Finalement, les pays dits « en voie de développement » (PED) d’aujourd’hui remplacent les colonies d’hier : les grandes entreprises multinationales occidentales se placent dans les anciennes colonies, y investissent et en extorquent les ressources pour accumuler de faramineux profits qui s’évadent dans des paradis fiscaux appropriés. Tout cela se déroule sous le regard bienveillant des élites locales corrompues, avec l’appui des gouvernements du Nord et des Institutions financières internationales (IFI) qui exigent le remboursement de dettes odieuses héritées de la colonisation. Par le levier de la dette et des politiques néocapitalistes imposées qui la conditionnent, les populations spoliées paient encore le crime colonial d’hier et les élites le perpétuent subrepticement aujourd’hui, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le néocolonialisme. Pendant ce temps, hormis quelques tardives et bien trop rares reconnaissances des crimes commis, on se hâte d’organiser l’amnésie collective afin d’éviter tout débat sur de possibles réparations. Celles-ci, ouvrant la voie à des réclamations populaires, pourraient engager un devoir de mémoire émancipateur jusqu’à de possibles restitutions. Une perspective à étouffer avant qu’elle ne s’embrase ?
Comme nous l’avons vu pour le pétrole au Nigeria [voir l’article précédent], le même mécanisme opère pour de nombreuses autres matières premières siphonnées par de grandes multinationales puis exportés au Nord où s’effectue la transformation génératrice de plus-value.
Dès les années 1980, les programmes d’ajustement structurel exigent des pays producteurs de se spécialiser dans une monoculture d’exportation – au détriment des cultures vivrières qui permettaient l’autosuffisance alimentaire –, principale source de devises aptes à être dédiées au paiement de la dette, fusse-t-elle illégitime. Cette spécialisation en monoculture d’exportation mise en œuvre par les gouvernements, encouragée et supervisée par la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI), met en concurrence les pays producteurs (le Ghana rivalise avec son voisin la Côte d’Ivoire pour le cacao, tout comme le Burkina avec le Mali pour le coton ou le Nigeria avec l’Angola pour le pétrole...), augmente considérablement l’offre sur les marchés et par conséquent fait chuter les cours mondiaux. Or, ces pays sont devenus dépendants de leurs recettes d’exportation pour importer leurs besoins alimentaires qu’ils ne sont plus à même d’assouvir : Haïti, le Sénégal et Madagascar importent désormais du riz, qui constitue pourtant la base traditionnelle de leur alimentation, tout comme le Mexique importe du maïs. Ces pays demeurent vulnérables aux variations des cours sur le marché international. Dédiant une grande part des recettes d’exportation au remboursement de la dette, la chute des cours des matières premières dont dépendent ces pays, risque à tout moment de les plonger dans une nouvelle crise de la dette. Riches en ressources mais appauvris par le fonctionnement du système dette, ces pays perdent alors toute souveraineté et demeurent à la merci de leurs créanciers et des fluctuations du marché.
Le cas emblématiques du chocolat
Au contact des colons sur la « côte des Bonnes-gens » à l’ouest et la « côte des Males-gens » |1| à l’est, formant l’actuelle côte ivoirienne, l’agriculture locale connaît une réorientation et est pratiquée en vue de la commercialisation de produits tropicaux destinés à l’exportation. Originaire des forêts tropicales de l’Amérique centrale, notamment chez les Mayas et les Aztèques, le cacao est introduit dans les îles de Sao Tomé et Principe (îles portugaises au large du Gabon), avant d’arriver au Ghana vers 1871 et les exportations vers le Royaume-Uni débutent en 1881. La culture du cacao apparaît en Côte d’Ivoire vers 1890 et se développe très rapidement au cours des années 1920.
Depuis 1904, la Côte d’Ivoire fait partie du groupe des colonies de l’AOF (Afrique occidentale française). Aussitôt, des maisons de commerce, dont le siège est en Europe, s’installent et réalisent la collecte des produits locaux et l’écoulement des produits importés. Les deux « grands » de l’AOF, la Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO, fondée en 1887) et la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA, dissoute en 1998), vendent dans leurs comptoirs d’Afrique (la SCOA dispose de 250 comptoirs en 1940) tous les produits de fabrication européenne consommés par la population et importe en Europe les produits agricoles et les matières premières issus du sol africain, tel le cacao du Ghana et de Côte d’Ivoire. Avec la CFCI, filiale d’Unilever, et la Nouvelle compagnie de Kong (en cessation d’activité en 1931), ces compagnies profitent du commerce de la fève. Après avoir réalisé ses premiers bénéfices sur l’exploitation esclavagiste, la CFAO, anciennement Compagnie française de l’Afrique occidentale liée à la Banque Lazard et à des groupes financiers marseillais, est toujours active et actuellement implantée dans 36 pays africains |2|.
Dès 1928 le cacao constitue en valeur le premier poste des exportations. Gouverneur de la Côte d’Ivoire en 1933, François-Joseph Reste de Roca (1879-1976) écrivait alors que les colonies devaient devenir les « pourvoyeurs de la métropole ». À la fin de 1929, on observe la chute des cours de tous les produits tropicaux. La crise est sévère mais le poids de l’effondrement des cours est largement supporté par les paysans ivoiriens, les entreprises coloniales, quant à elles, jouissent d’importants allègements de charge dès juin 1930. Le lieutenant-gouverneur de Côte d’Ivoire, F.-J.Reste, justifiait ainsi la première de ses décisions : « Il paraît possible, devant l’importance et la persistance de la baisse des cours de nos principaux produits d’exportation, d’alléger le plus possible les charges supportées par le commerce lors de l’embarquement des marchandises par le wharf » |3|. La perte de recettes due à la baisse de la « taxe de circulation » sur le cacao et les produits du palmier à huile équivaut à plus de 15 % du budget du pays en 1934.
Avec ces politiques imposées au fil du temps, la Côte d’Ivoire est devenue le premier producteur et exportateur mondial de cacao dont presque l’intégralité part à l’exportation, principalement vers l’Europe et les États-Unis. Le pays produit près de 40 % du cacao mondial, approximativement 1,6 million de tonnes en 2016, générant 2 900 milliards de francs CFA (4,4 milliards d’euros) de recette. C’est environ la même quantité que consomment les européens (1,5 million de tonnes, la moitié du cacao produit dans le monde). L’exportation représente plus de 20 % du PIB ivoirien et plus de 50 % de ses recettes d’exportation. La filière cacaoyère est devenue une manne indispensable pour l’économie ivoirienne.
Libéralisation et chute des cours
La libéralisation de la filière cacao, exigée par les institutions internationales, a commencé sous la présidence Bédié, en 1999 avec la dissolution de la Caisse de stabilisation (Caistab) censée garantir un prix minimum d’achat aux producteurs, essentiellement de petites exploitations familiales qui, dans leur majorité, détiennent de petites superficies (d’environ trois hectares en moyenne). Résultat : les grandes multinationales (Cargill, Barry Callebaut, etc), dictent désormais leurs conditions à l’ensemble de la filière, le prix d’achat en brousse est divisé par deux pour les planteurs qui ont de plus en plus de mal à accéder au crédit et les exportateurs locaux disparaissent progressivement |4|.
Le bond de la production mondiale entraîne une saturation de l’offre qui débouche sur la chute brutale des cours, lorsque le système cacao s’écroule et précipite la déroute de l’économie ivoirienne. Les pays consommateurs profitent de la chute des prix pour amasser des réserves considérables – que les pays tropicaux peuvent difficilement stocker en raison du climat – utilisées pour réguler le marché en leur faveur.
La Côte d’Ivoire doit de nouveau faire face à la chute des cours à la fin des années 1970 et la sécheresse des années 1983 et 1984 qui ravage 250 000 hectares de plantations de café et de cacao n’arrange pas la situation. En raison de la surproduction qui règne sur le marché international, le pays perd 4 francs sur chaque kilo de fèves exporté. « Ils nous volent », ne cesse de répéter le président Félix Houphouët-Boigny. À l’été 1987, il met en place un blocage des exportations afin d’enclencher une hausse des prix. Mais, alors que l’embargo ivoirien dure depuis près de neuf mois, les acheteurs se fournissent auprès du Ghana et surtout auprès de la Malaisie dans les premiers mois de l’année 1988. Loin de se raffermir, les cours du cacao continuent leur glissade.
C’est à ce moment que Serge Varsano, à la tête de la société Sucres et Denrées (Sucden), entre en scène. Décidé à s’imposer comme le roi du cacao, il se met d’accord avec Houphouët-Boigny pour acheter à un prix inférieur à celui du marché la moitié de la récolte ivoirienne - soit 400 000 tonnes - et d’en stocker immédiatement 200 000 tonnes afin de faire remonter les cours. Sur instructions directes de François Mitterrand, le Trésor français débloque un prêt de 400 millions de francs en décembre 1988 à disposition de Serge Varsano, destiné à l’achat – à des cours très favorables – et au stockage des fèves. Mais les autorités ivoiriennes écoulent 60 000 tonnes de fèves sur les marchés internationaux en violation du contrat signé avec Sucden qui lui réservait l’exclusivité de la commercialisation. Le plan échoue et ne parvient pas à empêcher la glissade des cours. A la fin de l’été 1989, la Côte-d’Ivoire met fin à son embargo, l’ancien fonctionnaire du FMI Alassane Ouattara, nommé Premier ministre, instaure des mesures d’austérité et les prix aux producteurs sont revus à la baisse. De nouveau, le marché et les spéculateurs sont les vainqueurs d’une guerre économique qui accule les paysans à la misère |5| .
Le même scénario se répète aujourd’hui avec la chute drastique de 40 % des cours mondiaux de l’or brun depuis juillet 2016. Comme auparavant, les conséquences sont dramatiques : la chute des cours engendre une forte baisse de revenu pour les centaines de milliers de petits producteurs, dont la majorité vit sous le seuil de pauvreté. La cacao-culture n’est pas une activité qui se prête à la mécanisation et le travail au champ n’est pas de tout repos : il faut cueillir les cabosses mûres, les ouvrir à la main, en extraire les graines, les laisser fermenter pendant 5 à 6 jours et les mettre à sécher à l’air libre et au soleil avant de les vendre aux acheteurs ou aux coopératives qui sont chargés de les acheminer vers les exportateurs. Premier maillon de la chaîne, les paysans producteurs subissent une exploitation féroce.
Esclavage moderne
Les grandes firmes du secteur sont accusées d’utiliser le travail forcé d’enfants dans les champs de cacao en Côte d’Ivoire. Originaires du Mali, du Burkina Faso, du Niger, du Nigeria, du Togo et du Bénin, il y aurait entre plusieurs centaines de milliers et un million d’enfants esclaves qui récoltent les fèves de cacao dans les plantations de Côte d’Ivoire. Ils sont soumis au travail forcé, sans salaire ni éducation, doivent transporter des charges lourdes, sont exposés à des substances toxiques et font l’objet de menaces physiques. Les groupes Nestlé, Mars et Hershey’s, leaders de la chocolaterie mondiale, ont ainsi été visés par trois plaintes collectives (class actions) déposées fin septembre 2015 pour traite et travail forcé des enfants dans les plantations de cacao |6|. La chaîne franco-allemande ARTE a par ailleurs consacré en septembre 2011 un documentaire intitulé La face cachée du chocolat |7|, qui montrait l’esclavage des enfants pour le bénéfice de ces grands groupes. Même si ces grandes entreprises du secteur déclinent toute responsabilité, ce n’est pas la première fois que de telles accusations se retournent contre eux. Nestlé avait déjà été visé par une autre class action du même cabinet d’avocats Hagens Berman, d’après un article du Figaro le 28 août 2015 |8|, qui pointait sa responsabilité dans un système d’esclavage et de trafic d’êtres humains pour produire des aliments pour chats de la marque Fancy Feast avec des fruits de mer importés de Thaïlande |9|.
Au Ghana, le directeur de la Ghana Cocoa Board (COCOBOD), Joseph Boahen Aidoo, s’alarme que certains planteurs dans le dénuement soient forcés de vendre leurs terrains en concession aux mineurs illégaux à la recherche d’or ou diamants, dont seules quelques miettes reviennent au Ghana |10|.
Le profit mal réparti
À un autre niveau, les petits exportateurs ne sont pas les mieux lotis non plus. En 2006, un rapport commandé par l’Union européenne pour auditer la filière cacao ivoirienne pointe les dérives de la libéralisation de la filière cacao, entreprise sous la pression de la Banque mondiale et des bailleurs de fonds internationaux au détriment des petits producteurs. À la lecture du rapport, on observe que « les exportateurs liés à des industries multinationales de transformation (SIFCA-ADM et CARGILL) ont vu leur part de marché passer de 10 % en 1997/1998 à près de 30 % en 2002/2003 » tandis que « les petits exportateurs locaux, qui représentent moins de 2 % des exportations totales et dont l’activité a fortement décru, depuis la libéralisation de la filière, ont subi une réduction de leur part de marché de 43 % environ sur 1997 /98 à 10 % sur 2002/2003. » |11|
Conséquences sur le budget public
De plus, soumis aux politiques « d’ajustement » des bailleurs de fonds, l’État abaisse les taxes sur les grandes entreprises du secteur, engrange moins de recette et se retrouve en difficulté pour rembourser ses créanciers. C’est là un des facteurs déterminants d’une potentielle nouvelle crise de la dette |12|. Rappelons qu’à la suite de la chute des cours du café et du cacao dans les années 1980, la Côte d’Ivoire annonce le 25 mai 1987 aux bailleurs de fonds la suspension unilatérale des remboursements de la dette externe qui avaient alors atteint plus de 60 % de la valeur des recettes d’exportations. Actuellement, l’atrophie des recettes oblige le gouvernement d’Alassane Ouattara, déjà fragilisé par les mutineries et le mécontentement social, à revoir à la baisse son budget 2017, remettant en cause les projets de construction de collèges et de lycées, de réhabilitation et d’édification d’universités publiques, la mise à niveau de centres de santé dans le cadre de la Couverture mutuelle universelle (CMU) ou encore le programme d’électrification des localités et villages de plus de 500 habitants. Alléchés, les créanciers vont pouvoir percevoir les intérêts de nouveaux prêts...
Une OPEP du cacao ?
Face à cette situation, l’idée de créer une « OPEP du cacao » est une antienne qui revient chaque fois que les cours dégringolent. En effet, jusqu’ici, les pays producteurs ne sont jamais parvenus à s’entendre pour infléchir les cours par un contrôle des volumes produits, comme le font depuis près de soixante ans les membres de l’incontournable cartel de l’or noir. Créer un cartel du même type que l’OPEP, avec le Ghana voisin, deuxième exportateur mondial, afin de pouvoir agir sur les cours mondiaux est donc une option valable pour la Côte d’Ivoire. Même s’ils n’étaient pas rejoints par les autres pays producteurs (Nigeria, Cameroun, Indonésie, Madagascar, Vietnam...), la Côte d’Ivoire et le Ghana, exportent à eux seuls environ 60 % – plus de la moitié – du cacao mondial, de quoi peser dans le rapport de force et influencer les cours. Car, si les pays producteurs d’Afrique de l’Ouest fournissent 70 % du cacao mondial, c’est à la Bourse de Londres (sur la LIFFE de Londres, en livres sterling) et, dans une moindre mesure, à celle de New York (l’ICE de New York, en dollars US) que sont fixés les prix.
Le 24 avril 2017, les représentants des principaux pays producteurs se sont réunis à Abidjan avec cette idée sur la table. « Nous sommes en crise. Nous ne pouvons plus prendre de décisions uniquement au niveau de nos pays. Nous devons prendre des décisions de façon solidaire », a plaidé à cette occasion l’Équatorien Luis Valverde, qui préside le Conseil international du cacao. Quelques jours plus tard, l’Organisation internationale du cacao (ICCO) |13|, après 44 ans passés à Londres (depuis 1973), déménageait ses locaux en Côte d’Ivoire le 25 avril 2017. Mais il reste encore beaucoup à faire pour recouvrer sa souveraineté, et la volonté politique ne semble pas encore suffisamment engagée pour créer un réel rapport de force avec les grandes entreprises du secteur qui s’opposent évidemment à une telle union des pays producteurs. Pour cela, il faut faire face aux trois groupes, américains et suisse (Cargill, ADM et Barry Callebaut), qui dominent l’exportation, ainsi que les principaux broyeurs en Côte d’Ivoire qui sont la firme suisse Barry Callebaut, avec une capacité de broyage de 200 000 tonnes, l’américain Cargill (120 000 tonnes) et le singapourien Olam (86 000 tonnes) |14|.
Quand la spéculation mène à la famine
De plus, des acteurs financiers qui ne sont pas forcément directement impliqués dans la filière cacao cherchent à spéculer sur les stocks pour influencer les cours et en tirer profit en toute légalité. En 2010, le fonds d’investissement londonien, Armajaro avait tenté d’assécher le marché mondial du cacao en achetant 240 100 tonnes de cacao sur le marché londonien du NYSE Liffe, via des contrats à terme d’une valeur de 650 millions de livres sterling, équivalent à près de 7 % de l’ensemble de la production de cacao mondiale cette même année 2010. Les grandes banques ont participé à cette spéculation telle BNP Paribas qui aurait contribué à l’achat de 102 450 tonnes. Il n’y avait plus qu’à attendre que les cours remontent pour revendre la marchandise sur le marché et amasser de juteux bénéfices. Ceux-ci ne sont pas insignifiants. En 2002, le co-fondateur d’Armajaro, Anthony Ward, surnommé « Chocolate Finger » (Doigt en chocolat) avait engrangé près de 40 millions de dollars de bénéfices après avoir revendu environ 202 000 tonnes de cacao |15|.
Enfant, on nous dit souvent de ne pas jouer avec la nourriture mais, faute de règles astreignantes, ces investisseurs sans scrupules agissent en toute légalité sur les matières agricoles, encouragent la volatilité des prix, font des paris et des profits sur la nourriture, sans pour autant se préoccuper de la flambée des prix des denrées et la hausse de la faim dans le monde que cela engendre.
Au-delà des répercussions sur notre alimentation, la spéculation sur les biens alimentaires peut aggraver violemment la famine dans le monde. Le Mouvement pour le développement mondial (World Development Movement, WDM) a publié un rapport en juillet 2010 appelant à des « mesures de répression réglementaire » sur la transaction des produits dérivés des produits agricoles de base. (...) Le rapport compile « de nombreuses preuves établissant le rôle des produits dérivés des produits de base alimentaires dans la déstabilisation et la hausse des prix de par le monde, en particulier dans les pays en développement extrêmement dépendants des importations alimentaires ». Il affirme que la flambée des prix alimentaires, au cours de la période 2007-08, a été « alimentée par le comportement des spéculateurs financiers, et décrit les impacts dévastateurs immédiats sur les familles vulnérables du monde entier » et « note que l’on attend toujours les propositions de la CE sur la manière de réglementer la spéculation » |16|.
Déforestation
La consommation mondiale de chocolat et de produits dérivés du cacao représente environ 3 millions de tonnes par an, et la demande croît chaque année de 2 à 5 %. En 2015, son marché à l’échelle mondiale s’élevait à 100 milliards de dollars. Le business du chocolat est une affaire juteuse qui ne profite qu’à quelques actionnaires. Seuls trois grandes entreprises, Olam, Cargill et Barry Callebaut contrôlent à eux seuls près de la moitié du commerce mondial de cacao. Un rapport publié, jeudi 14 septembre 2017, par l’ONG américaine Mighty Earth montre que ces sociétés achètent depuis des années du cacao cultivé sur des zones défrichées illégalement situées dans des parcs nationaux et des forêts protégées. Alors qu’en 1960, année de son indépendance, la Côte d’Ivoire était en grande partie couverte de forêts denses, celles-ci « ne recouvrent plus que 4 % de la Côte d’Ivoire », notent les auteurs du rapport. Les chimpanzés, les éléphants et d’autres espèces sauvages ont été décimés en raison de la conversion des forêts en exploitations de cacao ; en Côte d’Ivoire, il ne reste plus qu’entre 200 et 400 éléphants sur une population qui à l’origine en comptait des dizaines de milliers. L’éléphant, symbole national imprimé sur les étiquettes des bouteilles de bière « Ivoire » et sur les maillots de l’équipe de football « Éléphants » est sur le point de disparaître.
Un dossier explosif ?
Il peut s’avérer dangereux d’enquêter sur l’industrie du cacao. Le journaliste d’investigation franco-canadien, Guy-André Kieffer, s’intéresse au monde des affaires dans le domaine des matières premières. Au début de l’année 2002, après avoir travaillé pour la presse française (Libération et surtout La Tribune pendant 18 ans, de 1984 à 2002), il part pour la Côte d’Ivoire réaliser un audit sur la filière cacao à la demande du président Gbagbo. Il met rapidement en lumière des malversations financières dans la filière, par la suite confirmées dans un rapport de l’Union européenne publié fin 2005, et élargit le champ de ses investigations au financement des ventes d’armes en Côte d’Ivoire, aux groupes rebelles du Liberia, à la Banque nationale d’investissement (BNI) ou encore au paiement des salaires des fonctionnaires de Guinée-Bissau par la Côte d’Ivoire. Sous différents pseudonymes, le journaliste publie de nombreux articles critiques à l’endroit de l’économie ivoirienne dans la presse locale. Bref, il dérange finalement trop le pouvoir en place qui avait pourtant commandité cette étude, et il est enlevé sur un parking à Abidjan, le 16 avril 2004. Plus de 13 ans après sa disparition, les questions quant aux commanditaires demeurent sans réponse, son corps n’a jamais été retrouvé et l’enquête est au point mort. Ce n’est sans doute pas si étonnant s’il s’agit, comme son frère l’affirme, d’une « Enquête sur un crime d’État au cœur de la Françafrique » |17|. Par ailleurs, l’Inspecteur d’État, François Kouadio, auteur d’un rapport très critique sur la gestion de la filière depuis l’année 2000, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat |18|.
Barry Callebaut, les forces du marché et les bas salaires
Les fèves proviennent de Côte d’Ivoire mais c’est l’entreprise suisse Barry Callebaut basée à Zurich qui est le plus grand fournisseur de cacao de l’industrie chocolatière. Malgré la crise du secteur, l’entreprise profite de la chute des cours et a enregistré une hausse de 31,7 % de son bénéfice net au premier semestre de son exercice 2016-2017 (clos fin août), à 142,1 millions de francs suisses |19|. Son directeur général d’août 2009 à septembre 2015, Jürgen Steinemann, a été un des principaux opposants au référendum visant à limiter les salaires des patrons en Suisse. À la question : « Que pensez-vous de la victoire du « non » ? » il répond : « Je n’aime pas que nos salaires soient inscrits dans le bilan annuel du groupe. (...) Je crois en effet aux forces du marché. Et puis je ne sais pas ce qu’est un salaire haut ou bas. » |20| S’il allait plus souvent voir les familles de paysans chez eux, il saurait sans doute mieux ce qu’est un bas salaire. Mais comme on le voit dans cette interview, l’ancien patron de Barry Callebaut, qui siège maintenant au conseil d’administration, est plus préoccupé par le rendement de l’exploitation que par le salaire de ses fournisseurs de matière première.
Jérôme Duval
Partie 1 - Occupation et génocide en guise de « découverte »
Partie 2 - Haiti : de la colonisation à l’esclavage économique
Partie 3 - Pillage des ressources et néocolonialisme
Partie 4 - À qui profite la manne des matières premières ?