanité.fr d’hier pouvait titrer au sujet de l’Ukraine : Kiev : le combat continue malgré la démission du 1er ministre

29/01/2014 14:42 par Emilio

Un article et une brise d air frais dans ce monde.

En Amerique Latine , on parle ,et chante surtout, de chanson sociale . C est l ame des revolutions pour nous et l energie aussi .
Revolutions sans chansons sociales de lutte est meme impensable

De nombreux chanteurs ou groupes cubains.. Buena vista social club , Silvio Rodriguez et pour nous le chanteur argentin qui vit en Colombie et chante souvent a Cuba , Piero .. entre beaucoup d autres evidemment . Mercedes Sosa, argentina, Facundo Cabral, Quilapayun, Manu Chao ,Victor Jara ,etc...........
http://youtu.be/Pif3ao3aXME

30/01/2014 10:21 par spartacus

c’est trini lopez qui a popularisé la chanson"si j’avais un marteau" avec un succés mondial à la clef.Non l’ennemi n’est pas invisible,il a un nom capitalisme financier,des adresses, les bourses du monde.des serviteurs zélés ;les USA,l’UE,les émirats.les sionistes.

30/01/2014 11:53 par Relax

"If I had a hammer... Si j’avais un marteau... Mais voilà : ce marteau reste à forger."
La forge est toujours allumée. Il faut mettre le bleu de travail et rejoindre ceux qui continuent à le forger et non pas hurler avec la meute après eux !

31/01/2014 08:12 par Cunegonde Godot

Mettre en parallèle le maccarthysme et la soi-disant "islamophobie" présente, il fallait oser.
Le maccarthysme fut une lutte paranoïaque acharnée contre le progressisme en général, et le communisme en particulier ; l’islam actuel n’est absolument pas un progressisme, mais exactement le contraire, et certainement pas persécuté en France en tout cas. Il serait bon de garder les pieds sur terre. On est en plein délire, là !...

31/01/2014 12:04 par legrandsoir

La chasse aux sorcières n’a pas à être fondée, il lui suffit d’une ambiance et de l’air du temps. Que l’islam soit ou non progressiste (pourquoi une religion le serait-elle ?) n’a pas grand importance à partir du moment où il peut servir de repoussoir (comme pour l’antisémitisme, il suffit de lancer l’accusation).

01/02/2014 11:56 par Cunegonde Godot

Le Grand Soir : "La chasse aux sorcières n’a pas à être fondée, il lui suffit d’une ambiance et de l’air du temps. Que l’islam soit ou non progressiste (pourquoi une religion le serait-elle ?) n’a pas grand importance à partir du moment où il peut servir de repoussoir (comme pour l’antisémitisme, il suffit de lancer l’accusation)."

Il n’y a pas de chasse aux sorcières anti-islamique en France, aujourd’hui. Pas plus qu’il n’y eut de "montée de l’antisémistisme" il y a quelques années. Tout cela n’est que mayonnaise nauséeuse que le PS et une bonne partie de l’extrême-gauche, ensemble, font régulièrement monter, avec l’aide des médias, afin de masquer tous leurs renoncements (européistes, entre autres)...
S’il existe une chasse aux sorcières, c’est la chasse aux Français qui osèrent voter contre leur propre disparition lors du référendum du 29 mai 2005, bravant la caste politico-journalistique qui déversa sur le peuple dès le lendemain des tombereaux d’insultes, et ça continue plus que jamais. Si vous cherchez une chasse aux sorcières, elle est là, sous vos yeux. Encore faudrait-il les ouvrir...

02/02/2014 11:26 par CN46400

Cet article est faux, surtout sur la fête de l’Huma 2001. C’est P Le Hyaric et non R Hue qui a prononcé le discours dans lequel il n’a parlé que du "peuple américain" et pas des "dirigeants qu’il s’est donné". Par contre la minute de silence qu’il demanda fût écourtée par la foule elle-même.

Comme quoi la mémoire n’est pas, toujours, le point fort des "ex", de quelque parti qu’ils sortent....

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