Né en Pologne en1904, Witold Gombrowicz est issu de la noblesse terrienne de la région de Varsovie. Il suit un cursus universitaire à Varsovie, puis à Paris. Il se rend en Argentine en 1939 pour un court séjour. L’invasion de son pays le dissuade de rentrer en Europe. Il va passer vingt-cinq ans en Argentine. Son œuvre, interdite par les nazis puis par les communistes, va tomber dans l’oubli jusqu’en 1957. Il rentre en Europe en 1963. Il s’installe en France en 1964, où ses livres connaissent un succès grandissant. Il meurt à Vence en 1969.
Il y a dans le texte qui suit cette phrase incroyable qui, pourtant, survient tout naturellement et qui nous rappelle que Gombrowicz fut un adepte du paradoxe : « Je fus amoureux de la catastrophe. »
Et, tandis que sur mon bateau je longeais les rivages allemands, français, anglais, toutes ces terres d’Europe figées dans la peur du crime encore enfoui paraissaient me crier : sois léger, sois insouciant ! Tu n’as aucune importance, aucun moyen d’action ! La seule chose qui te reste, c’est l’ivresse ! Et je m’enivrais à ma façon, pas nécessairement d’alcool ; je voguais, ivre, l’esprit presque entièrement obnubilé…
Puis les frontières éclatèrent, sautèrent les Tables de la Loi, et se débondèrent à flots les forces aveugles, et me voici ! Me voici, moi, seul en Argentine, coupé de tout, perdu, annihilé, anonyme. J’étais un peu excité, un peu effrayé. En même temps, quelque chose en moi me faisait saluer avec une émotion passionnée le coup qui m’anéantissait et m’arrachait aux assises de mon ordre acquis. La guerre ? La débâcle polonaise ? Le sort de ma famille ? Mes propres destinées ? Pouvais-je vivre tout cela, pouvais-je me faire du souci d’une manière « normale », moi qui avait tout su d’avance, qui l’avais déjà éprouvé bien avant ? Oui, je ne mens pas en disant que depuis des années je communiais dans mon coeur avec la catastrophe. Lorsqu’elle arriva, je me dis quelque chose qui était à peu près : – Ah, bon ! c’est arrivé ! et je compris que le temps était venu de mettre à profit la faculté de dire adieu, de rompre, de rejeter tout, que j’avais cultivée en moi. Rien n’avait changé, ce cosmos, cette vie qui m’emprisonnaient ne devenaient pas différents parce qu’un ordre défini de mon existence venait de s’achever. Pourtant, un frisson terrible naissait en même temps du sentiment que la violence libère, ce quelque chose d’innomé et d’informe dont j’avais senti la présence, cet élément dont je savais seulement qu’il est « inférieur », « plus jeune », « puîné », et qui déferlait maintenant – déluge dans la ténèbre violente et noire. Dès le premier instant, je fus amoureux de la catastrophe, que pourtant je haïssais, qui m’entraînait dans sa ruine universelle ; j’en fus amoureux et ma nature me la faisait saluer comme occasion de me lier à l’inférieur dans la ténèbre. [...]
Extrait du Journal (traduction : Allan Kosko)