Le 6 novembre 1917 (2), l’équipage du célèbre croiseur, acquis à la cause révolutionnaire, avait tiré une salve sur le Palais d’Hiver où siégeait le gouvernement d’Alexandre Kerensky, donnant ainsi aux bolcheviks le signal de l’attaque du Palais. Nombre d’historiens considèrent la salve tirée par les marins du croiseur Aurore ou bien la prise du Palais d’Hiver comme le début de la Révolution d’Octobre. Quant au navire lui-même, il est devenu au fil des ans le symbole d’une révolution qui fêtera son centenaire en novembre 2017. Je souhaiterais proposer au lecteur une brève réflexion sur le thème du nouveau pouvoir, né durant la période révolutionnaire. Je précise enfin que, dans cet article (comme dans ceux qui l’ont précédé), mon but n’est ni d’approuver les uns ni de condamner les autres, mais d’essayer de comprendre les phénomènes sociaux.
Le terme "révolution"
Les mots et expressions liés aux phénomènes sociaux (communisme, démocratie, coup d’Etat, putsch, révolution, etc.) ont un caractère polysémique. A notre époque, les médias se sont emparés de ces termes d’ordre sociologique, ne faisant qu’ajouter à la confusion générale. Il nous suffit de penser, par exemple, à des événements se déroulant hors du monde occidental : un banal coup d’Etat, voire une manifestation de rue réunissant quelques centaines de mécontents. Si les médias peuvent présenter ces événements au public sous un jour favorable aux pays occidentaux, ils n’hésiteront pas (nombre d’entre eux en tout cas) à les qualifier de "révolutions" (3). Le traitement idéologique de l’information, si fort de nos jours, entraîne nécessairement ce genre de dérive verbale. Introduisant des changements profonds dans la structure sociale (la nationalisation des moyens de production en premier lieu), la Révolution d’Octobre dépassa le cadre d’un banal coup d’Etat. Cette révolution est liée à la naissance d’un nouveau pouvoir.
Un champ de ruines
Emeutes causées par la faim, grèves, montée du mécontentement, répression de la part du pouvoir, humiliante défaite militaire face au Japon en 1905 ... La Russie prérévolutionnaire est au bord du gouffre. La première guerre mondiale et l’ouverture d’un front à l’Est provoqueront l’effondrement du pays. C’est dans ce contexte que s’inscrit la Révolution de 1917.
La séduction des idées
Dès les premières années qui suivent la prise de pouvoir par les bolcheviks, s’accumulent difficultés et mécontentements : attaques des Blancs soutenus par les Occidentaux, émeutes intérieures, groupes anarchistes opposés à tout pouvoir, etc. Vsévolod Voline (4), militant anarchiste, participa aux événements qui ébranlèrent la Russie au début du vingtième siècle. Dans ses écrits, il accuse les bolcheviks non seulement d’avoir recréé un pouvoir nouveau sur les ruines de l’Etat tsariste, mais aussi d’avoir écrasé le mouvement libertaire. Le projet de Vsévolod Voline et de ses amis était de bâtir une société nouvelle sur la base de "l’activité naturelle et libre, économique et sociale" des associations de travailleurs, selon les termes mêmes de Voline. Cette société nouvelle ne comporterait évidemment ni Etat ni gouvernement. L’idée est séduisante mais ...
Mais ...
Selon le philosophe russe, Alexandre Zinoviev (5), il existe des lois de l’organisation des masses qui exercent leur action indépendamment du fait que les individus sociaux aient ou non conscience d’agir selon ces lois. S’appliquant à tous les groupes humains, quels que soient les lieux et les époques, ces lois sont universelles. Afin qu’un regroupement d’hommes constitue un tout, il est absolument nécessaire que se produise une division du regroupement en question entre gouvernants et gouvernés. Par analogie avec les organes d’un être humain et les fonctions qu’ils exercent, les gouvernants jouent le rôle de la tête et les gouvernés celui du corps. La fonction des gouvernants consiste à diriger (commander) le corps gouverné ; au sein de ce dernier se forment des organes qui se partagent différentes fonctions : production de biens et de services, défense du territoire, maintien de l’ordre intérieur, etc. Le fait qu’une division de cette nature apparaisse dans un lieu quelconque à un moment donné est le signe qu’un nouvel agrégat humain (tribu, clan, société) est en formation. Si nous adhérons à cette théorie, il nous faut accepter l’idée suivante : la constitution d’un pouvoir était nécessaire à l’émergence d’une Russie nouvelle sur les ruines de l’ancienne. Le pays se trouvait confronté à une alternative : mourir ou survivre, et survivre nécessitait la création d’une direction qui exercerait son commandement sur le corps gouverné. Le rêve anarchiste d’une société sans pouvoir contredisait les lois sociales de l’organisation des masses.
Un ordre nouveau
A peine constitué, le pouvoir bolchevique s’efforça d’instaurer l’ordre à l’intérieur du pays, éliminant les ennemis réels ou imaginaires de la Révolution. Le mouvement anarchiste représentait un obstacle à cet ordre nouveau que Vladimir Ilitch (6) et ses compagnons d’armes mettaient en place dans l’urgence. Dans ses ouvrages, Vsévolod Voline décrit la façon dont fut anéanti le mouvement anarchiste russe au début des années 1920. Quant à Voline lui-même, il demeura fidèle à ses idéaux et fut banni d’Union soviétique ; il mourut en France en 1945. Pour les anarchistes russes, le rêve d’une société nouvelle libre et heureuse avait tourné au cauchemar.
Avec le temps, tous les acteurs d’Octobre 17 ont disparu et le croiseur Aurore est devenu l’un des symboles d’une révolution que les historiens soviétiques, il n’y a pas si longtemps de cela, qualifiaient de "Grande Révolution Socialiste d’Octobre". Sa cure de jouvence terminée, le célèbre bâtiment de guerre devrait mouiller l’ancre près des quais de la Neva dont les eaux froides arrosent la ville de Pierre le Grand avant de se jeter dans le Golfe de Finlande.
Fabrice Fassio
Manille, le 10 novembre 2014