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Que signifie une « guerre humanitaire » ?

« Les médias sont les premiers mécanismes de destruction massive » (Resumen Latinoamericano)

Dans les milieux alternatifs circule principalement l’idée que les grandes entreprises de médias et, par extension, les médias qu’elles contrôlent, sont des armes dans les mains des puissants pour développer les guerres et contrôler le pouvoir. Mais la politologue Ángeles Díez est allée un pas plus loin : ces grands groupes commerciaux sont « en eux-mêmes la guerre et le pouvoir ». De fait, leurs principaux intérêts souvent ne se trouvent même pas dans les milieux de la communication, mais dans le secteur du pétrole et autres domaines de l’économie.

Il suffit de s’en remettre aux preuves. L’industrie militaire et les entreprises de médias, de relations publiques, sont celles qui déplacent le plus d’argent dans le monde. « Nous nous trouvons vraiment devant un grand commerce », estime Diez. Pour analyser la notion de propagande, il ne faut pas tomber dans le simplisme. Ángeles Díez la considère au sens large : « La propagande est un système complexe dans lequel ne participent pas seulement les milieux de la communication ; elle circule dans tous les espaces de sociabilité (dans les écoles, dans la rue, dans les cafés) ». Quant à la propagande de guerre, elle utilise des mécanismes chaque fois plus sophistiqués et efficaces, car la manipulation grossière reste beaucoup plus facile à découvrir par le public.

Un de ces mécanismes est de « vendre » la guerre comme « humanitaire ». Cela a été testé, rappelle Ángeles Díez, pour la première fois dans le conflit de Yougoslavie (1999) et ce système s’est répété depuis dans les guerres d’Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie. Que signifie une « guerre humanitaire » ? D’abord, « en appeler aux émotions et à la bonne conscience des gens ; mais aussi présenter le conflit en termes manichéens, comme une guerre entre le bien et le mal ; en plus, l’ennemi incarne une méchanceté absolue qu’il faut personnaliser, par exemple dans la personne de Saddam Hussein, Khadafi, ou Bachar El Assad ». De la même manière, on multiplie les appels à la « liberté » et à la « démocratie ».

Ángeles Díez rappelle comment, déjà en 1981, l’écrivain Julio Cortázar a donné l’alerte dans une conférence, relatée dans le quotidien El País, sur la manipulation des mots. Comment, à l’égal de ce que fit en son temps le fascisme, les États-Unis et son empire se sont approprié des termes comme « démocratie » et « liberté » pour en dégénérer l’usage.

Cependant, indépendamment du fait qu’on dégénère les concepts, les messages de la propagande de guerre contiennent une charge plus profonde, parce que, selon la politologue, « on n’appelle pas à la raison, mais aux sentiments émotifs et humanitaires, qu’on manipule ».

La propagande de guerre est aujourd’hui, en tout cas, très émotionnelle. Et ceci pour diverses raisons. Premièrement, parce qu’on utilise comme base des faits établis (autrement la manipulation apparaîtrait trop grossière, bien que pendant la guerre d’Irak on utilisa directement le mensonge). Par exemple, c’est un fait établi qu’en Syrie on a utilisé l’arme chimique. Mais l’étape suivante est d’attribuer son usage (ce qui n’est pas démontré) à Bachar El Assad. Il est aussi certain qu’en Syrie il y a eu des manifestations pacifiques réprimées par le gouvernement, mais la propagande transforme ces protestations en « révolutions ». « Ce sont les mêmes qui parlent et posent l’étiquette de printemps arabes en Tunisie et en Égypte, et qui diffusent le terme de révolutions oranges », résume la professeure.

De plus, la propagande de guerre donne un résultat parce qu’elle s’appuie sur des « matrices de connaissances » déjà constituées. C’est-à-dire, dans des structures mentales déjà construites. De cette manière, quand un média classique parle de « régime syrien », le spectateur peu averti l’assimile à « dictature » par les « matrices de connaissances » antérieurement instauré. A partir de ceci, n’importe quelle image des moindres assassinats ou bâtiments détruits sont mis au compte du dictateur syrien.

Un autre aspect, souligné par Ángeles Díez, qui contribue à ce que la propagande belliciste soit fructueuse, c’est la prolifération des euphémismes. Des mots comme « régime », « intervention militaire » ou « aide aux insurgés » cachent d’autres réalités, bien plus obscures. L’utilisation du terme « terroriste » est aussi totalement calculée.

Mais ce qui est important, c’est que ces mécanismes, en plus de se propager par tous les canaux et espaces de sociabilité, se fondent dans la vie quotidienne. La lecture d’une affiche en rue sur laquelle on réclame une « aide d’urgence » pour la Syrie se transforme (par une « matrice de connaissance » déjà implantée) en justification d’une intervention militaire.

Dans les descriptions médiatiques des conflits d’Afghanistan, d’Irak, de Libye et Syrie, on suit, pour le reste, des pistes communes : la souffrance de la population civile soumise à la dictature ; on « vend » l’idée que ce sont des pays qui représentent une menace pour la planète, pays gouvernés par des dictateurs criminels qui bombardent et massacrent leur propre peuple. On dit, de même, que la population est contre les tyrans (cependant, pendant l’invasion de l’Irak en 2003 on n’a pas pu rendre visible cette opposition interne contre Saddam Hussein, comme le démontre la faible assistance du public quand on a abattu sa statue comme conclusion de la guerre ; à l’inverse, les manifestations massives en appui du gouvernement syrien ne sont apparues dans aucun média).

Ángeles Díez remarque aussi une autre idée capitale dans la propagande de guerre des derniers conflits : on présente les opposants comme « pacifiques » et « non violents », bien qu’aujourd’hui « nous sachions parfaitement qui sont les dits rebelles syriens » ; un autre élément est l’existence d’une « guerre civile » et un affrontement interne, dont l’unique responsabilité retombe sur un dictateur qui en aucun cas n’accepte de négocier. Enfin, il y a une population tenue sous le joug, qui réclame une intervention militaire de l’OTAN, de l’ONU et d’autres organisations.

Les traits soulignés par Ángeles Díez peuvent se vérifier dans des textes et discours. Par exemple, celui d’Obama à la 68ème Assemblée générale de l’ONU concernant la Syrie est très similaire à celui de Bush dans le fracas de la guerre d’Irak. « Ce qui est en train d’arriver en Syrie est quelque chose que nous avions vu avant » ; « les manifestations pacifiques de l’opposition ont été réprimées par la dictature » ; « nous ne tolérerons pas l’utilisation d’armes de destruction massive ». Il y a deux mois on pouvait aussi lire dans le quotidien El País de gros titres dans lesquels on disait que les réfugiés syriens aspirent à l’attaque de leur propre pays par les États-Unis.

Il y a une autre question de fond qui se trouve dans la racine de la désinformation : la « saturation informative » basée sur des faits et images de forte charge émotionnelle, qui empêchent de réaliser une analyse rationnelle via un parcours historique et, ensuite, d’envisager un positionnement politique, explique la professeure.

Justement, les problèmes pour un positionnement politique clair résident dans les trucages manifestes de la propagande. Parce que, selon Ángeles Díez, « les gens à qui nous nous opposons à propos de l’intervention militaire en Syrie nous disent que nous défendons un dictateur ; la même chose s’est passée en 1991 avec la guerre d’Irak et Saddam Hussein ». « Je ne veux pas tomber dans le piège de choisir si le gouvernement de Bachar El Assad est ou non une dictature », ajoute-t-elle.

En plus, « les médias sont les premiers mécanismes de destruction massive ». En conséquence, il faudrait se demander par qui est pointé Bachar El Assad et quels intérêts se cachent derrière ces médias.

Les médias alternatifs, selon Ángeles Díez, n’échappent pas non plus aux inerties et aux messages intéressés des grandes corporations. « Il y a très peu de voix discordantes à propos du conflit syrien » signale-t-elle. Mais ce qui est certain c’est qu’il en devient très compliqué de se défendre de la « propagande douce ». Quand El País, par exemple, titre que les réfugiés syriens demandent un bombardement de l’OTAN ou décrit comme « révolutionnaires » les opposants syriens, « cela est très difficile à être combattu ». Au contraire, si des médias comme RT ou Tele Sur exposent des points de vue distincts des versions officielles, cela les rend suspects.

Finalement, étant donné que la propagande est un système complexe et embrasse un champ beaucoup plus large (« on l’utilise autant pour vendre une guerre que des produits dans un grand magasin »), combattre cette propagande demande des solutions de grande envergure : « il faut une éducation pour comprendre les médias, parce que nous sommes sans défense », conclu la professeure.

Enric Llopis

Source : Resumen Latinoamericano
Traduction : Collectif Investig’Action

Cet article est un compte rendu de la conférence donnée par la politologue Ángeles Díez à l’Académie de Pensée critique de Socialismo 21.

Angeles Diez est professeure de Sciences Politiques et de Sociologie à l’Université Complutense de Madrid. Elle est l’auteure des livres : Manipulación y medios en la sociedad de la información (« Manipulation et Médias dans la Société de l’Information ») et et de Ciudadaníacibernética, la nueva utopía tecnológica de la democracia ( « Citoyenneté cybernétique, la nouvelle Utopie technologique de la Démocratie »)

 http://www.michelcollon.info/Aujourd-hui-les-grandes.html
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COMMENTAIRES  

01/12/2013 17:51 par Dwaabala

Il y a aussi au départ une prise de position individuelle face aux médias.
Une bonne part de ceux qui les suivent ne sont pas naïfs, ignorants ou bêtes. Ils ont fait ce choix.
Les autres ont tout de suite le flair pour détecter, ne serait-ce qu’à cause de l’aspect uniforme et généralisé de l’information, qu’il s’agit de propagande ; même s’ils ne disposent pas immédiatement des éléments qui leur permettraient d’établir la vérité.

01/12/2013 20:35 par Dominique

Dwaabala,

Je ne suis pas d’accord entièrement avec toi, car si la majorité des gens sont conscients que nous avons un énorme problème de société, la plupart de cette majorité attend passivement de crever de faim pour commencer à bouger son cul, préférant se raccrocher à l’espoir irrationnel de se tromper et que notre société sera capable de corriger le tir elle-même sans que cela trouble leur quiétude. Leur faire remarquer leurs propres contradictions revient à s’en faire des ennemis dans beaucoup de cas. Souvent, il n’est même pas besoin d’aller aussi loin. Ce qui rejoint la première partie de ton commentaire : ils ont fait ce choix. Ou autrement dit, ils sont esclaves, peu fiers de l’être mais quand même prêts à tout pour le rester. C’est la plus belle victoire du système, faire abandonner à des êtres humains leur qualité transcendantale, la seule qui les différencie des autres animaux, et la remplacer par une irrationalité qui n’est qu’un mélange de suffisance et de miroir aux alouettes.

Quand aux autres, ils sont quand même de plus en plus nombreux même si cela se remarque plus dans d’autres pays que les nôtres. Sur la propagande de l’empire, se fier à son flair n’est pas suffisant, car si cela peut nous mettre en garde sur des sujets que nous connaissons bien, il est très facile de se faire avoir sur des sujets que nous connaissons mal ou pas, ceci car d’une part et comme le relève très bien cet article, ses schémas de pensées sont inscrit en nous dés que nous sortons du ventre de notre mère et commençons ainsi à subir cette propagande, et aussi car nous ne pouvons pas passer la journée sur google et internet pour vérifier tous les ragots de la presse officielle.

C’est pour cela que les sites alternatifs d’informations sont indispensables, et particulièrement des sites généralistes comme le Grand Soir. Ils permettent d’avoir relativement rapidement une vue sur l’essentiel de l’information, des analyses intéressantes et le plus souvent bien plus justes et pertinentes que celles des soit-disant experts de la presse mainstream, ainsi qu’une foule de références, de liens et de pistes pour celles et ceux qui veulent en savoir plus ou se documenter.

02/12/2013 09:32 par Bgeo

Pour ce qui concerne les médias alternatifs, dit libres ce n’est pas toujours évident. En effet, étant abonné à Médiapart, je me rends compte qu’ils sont loin d’être neutre. Ce média à part 2 journalistes, la parisienne libérée et Didier Porte se fait le porte parole de la social démocratie et d’une façon sournoise soutient la politique des socialistes au pouvoir. Deux exemples, les manifs des bonnets rouges organisées par le Maire PS de Carhaix et la manif pour une révolution fiscale du FDG. Dans le premier cas on fait des articles complaisants dans l’autre, silence, quand ce n’est pas pour la dénigrer.

02/12/2013 14:43 par le fou d'ubu

"Il faut une éducation pour comprendre les médias, parce que nous sommes sans défense"...

La terrible conclusion de l’auteur résume à elle seule, l’ampleur de la tâche à accomplir pour les générations futures... Passer par ce que Descartes appelait, "la déconstruction". C’est à dire désapprendre tous dogmes, paradigmes et croyances...Une sorte de compression de notre disque dur individuel pour un grand nettoyage de l’Histoire entre l’hypothétique, l’incertain, l’irréel, le possible, le probable, l’aucun doute, la légende, la fiction, sans perdre de vue que "l’impossible" s’est souvent fait "déchirer" comme une simple feuille de papier. Et le réel est à découvrir dans tout ça (cela ouvrira l’esprit)...
L’éducation nationale actuelle telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, approuvée par de trop jeunes parents, installe sans équivoque la soumission à toutes formes d’autorités virtuelles et auto décrétées par la société elle-même...Elle n’apprend pas à discerner un bon professeur d’un mauvais professeur, elle apprend à obéir au professeur et ne pas le remettre en doute...Ce que les médias de propagande s’acharnent à nous installer dans la psyché collective est la pensée binaire avec le manichéisme qui la caractérise. Ce "recul" intellectuel s’opère dès le plus jeune âge...Vous seriez étonné d’apprendre que jusqu’à l’âge de 5 ans, un enfant "réfléchit" de manière tétravalente, ce qui lui fait nous poser beaucoup de questions...puis insensiblement toute sa curiosité disparait sous la pression énorme des dogmes, paradigmes et autres croyances. La boucle est bouclée... Que l’ignorance s’installe par l’instruction n’est pas le moindre des paradoxes de notre société. Dans ce système, notre extraordinaire intelligence "culmine" à 5 ans puis subit une inexorable descente aux abysses. Pour cette raison, notre ignorance nous fait percevoir comme "tendre et naïf" les raisonnements d’un enfant de 5 ans, alors qu’une "intelligence" les percevrait plutôt "intéressants à développer"...Sachant cela, on comprendra mieux pourquoi les hommes se font encore la guerre...

Le fou d’ubu

Ps : Un excellent dessin humoristique montrait la progression du "désign" d’un poste de télévision des années 6O jusqu’à aujourd’hui...Depuis l’écran tube cathodique jusqu’à l’écran plasma le progrès semble évident...pourtant à l’intérieur de tous ces écrans figurait toujours le même étron fumant...Souvent un dessin vaut mille discours..

02/12/2013 16:39 par RL

Toute coercition est avant tout construite sur une asymétrie d’information.
Tout intermédiaire dans le transfert d’information impose la troncation de données et le formatage.

Ainsi, quand un intermédiaire constitue un noeud important pour la circulation de l’information, il devient crucial d’examiner en quoi les données originales auraient pu être altérées.

La logique originelle de la démocratie par représentation, c’est de créer un noeud par où un volume important d’information transigera et sera traité. Chaque représentant élu devient ainsi fondamentalement une unité de traitement de l’information. Vient ensuite se greffer les médias qui apportent un second filtre sur l’information transigée par nos représentants.

Or, dans un système d’information où un mandataire élu prétendument pour représenter le Peuple peut se prévaloir d’une prérogative de confidentialité par rapport aux médias, il n’est pas étonnant de voir les intérêts politiques s’enligner avec une convergence médiatique et journalistique.

Nous sommes en pleine tyrannie informative. Le capitalisme de connivences est le régime totalitaire des illusions.

Il faut constitutionnellement interdire toute prérogative de confidentialité des représentants élus.

03/12/2013 19:16 par janus

" Le capitalisme de connivences est le régime totalitaire des illusions."

Très juste, en plus c’est une jolie phrase. D’accord avec tout le monde sauf avec gblo machin là, qui me semble être un peu à côté de la plaque, un peu seulement. Les commentaires apportent un réel complément à l’information propre à l’article. La responsabilité des larbins infâmes qui acceptent leur condition d’aliénation est immense. Pour me situer entre les 0,1 % d’un côté et les 5% de l’autre, le grand écart est particulièrement éclairant (dévastateur en matière de conception "humaniste" de la condition humaine...), je dois constater quà moins d’une situation précarité extrême à une très grande échelle, les choses ne sont pas prêtes de changer. La lâcheté, la bêtise et la soumission au plus fort sont devenues la norme.

Les français moyens, petits moyens et classes populais sont d’une stupidité effarente... Et ces gargarismes théoriques, instructifs parce qu’ils sont partagés, malgré tout, constituent de piètres pis aller, dès qu’il s’agit de visage un mode daction concret.

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