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Qui a peur du petit peuple en marche ?

Écrit le 19 et 20 novembre

1.

L’écho des temps passés nous enseigne que, durant des siècles, les classes subalternes ne furent pas considérées comme des êtres humains. Lors des différentes traites, hommes, femmes et enfants étaient vendus comme esclaves et considérés comme des meubles ; pour les classes supérieures, les domestiques étaient vus comme des outils faisant partie du paysage ; quand vint le temps des élections, on instaura un suffrage censitaire tant il paraissait improbable que la canaille populaire participât aux prises de décision. L’universalité de la condition humaine n’est jamais allée de soi.

C’est ce que nous rappelle tristement la mobilisation dite des « gilets jaunes », à l’occasion de laquelle a ressurgi, comme tout droit sortie du fond des âges, une haine de classe des plus glaçantes. Que n’a-t-on pas entendu avant même que la mobilisation n’ait lieu ? Beaufs, crétins, populistes, fachos, pollueurs, poujadistes, racistes… Mais le plus stupéfiant, c’est que de telles sentences a priori aient trouvé une résonance à gauche. Le mépris de classe est pourtant loin d’être inédit : on l’entend fréquemment lors des mobilisations syndicales soutenues par cette même gauche. Sauf que dans ce scénario, la condescendance vient des bourgeois de droite. Ici, voilà qu’une certaine « gauche » s’y met, accablant d’injures et de critiques des « petites gens » qui se réveillent un beau matin et revêtent un gilet jaune.

Partie d’une colère d’automobilistes contre la hausse des taxes sur les carburants, la mobilisation citoyenne des gilets jaunes s’est très vite élargie à une critique globale de la politique macroniste, voire du régime absolument non représentatif dans lequel nous vivons. Une sociologie même rudimentaire indique que le mouvement émane globalement des franges modestes de la société — pas les plus miséreux, mais on est généralement en-dessous du revenu moyen et on ne mène pas grand train. Comment peut-on donc en arriver à ce paradoxe, à savoir qu’une partie de la gauche rejette aussi vivement ce qui devrait être… sa base sociale « naturelle » ?

2.

Peut-être faut-il commencer par liquider le prétexte écologique ? Pour justifier la hausse des taxes sur le carburant (l’exécutif n’étant pas responsable du prix du brut), l’argument du gouvernement, classique, est que l’élévation du prix va faire baisser la demande ; or, changement climatique oblige, il faut sortir des énergies carbonées ; donc le signal-prix est une arme écologique. Mais ici l’argument tombe aussitôt à l’eau, car les dépenses en carburant dont on parle sont largement contraintes ; dans certaines zones, il est tout simplement impossible de se passer de voiture, parce que la société a été sciemment construite autour de la foutue bagnole. Donc en faisant grimper le prix du carburant alors que le budget des ménages n’est pas indéfiniment extensible, on force seulement à des arbitrages douloureux et des sacrifices : nourriture, soins, chauffage, loisirs… Cette mesure est donc inefficace, parce qu’elle ne peut pas faire baisser une consommation contrainte ; et injuste, parce que l’on empêche une partie pauvre ou modeste de la population de pourvoir à des besoins légitimes.

De plus, le gouvernement se contredit de lui-même. D’abord, il nous dit qu’il faut baisser la consommation… puis, devant la bronca, il aide celle-ci via divers dispositifs. Il faut savoir ! En fait, croyant dur comme fer à son propre baratin sur « le travail qui paye mieux », le gouvernement n’avait pas pris la mesure du problème budgétaire pour les ménages pauvres et modestes, plus rudement frappés par la hausse et les taxes non progressives [1].

Décidément, d’une innovation radicale, le marcronisme vient donc de nous inventer la Taxe Perpétuelle : la taxe qui paye une aide qui paye une taxe qui paye une aide, etc. Avec une légère escroquerie au passage : pour 8 euros pris, le gouvernement en rend… 1. Notons également que les aides par primes ne concernent pas ceux qui en auraient le plus besoin. Si les 4 000 euros octroyés par le gouvernement vous permettent d’acquérir une voiture, c’est que vous n’étiez pas de ceux qui sont réellement pris à la gorge par les hausses. Vis-à-vis des plus en difficulté, il y a donc hors-sujet.

Il est, en outre, profondément indécent de reprocher aux pauvres et modestes d’être irresponsables écologiquement, lorsque l’on sait pertinemment que ce sont les plus riches et donc les classes supérieures qui polluent le plus [2] ! De ce point de vue, la modestie matérielle a des vertus…

Mais d’écologie, il n’est pas question ici — d’autant plus que l’essentiel des recettes supplémentaires vont au budget de l’État et des collectivités. Comme l’atteste la démission du modéré Hulot, ce gouvernement n’a rien d’un foudre de guerre écologique — bien au contraire. Tout le monde a compris qu’il s’agissait simplement de remplir les caisses vidées par les cadeaux à milliards destinés aux grandes fortunes et aux entreprises. Règle d’or oblige, il faut bien être sous les 3%. Ce qui nous donne l’équation suivante, que doit marteler la gauche : respect des traités européens + cadeaux aux gagnants = taxes sur les perdants.

3.

Alors que le ministère de l’Intérieur annonçait 1 500 rassemblements, ce furent finalement plus de 2 000 points de blocages (d’après ses propres chiffres) qui furent comptabilisés. Communiquant savamment, l’Intérieur annonça des chiffres croissants de participation au fil de la journée, jusqu’à un pic de 287 710. — On est précis ou on ne l’est pas.

Ces chiffres sont, bien évidemment, sous-estimés. Celui de 287 710 correspond à un instant T, or il est impossible que 100% des gens soient restés 100% du temps, de la mise en place jusqu’à la levée du barrage. Il y a eu un taux de rotation, de nouveaux arrivants remplaçant ceux qui partaient ou grossissant les rangs. Impossible de dire combien avec précision.

La canaille des plateaux n’a pu s’empêcher de pousser des soupirs de soulagement le soir de la mobilisation en prétendant que « ce n’était pas la déferlante annoncée », comme si les X millions de clics sur Internet allaient tous venir individuellement sur le terrain. Le fait est qu’au moins 300 000, c’est un chiffre énorme pour une action auto-organisée assez spontanément sur Internet, sans structures, ni associations ni syndicats. Depuis 2016, seuls le 31 mars 2016 et le 22 mars 2018, avec respectivement 390 000 et 323 000 manifestants, ont dépassé ce chiffre (on pourrait sans doute ajouter le 14 juin 2016, où le 80 000 annoncé par la préfecture de Paris relevait d’un sublime foutage de gueule). Une « auto-mobilisation » de terrain a donc battu 90% des journées syndicales nationales organisées depuis 2016. — Méditons là-dessus…

4.

Ce qui frappe également, c’est la géographie du mouvement, impliquant nombre de petites et moyennes villes rurales où il ne se passe d’habitude pas grand chose sur le terrain de la contestation (quoique l’on avait déjà pu constater ce phénomène avec l’une des manifestations de retraités contre la hausse de la CSG, où des cortèges assez significatifs avaient défilé dans des villes d’ordinaire plus calmes). Toutefois, les gilets jaunes étaient également présents dans un certain nombre de grandes villes, réfutant les simplistes diffusés par une certaine géographie de droite façon Christophe Guilluy (les métropoles sont atrocement inégalitaires et ont leurs pauvres, les espaces un peu vite décrétés comme « périphériques » sont loin d’être uniformément à la peine).

5.

Éclatée en une multitude de chapelles (au-delà des désaccords, il ne faudrait quand même pas risquer de gagner), la gauche a d’abord hésité et zigzagué sur l’attitude à avoir vis-à-vis du 17 novembre. Au départ, les positions oscillaient entre soutien prudent, refus poli, méfiance ou franche hostilité. Après avoir refusé de participer à une « foire poujadiste » [3], le NPA a finalement salué la mobilisation [4] : miracle de la dialectique marxiste, l’extrême-droite et le patronat avaient plié bagage, et on avait enfin compris que le prolétariat dont on fait le sujet révolutionnaire de l’histoire était là. Le PCF a organisé une micro-journée d’action le 15 pour avancer ses propres propositions [5]. Le soutien de la FI s’est renforcé au fil du temps [6]. Huit partis de gauche ont signé une déclaration unitaire comportant 7 propositions… mais sans se positionner sur la journée proprement dite [7] !

Quant au PS, il a fini par… Pardon, je m’égare ; j’avais dit m’en tenir à la gauche.

6.

Si la gauche a hésité, c’est parce que rôdait aux alentours le croquemitaine de l’ère politique contemporaine, c’est-à-dire l’extrême-droite. Tour à tour ou à la fois épouvantail et roue de secours de l’ordre établi, cette « providentielle horreur » a le pouvoir de contaminer tout ce qu’elle touche. Donc si l’extrême-droite a touché le 17 novembre, le 17 novembre est irrémédiablement sali, le 17 novembre est d’extrême-droite. Voilà le niveau de « raisonnement » d’une certaine gauche, bien résumée par cette déclaration relativement navrante d’une Clémentine Autain que l’on a connue mieux inspirée : « Je ne serai pas le 17 dans les blocages parce que je ne me vois pas défiler à l’appel de Minute et avec Marine Le Pen ». Au final, Marine Le Pen n’y était pas ; quant à l’appel de ce torchon d’extrême-droite, mais quel prétexte… D’après les chiffres disponibles, Minute est deux fois moins diffusé que Libération  ; or personne ne lit Libération  ; donc personne ne lit Minute. — Simple, basique.

Comme le note Thomas Guénolé, ce type d’argument « magnétique » — l’extrême-droite y est, donc nous ne devons pas en être — tourne vite à l’absurde [8]. J’ajoute qu’installer l’extrême-droite dans une centralité permanente qu’elle n’a pas est une erreur stratégique absolument tragique ; c’est lui faire le cadeau d’être la principale, voire l’unique force d’opposition. L’extrême-droite est une grave menace qu’il faut prendre au sérieux, mais elle est très, très loin d’avoir la force quasi-invincible que lui prête une certaine gauche geignarde, défaitiste et donc inutile. Non, toute colère n’est pas vouée à tomber dans le bec de l’extrême-droite ; non, celle-ci n’a pas le monopole du peuple, ou de la contestation, ou des ouvriers, ou des classes populaires, ou que sais-je encore.

Plus fin stratège, Ruffin déclare : « Je ne veux pas laisser ça à Marine Le Pen » [9]. Entendons-nous bien : je pense qu’il y avait des arguments tout à fait recevables pour ne pas y aller (on a le droit d’être prudent, méfiant ou sceptique). Mais «  Minute a appelé » n’en faisait pas partie. Minute avait sans doute appelé à voter non au TCE en 2005, fallait-il voter oui par un stupidissime esprit de contradiction ?

La question du profil des organisateurs locaux est en revanche légitime. Certains ont, sans conteste, des sympathies bien droitières. Cependant rien ne montrait que l’extrême-droite était en tant que telle à l’origine du mouvement global. Qu’elle soit présente dans certains coins, qu’elle puisse même l’organiser par endroits n’en fait pas pour autant la mère de l’évènement entier. Faire croire le contraire est non seulement malhonnête, mais c’est se tirer une balle dans le pied ; c’est donner à l’extrême-droite un prestige (pouvoir mobiliser aussi largement) et un pouvoir qu’elle n’a pas, c’est lui donner une coloration sociale alors qu’il est si crucial de prouver que cette engeance est pro-patronale et néolibérale, c’est d’une stupidité sans nom, — bref c’est la gauche qui adore perdre…

7.

Non moins catastrophique fut le positionnement des syndicats. Voués par position à être en porte-à-faux, puisque cette mobilisation les contournait explicitement, et constituait même implicitement un acte d’accusation (voire un procès en trahison, ou tout du moins en inefficacité), ceux-ci commirent toutefois l’exploit de se surpasser. Le communiqué du 30 octobre de la CGT, à ce titre, est une perle. Là où Clémentine Autain se contentait d’une banale et pavlovienne posture contrarienne (l’extrême-droite y va, donc je n’y vais pas), la CGT y va au canon : « Peu importe d’où elle est partie, la mobilisation du 17 novembre appelant à bloquer les routes est aujourd’hui clairement une mobilisation d’extrême-droite [10]. » Fermez le ban !

Implacable, la centrale assène un coup de massue argumentatif : « la vidéo la plus regardée est celle d’un délégué de Debout la France » ! Ici, on pourrait d’ailleurs mettre sur pause et s’interroger. La CGT ne manque pas de syndicalistes charismatiques : comment se fait-il donc que les vidéos virales émanent de personnes lambda et d’un droitard ? Pourquoi n’avons-nous pas des propositions concurrentes, par exemple 2 ou 3 minutes d’un Mickaël Wamen (CGT Goodyear) montant en température face caméra ? Signe que nous vivons des temps de tromperie universelle, le compte Twitter de la CGT s’appelle bien ironiquement @lacgtcommunique. J’ai bien conscience qu’à 123 ans d’âge, l’adaptation à l’évolution technologique peut s’avérer un tantinet délicate, mais de toute évidence le tournant Internet a été complètement raté. La CGT ne communique pas. La nature ayant horreur du vide, d’autres le font à sa place…

Chez Solidaires, on dénonce également, le 25 octobre, une « manipulation de l’extrême-droite » [11]. Si j’en crois la dernière phrase du premier paragraphe, le communiqué semble considérer, à tort, que l’appel initial vient de l’extrême-droite. Évidemment mieux informés, les services de renseignement battent en brèche cette version : « En l’état, les services de renseignement décrivent surtout un mouvement spontané, auquel ont tenté de se greffer ensuite différents partis, dont La France insoumise, Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan et donc le RN [12]. » L’article décrit ensuite diverses tentatives d’entrisme de l’extrême-droite. Mais n’est-ce pas un grand classique ? Rappelons-nous Nuit debout, dont l’esprit penchait pourtant nettement à gauche : des fachos n’avaient-ils pas là aussi tenté d’y venir ?

Même s’il est tout à fait légitime que les directions syndicales aient été méfiantes et n’aient pas appelé (de toute façon, leur rôle serait plutôt de préparer quelque chose de leur côté, et avec leurs propres mots d’ordre), je pense que les bureaux politiques des directions étaient bien contents de se saisir de l’épouvantail « extrême-droite » pour balayer cela d’un revers de la main. Tout comme une partie de la gauche, les bureaucrates ont vu ce qu’ils voulaient voir.

Quelques syndicats ont localement pris des positions différentes, et les voix ne manquent pas à la base pour réclamer de l’action. Mais au degré de dégénérescence bureaucratique où nous en sommes, quand tant d’analyses aussi incroyablement ratées circulent, quand nos fines lames confondent le prolo avec le facho et voient le patronat à la place du petit salariat, le sursaut nécessaire est-il encore possible ?

8.

Des agressions à caractère raciste ou homophobe ont eu lieu le 17 novembre [13]. Elles sont, évidemment, très hautement condamnables — et d’ailleurs condamnées par les organisateurs locaux. Les compte-rendus indiquent parfois des conflits sur place (entre gilets jaunes, veux-je dire) lorsque les scènes se sont déroulées, preuve que nous n’avons pas affaire à un unanimisme haineux d’une foule violente. Rappelons également que nous parlons d’une journée avec plus de 2 000 points de blocage, mobilisant des centaines des milliers de personnes, tandis que l’article rapporte un nombre limité d’incidents.

La question est donc, en quoi ces agressions, encore une fois intolérables et condamnables, sont-elles représentatives ou majoritaires ? Pourquoi certains tiennent-ils tant à considérer ces agressions comme la vérité du 17 novembre ? Y voir l’essence du mouvement des gilets jaunes, c’est simplement projeter ses propres préjugés. Autant il ne faut pas esquiver la question et passer sous silence les horreurs discriminatoires qui circulent partout (y compris au sein des classes populaires, qui ne sont évidemment pas immunisées à tel ou tel système de traitement inégalitaire d’autrui) ; autant quiconque croit que les classes populaires sont forcément arriérées, réactionnaires, racistes, etc. ne fait jamais que démontrer son propre « racisme » de classe.

Je fais remarquer, enfin, que les manifestations « traditionnelles » des syndicats ne sont pas non plus irréprochables en la matière. Quiconque y a participé a vu plus d’une pancarte vulgaire et entendu plus d’un commentaire déplacé. S’il n’existait ni sexisme, ni racisme, ni homophobie dans les milieux de gauche ou syndicaux, cela se saurait…

9.

Sur Internet, on a pu assister, dans une partie de la gauche, à un véritable déchaînement d’élitisme militant, de sectarisme, et même de revanchisme vis-à-vis de populations jugées indignes de la pitoyable attitude sacrificielle des militants-martyrs. Comment ! Mais où étaient ces gueux en jaune lorsque nous autres, seigneurs de la lutte, aristocrates de la contestation, étions aux prises avec l’infâme bête macroniste ? Ne ricanaient-ils pas sur leur canapé avec la canaille bourgeoise des plateaux ? Où étaient-ils, lorsque les matraques cruelles s’abattaient sur nos têtes et que nous étouffions sous les gaz ? Et c’est maintenant qu’ils bougent, pour leur vieille bagnole au diesel, pour la première fois de leur vie !

Eh bien oui. Au risque de susciter quelque déception dans les rangs des militants romantiques, les gens ne se mettent pas en mouvement pour de Grandes Causes Universelles Ultimes, mais d’abord pour des choses très triviales : le prix du pain et des aliments de base, de l’essence, les taxes. Triviales, mais incontournables, car leur vie matérielle quotidienne en dépend, et l’impact est donc immédiat (contrairement par exemple à des ordonnances, c’est-à-dire des textes juridiques aussi longs qu’incompréhensibles, qui produisent leurs désastreux effets avec retard). L’analyse matérialiste, ce n’est pas qu’un slogan…

Voilà donc que des parties habituellement plutôt dormantes de la France se réveillent et se mettent spontanément en marche ; et une certaine gauche, la veine à la tempe, peut-être même un peu de bave au bord des lèvres, de leur demander aussitôt : « Halte-là ! Vos papiers ! Présentez : historique complet des mobilisations, carte grise idéologique et assurance toutes vertus ! » — Du calme ! Ils bougent, c’est déjà un immense progrès. Le miracle de la politique contemporaine, c’est lorsque l’on parvient à sortir les gens de cette satanée gangue de résignation, ces « à quoi bon » et autres « ça sert à rien ».

On invoquera qu’il y a beaucoup de contradictions chez les gilets jaunes, qu’ils ont les idées confuses : mais n’avez-vous donc jamais parlé à des gens ordinaires, peu ou pas politisés ? Quiconque vit hors d’une bulle militante est conscient qu’il y a toujours des masses de gens qui sont idéologiquement sans domicile fixe, qui peuvent avancer des choses contradictoires d’une phrase à l’autre, parfois de franches horreurs, des choses floues, etc. Vous êtes nés avec la science infuse, vous ?

Quant à la présence de gens de droite… 46% des voix exprimées à la présidentielle se sont portées sur l’une des droites radicalisées (Dupont-Aignan, Fillon) ou extrême (Le Pen). Difficile, lorsque des centaines de milliers de personnes lambda descendent dans la rue, de ne pas en croiser qui ont glissé l’un de ces bulletins dans l’urne…

10.

Je passe en revue quelques mauvais arguments lus ici ou là.

C’est suspect, les médias ont beaucoup parlé des gilets jaunes. — Oui, comme Nuit debout au départ ; avant de découvrir qu’il ne s’agissait que de l’habituelle canaille de gauche, qu’il convenait dès lors de traiter à la matraque et à la gazeuse. Pensez-vous que les gilets jaunes auront le droit à autre chose, dès lors qu’ils apparaîtront un tant soit peu insistants ou menaçants ?

Oui, mais les médias étaient très méchants avec nous les cheminots [ou telle autre lutte]. — Sans blague ! A-t-on jamais vu la presse du capital encenser les luttes ouvrières ?

Ces gens n’ont jamais manifesté de leur vie, mais quelle tristesse. — Que répondre à un sociocentrisme militant aussi navrant ? C’est le cas de millions de personnes. Tout le monde n’a pas été socialisé à et dans la pensée contestataire. Il y a sans doute autant, si ce n’est plus de personnes qui n’ont jamais manifesté de leur vie que le contraire…

Si on avait marché sur l’Élysée comme ils ont fait, on se serait fait massacrer par les flics. — Sans doute. Mais si votre militantisme se résume à réclamer l’égalité dans les violences policières, quelque chose cloche. Éclater des manifs de gauche ou maltraiter de jeunes hommes non-blancs des quartiers populaires, c’est la triste routine, et cela ne suscite en effet pas assez de réactions indignées de la part des médias de masse, dont une légende récurrente voudrait pourtant qu’ils fussent un contre-pouvoir. C’est dégueulasse, mais s’il faut demander l’égalité, c’est pour une fois vers le bas et pas vers le haut…

On a entendu plus d’indignation pour les vitrines brisées du McDo du 1er mai que pour une manif où une personne est décédée. — Eh bien oui, en régime bourgeois les vitres comptent plus que la vie des gens. Mais on avait déjà remarqué qu’il y avait plus de solidarité pour les fameuses « familles des vitrines » que pour les ouvriers qui meurent d’un accident du travail sur les chantiers, non ?

Qu’est-ce qu’on n’aurait pas entendu si une manif syndicale ou de gauche avait fait un mort et plusieurs centaines de blessés. — Certes ; mais faut-il le rappeler, c’est une gilet jaune qui est décédée. Je ne sais pas trop pourquoi la chose est passée pour un accident : quand on accélère volontairement alors qu’il y a quelqu’un devant, il me semble qu’il faut appeler cela un meurtre [14]. Au-delà de l’horreur absolue de la scène, je ne puis également m’empêcher d’y voir quelque chose de symbolique : une petite retraitée de 63 ans, forcée de continuer à travailler parce que sa retraite était insuffisante [15], se fait écraser par un 4x4 Audi, c’est-à-dire pas exactement une bagnole de prolétaire…

Quoi qu’il en soit, une bonne partie des blessés sont des gilets jaunes eux-mêmes, entre autres victimes d’automobilistes totalement irresponsables qui foncent dans les barrages. Enfin, le nombre élevé de blessés s’explique aussi par le grand nombre de points de blocage et la moindre expérience de l’encadrement et de l’organisation. Évidemment que l’on attend mieux des syndicats pour des manifs traditionnelles balisées dans des trajets routiniers ! Encore que les 400 ou 500 blessés étaient largement atteints dans les journées durement réprimées, — mais les blessures venaient des policiers, et n’étaient donc pas comptabilisées par l’Intérieur… Jamais remis en question dans la presse de masse, les chiffres publiés par le ministère sont pourtant un enjeu évident de propagande.

Les réactions à géométrie variable n’ont rien de nouveau. Lorsque des agriculteurs ou des bonnets rouges cassent tout, les critiques de droite sont bien mesurées, alors que les mêmes auraient hurlé à l’insurrection d’extrême-gauche dans une manifestation de la CGT, etc.

Enfin, désolé, j’ai regardé la couverture médiatique du 17 novembre au soir de la mobilisation, et c’était exactement comme d’habitude : minimisation de la mobilisation, exacerbation des violences, etc.

11.

En quelques jours, les « gilets jaunes » ont pulvérisé les mythes défaitistes des bureaucraties syndicales et ridiculisé leurs stratégies perdantes. Non, il n’est pas vrai que les travailleurs sont apathiques, pas combatifs et rétifs aux efforts de mobilisation : quand ils ne sont pas brisés par des modes d’action inoffensifs, ils y vont d’eux-mêmes et surtout, ils reconduisent aussitôt. Les bureaucraties syndicales sont nues et apparaissent telles qu’elles sont : des machines à perdre, des tuyaux de canalisation qui se déversent tout droit dans le grand réservoir de la défaite. Pire qu’absentes, elles sont désespérantes ; pire qu’inutiles, elles sont nuisibles. Les bases doivent sortir les fourches pour que les syndicats, incontournables et précieux, se débureaucratisent et redeviennent pleinement opérationnels dans le rôle qui est le leur : mener la lutte des classes.

12.

Depuis 2016, nous vivons le quatrième mouvement d’ampleur nationale : d’abord la contestation de la loi Travail, précédée du mouvement « On vaut mieux que ça » et accompagnée par Nuit debout ; ensuite la contestation (certes avortée) des ordonnances Macron ; puis le mouvement contre la loi instaurant la sélection à l’université et la contre-réforme SNCF ; et maintenant les gilets jaunes.

Admirons ce splendide gâchis : lors de la loi Travail, les raffineries avaient été en grève, des dépôts de carburant avaient été bloqués et la pénurie s’était étendue ; pour la SNCF, une bonne partie des trains ne roulaient pas lors des plus grosses journées ; aujourd’hui, les gilets jaunes bloquent des axes routiers, parfois des dépôts logistiques. Imaginez que l’on superpose en même temps tous ces modes d’action, lesquels seraient inévitablement accompagnés d’autres grèves et de manifestations : Macron ne serait-il pas à genoux en quelques jours ? On frôlerait même probablement la situation insurrectionnelle tant il est faible.

Dans son document du 30 octobre cité plus haut, la CGT se demande : « Il faut bien sûr nous interroger sur l’apparent engouement massif pour cette mobilisation du 17 novembre alors que nous peinons à créer un rapport de force suffisant, du moins sur des projets d’ampleur nationale (…).  » Vous vous demandez, en somme, ce que vous avez raté ? Mais c’est très simple, camarades. Nationalement, vous avez tout paumé depuis 2006. Vous avez paumé la retraite à 60 ans alors que la majorité du pays était derrière vous et que Sarkozy était impopulaire ; vous avez paumé la loi Travail malgré le 49.3 et un exécutif extrêmement faible ; vous avez paumé la SNCF en envoyant les cheminots dans le mur avec votre horrible grève intermittente, dont il était pourtant évident, passée la première ou la deuxième semaine, qu’elle ne ferait jamais plier le gouvernement. Vous avez tout paumé ; et, comme disait l’autre, malheur aux vaincus. Localement, vous remportez sans doute de belles et âpres luttes, hélas inconnues du grand public ; mais quand vous appelez au niveau national, les épaules se haussent parce que tout le monde se souvient de vos stratégies perdantes dont vous ne démordez pourtant jamais.

13.

Le 1er décembre, la CGT appelle « tous les citoyens, les salariés actifs et retraités à se joindre aux manifestations des privés d’emploi pour exiger des réponses immédiates et précises de la part du gouvernement et du patronat [16] ». Enlisé dans ses honteuses luttes internes de bureaucrates corrompus, le syndicat FO n’a rien à déclarer ; en revanche, la branche Transports appelle à se joindre aux gilets jaunes [17]. « Si tous nos mouvements convergeaient, nous pourrions gagner… » implore Solidaires [18].

On devine que l’appel de la CGT est la réponse de la centrale aux gilets jaunes, sans pour autant les mentionner. Ceux-ci, quant à eux, envisagent de monter à Paris le 24 (ce qui est plutôt indélicat, puisque c’est la journée de lutte contre les violences patriarcales…). La manifestation a été semi-interdite par le gouvernement [19]. Ce dernier va désormais opter pour la répression.

Si la CGT veut que le 1er décembre soit une réussite, qu’elle envoie des signaux montrant qu’il ne s’agit pas simplement d’une manif habituelle de plus ! Les gilets jaunes ne sont pas allés mendier du « dialogue social » dans une époque où le capital monologue, ils ont scandé : « Macron démission ! » Après la journée de samedi, ils n’ont pas dit : bon, c’était sympa, on se revoit dans 2 ou 3 semaines : ils ont reconduit les jours d’après. Les syndicats pourraient-ils en prendre de la graine ?

14.

Une révolte fiscale — le point de départ de l’affaire — est quelque chose d’explosif et de volatil. La rupture du consentement à l’impôt implique souvent la rupture du consentement à l’ordre social qui va avec, ce qui est lourd de conséquences — lorsque ces choses-là « prennent », l’histoire montre que la crise de régime n’est jamais bien loin.

Le mouvement des gilets jaunes est un processus en cours, non cristallisé, fluctuant, mouvant, parcouru de forces contradictoires, polyphonique, en un mot bordélique. Les discours « antisystème » peuvent très vite finir en eau de boudin, en rage nihiliste, en n’importe quoi (façon Mouvement cinq étoiles), en horreurs fascisantes, ou plus banalement à droite. Mais abdiquer en décrétant d’emblée que toute cette affaire est irrémédiablement droitière, ce n’est ni plus ni moins qu’activer une prophétie auto-réalisatrice. C’est pourquoi ni la gauche, ni les syndicats ne peuvent ignorer ce qui se passe là. Si la gauche n’a rien à proposer à la mère isolée avec 3 enfants, au petit retraité en difficulté, et plus largement au salariat d’exécution, elle est inutile ; qu’elle s’empare d’un sabre et se l’applique dans le ventre. Si les syndicats n’ont rien à dire à la classe ouvrière, ils sont réfutés : qu’ils s’auto-dissolvent.

Bien sûr, la gauche doit sélectionner les demandes. Tout comme la droite pioche sans vergogne ce qui lui convient — le simplisme du « ras-le-bol fiscal » — la gauche doit lutter pour diffuser ses thèmes, ses mots et ses analyses. Dégageons par exemple cet horrible mot d’ordre de « pouvoir d’achat » : penser dans les termes de l’ennemi, c’est se condamner à la défaite. Individualiste, consumériste, marchand, bref de droite, le « pouvoir d’achat » mène à une impasse. Parlons plutôt de répartition de la richesse créée collectivement par les travailleurs, donc plus trivialement d’augmentation des salaires ; parlons plutôt satisfaction des besoins sociaux par des services publics ; parlons gratuité. Tout cela permet de mettre en avant ce que nous voulons : du collectif, du non-marchand, bref des trucs qui ne finissent pas dans le caddie du capital (Leclerc aussi milite pour le pouvoir d’achat…).

À nous, donc, d’opérer un tri sélectif parmi les revendications, mais aussi de proposer notre propre lecture des choses. Injustice sociale, injustice fiscale, salaires de misère, précarité, vie d’obéissance dans un travail épuisant voire abrutissant, retraites insuffisantes, réduction des inégalités territoriales ? Pour nous. Antifiscalisme primaire, attitudes discriminatoires, « tous pourris », xénophobie ? Poubelle.

Pour ramener du clivage gauche/droite et du clivage de classe dans ce clair-obscur, il faut mettre en avant des mots d’ordre simples et clairs qui mettent mal à l’aise les forces rivales. Comme l’a fait Ruffin, la gauche doit marteler « rends l’ISF d’abord [20] ! » : la droite traditionnelle n’en veut pas, et l’extrême-droite non plus (même si, contrainte, elle pourrait l’incorporer par opportunisme, comme la retraite à 60 ans ou l’abrogation de la loi Travail). C’est pourquoi la demande d’une augmentation générale des salaires et des pensions — avec hausse des cotisations ! — la forcera à sortir du bois, puisque sa base petite-boutiquière s’en épouvantera aussitôt. Les gilets jaunes qui rêvent d’un œcuménisme de classe pourront ainsi constater rapidement que le patronat n’est pas leur copain.

15.

Sarkozy s’était vanté d’être le premier président français à « n’avoir jamais cédé à la rue ». Ce n’était pas vrai ; Sarkozy avait bel et bien plié. Pas dans l’Hexagone, mais aux Antilles. Après 44 (!) jours de grève générale, en 2009, le LKP l’avait emporté [21].

LKP signifie lyannaj kont pwofitasyon. On a du mal à traduire en français le nom créole de ce collectif. Par approximation, cela donne généralement « Collectif contre l’exploitation outrancière ». Pwofitasyon signifie « le fait de profiter outrageusement ». Le lyannaj est lui aussi un petit bijou linguistique. On y trouve une notion d’attache, de lien, de collectif, d’unité et de solidarité. Si je me souviens bien de ce qu’avait dit un militant du LKP venu raconter sa lutte, on pourrait traduire cela par alliance solidaire.

Au fait, comment avait commencé ce qui deviendrait ensuite la grève générale en Guadeloupe ? Par une manifestation contre le prix cher de l’essence…

Nul ne peut éternellement gouverner contre les trois quarts de la population. Après 18 mois, Macron est déjà un cadavre politique ambulant. Ayons pitié de lui, abrégeons ses souffrances — et surtout les nôtres. Nouons un lyannaj, une alliance solidaire contre l’exploitation ; et finissons-en.

Silence


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On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.

Bertolt Brecht

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