Notre association dont la vocation est de venir en aide aux victimes (ou à leurs ayants droits) de suicides ou de souffrance au travail, connaît bien les multiples réticences et entraves patronales à la mise en visibilité et à la reconnaissance des pathologies consécutives à certaines formes d’organisation du travail et de management des entreprises.
Le déni patronal sur ces conséquences sanitaires, dont nul ne connaît l’ampleur réelle en France, est une stratégie qui vise à se dédouaner des réalités vécues par les salariés dans ces organisations délétères, et se dédouaner ainsi des responsabilités qui sont les siennes que ce soit en matière de réparation aussi bien qu’en matière de prévention. Le discours sur « les salariés fragiles » est une des formes de ce déni qui permet de ne pas interroger le travail.
Mais cela ne suffit pas encore à rendre totalement invisible l’ampleur des phénomènes de souffrance au travail.
Le patronat s’attaque maintenant à ceux, parmi les professionnels de santé et en santé au travail, qui sont susceptibles de témoigner du lien entre la souffrance et le travail.
Ne pouvant s’attaquer directement aux médecins (généralistes ou spécialistes) et médecins du travail, étant donné l’indépendance indispensable sur laquelle se fonde toute pratique médicale, le patronat se sert du conseil de l’ordre des médecins.
Ainsi, trois médecins, dont deux médecins du travail et un médecin exerçant dans le cadre d’une consultation hospitalière de pathologie professionnelle « souffrance au travail », viennent de se voir visés par des plaintes d’employeurs auprès du Conseil de l’Ordre. Ces plaintes concernent toutes des attestations médicales légales pour des salariés en souffrance professionnelle. Les employeurs concernés considèrent ces attestations non valides car ne s’appuyant pas sur des éléments « objectifs », et cherchent surtout à les rendre illégales, avec la complicité du conseil de l’ordre des médecins, étant donné qu’elles ont été produites comme pièces à charge, parmi d’autres, dans diverses procédures juridiques.
Les médecins visés par ces accusations sans fondement ne relèvent en rien du pur hasard : ils sont tous spécialisés dans le domaine du risque d’atteinte à la santé mentale, comme le sont de plus en plus de médecins confrontés, lors des visites médicales, aux dégâts psychiques occasionnés par le travail.
Pour ASD-Pro, ces plaintes non seulement sont sans fondement, mais elles ne sont pas recevables, en l’état, de la part d’employeurs.
Ces plaintes constituent pour ASD-Pro un « coup de force » patronal qui vise la menace sous laquelle devrait alors s’exercer le métier de médecin.
En effet, ASD-Pro dénonce ces nouvelles stratégies patronales de déni qui non seulement s’appuient sur une instrumentalisation du Conseil de l’Ordre, mais qui visent aussi à faire pression sur l’ensemble des praticiens afin qu’ils refusent de témoigner ou de certifier le lien entre la souffrance qu’ils diagnostiquent et le travail qu’ils observent ou dont ils peuvent retracer les effets pathogènes.
De fait, comme le disent les médecins du travail eux mêmes, « Il est logique qu’une plainte de l’entreprise puisse être recevable par l’Ordre des médecins dès lors que l’exercice professionnel d’un médecin du travail met en péril la santé des salariés de cette entreprise. Mais une telle plainte ne répond plus aux conditions de saisine lorsqu’il s’agit de protéger les intérêts d’une entreprise notamment dans un litige l’opposant à un ou plusieurs salariés. »
Or, c’est précisément parce que les salariés cherchent à faire valoir que leur travail a eu un impact sur leur santé, que ces employeurs ont saisi le Conseil l’Ordre des médecins, et non pas parce que la pratique médicale visée aurait pu porter atteinte à la santé des salariés dont l’employeur est responsable.
Ces plaintes qui ne sont donc pas le fruit du hasard, doivent être largement contestées et devenir irrecevables.
Si jamais l’Ordre des médecins, dont le rôle est de s’assurer que les pratiques professionnelles des médecins sont bien conformes à leur mission, à savoir, prévenir, soigner ou protéger la santé de leurs patients, acceptait de se plier à ces prétentions patronales, c’est sa crédibilité même qui serait en cause.
Qui plus est, il n’échappera à personne que les personnes visées sont aussi emblématiques du déni patronal : l’un de ces médecins du travail, le Dr Huez, est membre du conseil d’administration de notre association et est fort connu pour son action militante en faveur de la prévention des risques d’atteinte à la santé mentale, la seconde, le Dr Berneron, est emblématique des médecins spécialisés qui se mettent au service de la mise en visibilité de la souffrance professionnelle dans des cadres institutionnels tout à fait clairs. Enfin, la troisième, le Dr Delpuech, médecin du travail à France Télécom, fait partie d’un collectif de médecins du travail réputés pour leurs actions collectives en faveur de l’indépendance du médecin du travail et en faveur d’un Conseil de l’Ordre soucieux de protéger cette indépendance, et non pas au service d’une volonté manifeste du patronat de subordonner la médecine du travail à ses seuls besoins.
Cette action agressive et menaçante s’inscrit dans une stratégie patronale qui vise à maintenir le risque psychosocial sous sa seule maîtrise.
Si ces plaintes ne peuvent laisser notre association indifférente, c’est déjà parce que l’un des médecins incriminés est membre de notre CA. Mais c’est aussi du fait qu’une seconde plainte concerne une victime qui s’est adressée à nous, et dont nous connaissons donc parfaitement bien la situation de souffrance et les causes professionnelles. Nous savons donc que la plainte n’est pas fondée, ni sur le plan de la réalité de la situation, ni sur la pratique médicale qui a consisté à en attester : c’est bien le rôle, et même le devoir du médecin de le faire.
Est ainsi mise en cause, la parole même des salariés, car si un médecin ne peut plus attester de ce qu’il entend, à quoi servirait la parole des salariés sur ce sujet ?
Nous dénonçons donc aussi cette manœuvre qui s’inscrit dans la même logique que les attaques actuelles contre les experts CHSCT, confrontés à la souffrance mentale au travail, et qui l’analysent dans leurs expertises.
Cette stratégie patronale s’inscrit en effet aussi dans la même optique que « l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, (ANI) » qui diminue considérablement les possibilités de recours aux experts CHSCT (dans son article 12-7) car en prévoyant un « recours unique » (dans le cas d’établissements multiples) cela ne permet en aucun cas aux experts mandatés d’apprécier la réalité du travail et d’en analyser les effets possibles sur la santé des salariés.
Il n’est pas anodin de constater aussi que la récente liste des cabinets d’experts CHSCT agréés par le ministère écarte nombre de ceux qui sont réputés et reconnus sur leurs compétences en ce domaine, pour faire la place belle aux cabinets, proche du MEDEF, qui prônent les « fragilités individuelles » et préconisent les « numéros verts », le coaching, la gestion du stress et autres placebos qui ne visent qu’à éluder la question du travail.
ASD-Pro qui considère que cette attaque témoigne du fait que le patronat s’affole devant l’ampleur du problème, appelle à toutes celles et tous ceux, attachés à la mise en œuvre de véritables démarches de prévention des risques psychosociaux par la transformation des organisations du travail et des méthodes de managements délétères pour la santé, à réagir, agir et signer la pétition que vous trouverez sur ce lien.