Une tombe du cimetière de Montparnasse (Countercurrents)

Karthick RM

C’est un endroit où des gens célèbres sont enterrés. Un écrivain de grande renommée et sa "compagne spirituelle" si je puis me permettre de l’appeler ainsi ont aussi été enterrés là . Rebelles pendant toute leur vie, ils ont défié les normes familiales et relationnelles établies. Ils furent probablement le couple qui a pratiqué l’amour libre le plus célèbre du monde moderne. Ils pensaient que la relation monogame "normale" limitait la liberté individuelle et ce concept a été au coeur de leur vie. Quand la femme est morte six ans après l’homme, on l’a enterrée avec lui. Leurs autres relations compteraient moins pour la postérité. Les tombes nous rappellent l’intensité de l’amour et du respect qu’ils se témoignaient (qui a de beaucoup dépassé les sentiments qu’ils pouvaient avoir pour d’autres personnes). C’est comme cela que je me souviendrai de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, comme de théoriciens de la liberté liés l’un à l’autre dans la vie comme dans la mort. Sartre a dit que les vivants choisissaient les morts. De même nous choisissons les représentations de la mort et leur donnons un sens. La pierre tombale de Sartre et Beauvoir me rappelle que l’amour, la liberté et la responsabilité ne sont pas des mots vides, même si les cyniques essaient de nous le faire croire. C’est un style de vie.

Sartre est mort le 15 avril 1980. Beauvoir a fait une dépression nerveuse après sa mort. Elle écrit dans son adieu à Sartre : "Je me suis couchée un moment près de son corps sans vie, sachant que je ne le reverrai jamais." Cet acte plutôt sentimental et irrationnel de la part d’une auteure qui a déconstruit dans plusieurs livres les idées préconçues sur l’amour et le genre témoigne de la grandeur de la personnalité de Sartre et de la nature exceptionnelle du lien qui les unissait. Ce témoignage d’affection de la mère du féminisme devrait faire fondre le coeur endurci des "féministes" qui se réclament d’elles mais acceptent mal la relation de Beauvoir avec Sartre et ne cessent de la dévaloriser. Je ne crois pas toutefois qu’aucun des deux ne se soit senti concerné par leurs "critiques". Sartre disait lui-même que "la seule critique qui l’intéressait" était celle de Beauvoir. De fait son admiration et son respect pour elle étaient tels qu’il renonçait volontiers à des centaines de pages qu’il avait écrites si elle exprimait quelque objection. Il n’était pas grand physiquement mais c’était un géant de la philosophie de l’ontologie à qui la compagnie de cette grande figure du féminisme a donné sa plus grande force. Leur tombe nous envoie ce message.

John Gerassi a dit que Sartre était la conscience honnie de ce siècle. C’était un homme que tout le monde adorait mépriser, selon l’expression consacrée (loved to despise). L’église catholique a interdit la lecture de ses ouvrages en 1948. A la même époque une église un peu différente, le parti communiste de l’Union Soviétique, a aussi banni les livres de Sartre car elle n’appréciait pas sa pièce "les mains sales" qui critiquait le fonctionnement des communistes. Les nationalistes français ont essayé deux fois de l’assassiner parce qu’il soutenait la cause algérienne. les libéraux comme Raymond Aron et Camus qui sont devenus célèbres auprès des universitaires étasuniens, le haïssaient. Les structuralistes comme Strauss qui aurait voulu que les universitaires sont complètement apolitiques, le condamnaient. Foucault et Derrida, les grands champions de l’anti-humanisme, rejetaient Sartre. Il en était de même pour les adeptes de la sorte de Marxisme qui croit aux structures comme un astrologue croit aux étoiles, comme Althusser, etc... Après le refus de Sartre d’accepter le prix Nobel en 1964 pour des raisons éthiques, beaucoup d’autres personnes l’ont rajouté sur la liste de ceux qu’ils détestaient.

Sartre s’en moquait bien. Il connaissait les universitaires et les intellectuels et les politiques qu’ils soutenaient. Il savait que ceux qui traitent les humains comme des fourmis dans leurs études, ne toucheraient jamais qu’une petite élite. Et il avait raison. Un mouvement de masse ne peut pas jaillir de la vision politique d’Althusser ou Foucauld, pas plus qu’un militantisme radical. De plus il avait ses propres adeptes. A la grande époque, le nom de Sartre était populaire dans les restaurants les plus chers de Paris comme dans les plus minables bordels. Ses livres étaient lus par les étudiants des meilleures universités comme par les vendeurs noirs à la sauvette. Et où qu’il soit il choquait et stimulait. Un des principaux théoriciens de la décolonisation et de l’identité qualifiait Sartre de "dieu vivant" - ce qui est sans doute le plus grand compliment qu’un penseur puisse recevoir de la part d’un contemporain qui le critiquait aussi, un iconoclaste comme Frantz Fanon.

Quand Sartre est mort, 50 000 personnes sont venues à son enterrement, la plus grande foule qui se soit jamais réunie à l’enterrement d’un philosophe. Il y avait des étudiants, des militants, des écrivains et des poètes, il y avait des Français, des Allemands, des noirs et des métis. Les homosexuels, les travestis, des prostituées, des délinquants et tous ces "anormaux" dont parlait Foucauld dans ses innombrables conférences se mêlaient au grand nombre de représentants de la classe ouvrière qu’Althusser aimait tant. Parmi tous ces gens, il y en aurait peu à pleurer la mort de Foucauld et d’Althusser. La perte de ces intellectuels n’a été ressentie que dans des endroits spécifiques -parmi les militants des ONG et les universitaires notamment- tandis que la perte de Sartre a été ressentie par de multiples parties de la société, même après que sa pensée politique ne se soit démodée dans les cercles académiques. Qu’un philosophe puisse avoir autant d’influence en dit long sur le dynamisme de sa philosophie.

Si on considère qu’un intellectuel est quelqu’un qui a écrit et réfléchi sur beaucoup de sujets complexes et variés, d’une manière élaborée, alors Foucauld est probablement un meilleur intellectuel que Sartre. On peut passer des années à étudier Foucauld sans réussir à comprendre toute sa pensée. Par contre, si l’on a une conscience, il ne faut que 20 minutes pour lire la préface des "Damnés de la terre" et être complètement transformé. Foucauld était peut-être le meilleur intellectuel, Sartre était la meilleure personne.

Quelle préface en effet ! Il n’y a pas de plus beau plaidoyer en faveur d’un traitement humain des opprimés ; personne n’aurait pu écrire une plus belle préface. Les mots de Sartre pour condamner le silence des citoyens français sur les crimes que leur pays commettait en Algérie : "Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger" sont toujours d’actualité pour les citoyens de tant de régimes oppressifs aujourd’hui. Les Sri Lankais, les Indiens, les Turcs, les Israéliens, les Chinois peuvent replacer cette déclaration dans un contexte qui les concerne s’ils ont un tant soit peu de sensibilité. On peut voir l’esprit de Sartre opérer sur un Jude Fernando ou un Viraj Mendis, des intellectuels Sri Lankais qui ont été confrontés à des menaces de mort et ont du s’exiler pour soutenir la lutte des Tamouls de l’Eelam Tamoul. Mais dans le monde dans lequel nous vivons maintenant, les médias font rarement cas des intellectuels qui ont fait d’énormes sacrifices personnels pour être fidèle à l’éthique. Ce sont surtout ceux qui crient d’autant plus fort qu’ils n’ont rien à dire qui attirent l’oeil et le regard. C’est peut-être la raison pour laquelle l’intelligentsia est frappée d’amnésie en ce qui concerne l’existence d’un homme appelé Sartre...

J’ai souvent dit à mes amis qu’il n’y a pas d’intellectuels post-modernes. Il n’y a que des intellectuels post-Sartre. Il y a eu ces post-structuralistes qui parlaient de tout mais ne prenaient position sur rien. Il y a eu ceux de "gauche" qui ont pris position seulement sur des sujets qui leur assuraient l’attention instantanée des médias. Il y a eu ces Marxistes qui faisaient des conférences morales sur la faillite de capitalisme et de l’impérialisme mais qui avaient rarement un regard critique sur eux-mêmes et leur propre rôle dans la société. L’activité intellectuelle est devenue une question de confort quand elle devrait être une question de responsabilité. Sartre qui avait la sorte de courage intellectuel que seul un anarchiste possède, n’hésitait jamais à dire clairement ce qu’il pensait. Même si cela le conduisait à se distancer de ses camarades. Sartre était un critique incisif du capitalisme et lui et sa compagne savaient que le socialisme n’a pas de sens sans liberté individuelle. Il s’était rendu compte que l’irrationnel et les émotions étaient aussi puissantes que la raison et la logique dans la conduite des mouvement politiques. Il a donné une justification théorique à la violence des opprimés même si c’était sur des axes identitaires et il leur a donné son soutien pendant que d’autres à gauche jouaient avec les concepts et étaient trop timorés pour se positionner. Il n’avait pas le réconfort d’être membre d’un parti comme les communistes, ni celui de la compagnie des élites comme les libéraux. En tant qu’homme il était seul si ce n’est pour Simone de Beauvoir. Et c’était cela son intégrité.

Nous devons nous souvenir de Sartre aujourd’hui. Nous devons nous souvenir de lui pour rappeler les intellectuels à leurs responsabilités dans un monde où la répression s’infiltre partout et qui n’offre pas de solutions crédibles. Nous devons nous souvenir de lui si nous voulons comprendre pourquoi il y a des situations où il faut défendre le terrorisme. Nous devons nous souvenir de lui pour élaborer une alternative humaine et humanitaire au pillage perpétré par la machine capitaliste, une alternative qui ne déshumaniserait pas l’homme davantage tout en faisant semblant de le mener vers un avenir plein de promesses. Nous devons nous souvenir de lui pour faire des choix éthiques en politique, dans la vie et en littérature.

Nous devons nous souvenir de Sartre, parce que nous, les écrivains, nous vivons dans son ombre.

A sa mémoire....

Karthick RM

Karthick RM est un militant qui travaille avec l’Union des étudiants Tamouls de Delhi. Il habite à Pondichéry.

A lire aussi : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MATHIEU/11678

Pour consulter l’original : http://countercurrents.org/karthick060611.htm

Traduction : Dominique Muselet pour LGS

COMMENTAIRES  

11/06/2011 17:51 par Camille Loty MALEBRANCHE

Très bien de nous rappeler, ce philosophe-écrivain qui fut mon modèle quand j’avais 14 ans, bien que j’aie toujours récusé son athéisme. A Port-au-Prince, ma ville natale, je préférais délaisser l’école et mes cours, pour aller lire Sartre et les autres grands comme Rudolf Otto, dans des bibliothèques privées et publiques de la ville. Drôle d’école buissonnière ! Chez nous, il n’y avait de Sartre que la trilogie des Chemins de la Liberté et Le Diable et le Bondieu autour de Troyat et Sagan ; et de toutes façons, c’était inconcevable de rester à la maison aux heures de classe pour lire du Sartre. Bref, je vous dirai que Foucauld n’était pas meilleur intellectuel, si l’on tient compte du discours et de sa conceptualité. Le fait est que Sartre avait un pan d’engagement populaire et de masse qu’il a aménagé par sa proximité avec toutes les catégories sociales exclues, pas forcément très scolarisées. Il a donc élaboré une part populaire à son langage par ses déclarations médiatiques, ses conférences, et a réussi aussi une puissante communication dramatique de son existentialisme par ses théâtres. Le discours sartrien ne manque néanmoins pas d’être éminemment conceptuel et fortement articulé à travers des philosophèmes dans des essais comme L’être et le néant  ; Critique de la raison dialectique ou encore Question de méthode, ce chez d’oeuvre pour tout socialiste voulant intégrer les libertés individuelles dans la révolution sociopolitique.
Ces essais ne sont nullement immédiatement compréhensibles pour le grand nombre. Naturellement, aujourd’hui Sartre fait peur avec l’hyper droite au pouvoir, et donc, on tente de le ravaler face à d’autres penseurs comme Foucauld ou Camus beaucoup moins portés vers la révolution sociale globale, radicale. Les révoltes foucaldiennes et camusiennes sont respectivement de l’ordre anarcho-morales et intra-bourgeoises, celle de Sartre de l’ordre systémique, donc révolutionnaire.

11/06/2011 18:38 par Monsieur B.

Je n’apprécie guère Sartre en tant que philosophe (je lui préfère Bertrand Russell), ni en tant qu’écrivain (je lui préfère Orwell), ni en tant que militant politique (je lui préfère Chomsky).

Cependant, il reste pour moi un héros absolu, parce qu’il a osé refuser le prix Nobel. Ni Russell, ni Dario Fo, ni Harold Pinter n’ont eu ce courage-là . Un jour, quelqu’un écrira l’histoire du prix Nobel, et il sera étonné de voir à quel point une opération de relations publiques visant à "blanchir" moralement un marchand de mort a réussi au-delà de toute attente, au point de tromper les gens que j’ai cité (ainsi que d’autres).

Le prix Nobel n’a aucune légitimité morale, bien au contraire : il faut l’abolir au plus vite, parce qu’il ne fait qu’ajouter à la honte de l’Occident impérialiste et de l’Europe colonisatrice-exterminatrice.

13/06/2011 23:49 par patrice sanchez

Vous parlez philosophie, mais où sont les amoureux de la sagesse, je ne vois que des névrosés élitistes et sophistes bien souvent, qui veulent nous faire adhérer à leurs concepts branlants et pendant que le monde court à la tragédie, nul pseudo-philosophe pour dénoncer l’imposture de nos dirigeants !
Une tombe de la philosophie plutôt ...

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