Série : Banques - Peuples : les dessous d’un match truqué !

Même le FMI le dit… (6e partie)

Des déclarations du FMI qui heurtent les dirigeants européens

En octobre 2012, le FMI a fourni une clé d’explication de l’approfondissement de la crise en Europe. Son service d’étude a affirmé que chaque euro de réduction de dépenses publiques entraînait une réduction du Produit intérieur brut (PIB) comprise entre 0,9 et 1,7 euro. Wolfgang Münchau, éditorialiste au Financial Times, en déduit qu’en ces temps de crise, un ajustement budgétaire de 3% (c’est-à -dire une réduction de dépenses publiques de 3%) produit une réduction du PIB de 4,5% |1|. Dès lors, la politique suivie par les gouvernements européens conduit à une baisse de l’activité économique et empêche de réduire le poids de la dette publique. Comme le dit Wolfgang Münchau, il ne faut pas se méprendre sur la motivation du FMI :« Le FMI ne dit pas que l’austérité est trop forte, injuste, provoque trop de souffrance à court terme ou que les pauvres sont plus touchés que les riches. Il dit simplement que l’austérité risque de ne pas permettre d’atteindre l’objectif de réduction de la dette dans un délai raisonnable |2|. »

De son côté, si Christine Lagarde, directrice générale du FMI, a laissé entendre qu’on devrait répartir sur une plus longue période le démarrage de certains efforts d’austérité et qu’on pourrait augmenter certaines dépenses publiques afin de stimuler l’économie, c’est qu’elle est mise sous pression par les pays émergents membres du FMI (notamment les Brics, avec en tête la Chine et le Brésil) qui craignent l’effet boomerang de la baisse des importations européennes et critiquent l’importance de l’engagement financier du FMI en Europe. La directrice du FMI a exprimé ce point de vue à Tokyo, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en octobre 2012. Le document du FMI et les recommandations de Christine Lagarde ont soulevé des réactions de mécontentement de la part des dirigeants européens. Par exemple, à Tokyo, Wolfgang Schaüble, ministre des Finances du gouvernement Merkel, a publiquement critiqué Christine Lagarde pour son intervention intempestive |3|.

Wolfgang Münchau considère que les réserves exprimées par le FMI sur la profondeur des mesures d’austérité ne modifieront en rien l’attitude des dirigeants européens qui campent sur une ligne dure : « Les gouvernants européens sont paranoïaques quand leur crédibilité est en jeu, et je prévois qu’ils vont maintenir le cap sur l’austérité jusque sa conclusion amère, quand cette politique implosera |4|. »

Les tensions entre le FMI et la Commission européenne se sont de nouveau exprimées publiquement le 14 novembre 2012. Christine Lagarde a contredit l’optimisme affiché par le Luxembourgeois Jean-Claude Junker, président de l’Eurogroupe, concernant les perspectives de la Grèce. Il semble que le FMI veuille mettre la pression sur la Commission afin de peser davantage dans l’orientation à prendre en Europe. Les pays émergents et les États-Unis interviennent à l’intérieur de FMI afin que leur opinion soit retenue dans la solution de la crise européenne, d’autant qu’on leur demande de mettre la main au portefeuille .

Le FMI revient sur les échecs historiques des politiques brutales d’austérité

Une autre étude du FMI a fait couler beaucoup d’encre, il s’agit d’un chapitre des Perspectives de l’économie mondiale publiées juste avant son assemblée annuelle d’octobre 2012. Dans ce chapitre, le FMI étudie 26 épisodes de crise de la dette publique depuis 1875 en prenant comme critère les cas où la dette publique a dépassé 100 % du PIB. Il passe en revue les politiques de sortie de crise qui ont été appliquées. Un des épisodes analysés est celui qui s’est déroulé au Royaume-Uni après la première guerre mondiale |5|. La dette publique britannique atteignait 140% du PIB. Le gouvernement britannique a appliqué une politique radicale d’austérité budgétaire et une politique monétaire très stricte. Le gouvernement dégagea un excédent budgétaire primaire (avant paiement des intérêts) d’environ 7% du PIB pendant toute la décennie 1920 afin de réduire la dette en la remboursant à marche forcée. Mais la dette publique ne diminua pas : en 1930, elle s’élevait à 170 % du PIB et, trois ans plus tard en 1933, elle équivalait à 190 % du PIB.

Martin Wolf, commentateur au Financial Times, affirme que l’objectif réel de la politique du gouvernement britannique « était de briser le mouvement syndical. Ces politiques aboutirent à la grève générale de 1926. Elles suscitèrent une amertume qui perdura pendant plusieurs décennies après la seconde guerre mondiale |6|. » Cela rappelle tout à fait ce qui est mis en oeuvre aujourd’hui en Europe |7|. Wolf explique que les dirigeants européens et le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy veulent faire baisser fortement les salaires en utilisant l’arme du chômage. Il affirme : « Dans le même temps, le PIB réel de l’Espagne se contracte. Les efforts pour resserrer la politique budgétaire auront pour effet de le réduire encore. ». Il poursuit en disant que cette politique inspire aussi le gouvernement italien. Il conclut son éditorial par une affirmation qui peut paraître inhabituelle sous la plume d’une icône d’un des principaux quotidiens financiers de la planète : « L’austérité budgétaire et les efforts pour diminuer les salaires dans les pays subissant un étranglement monétaire pourraient briser les sociétés, les gouvernements, voire les Etats. ». En fait, depuis des mois, Martin Wolf enfonce le clou : l’austérité mène les pays droit dans le mur. Il en prend pour preuve le cuisant échec électoral de Mario Monti en mars 2013 en Italie.

Comme l’écrit Wolfgang Münchau déjà cité, les dirigeants européens vont prolonger et approfondir cette politique.

Pourquoi les dirigeants européens radicalisent-ils les politiques d’austérité ?

Ce serait une erreur de considérer que les dirigeants européens sont devenus aveugles. Leur motivation n’est ni le retour à la croissance économique, ni la réduction des asymétries au sein de la zone euro et de l’UE afin d’en faire un ensemble plus cohérent où serait de retour la prospérité. Le patronat qui guide les actes des gouvernements veut avancer dans la plus grande offensive à l’échelle européenne contre les droits économiques et sociaux conquis après la seconde guerre mondiale. De ce point de vue, les politiques menées ces dernières années sont des réussites. Avec les politiques d’austérité qui augmentent le chômage, ils réussissent à accroître toujours plus la précarisation des travailleurs, à diminuer radicalement leur capacité de résistance et de lutte, à réduire les salaires et les différentes indemnités sociales tout en maintenant les énormes disparités entre les travailleurs dans l’UE afin d’augmenter la compétition entre eux. Un des objectifs poursuivis par les dirigeants européens est d’améliorer la capacité des entreprises européennes à conquérir des parts de marché face à leurs concurrents ailleurs dans le monde. Pour ce faire, il faut réduire radicalement le coût du travail, pour reprendre leur expression. Cela implique d’infliger une défaite majeure aux travailleurs d’Europe. D’autres objectifs sont poursuivis : pousser plus loin l’offensive contre les services publics, éviter autant que faire se peut de nouveaux krach bancaires, renforcer le pouvoir des exécutifs (Commission européenne, gouvernements nationaux) face aux pouvoirs législatifs, renforcer les contraintes imposées par les traités de manière à couler dans le bronze les politiques favorables au Capital…

Le coût politico-électoral peut être élevé, mais globalement les grandes familles politiques traditionnelles qui dominent la scène européenne font le pari que si elles perdent les élections, elles reviendront au pouvoir aux élections suivantes. De toute façon, passer dans l’opposition n’implique pas de perdre toute une série de positions acquises dans l’appareil d’Etat central, dans les institutions européennes, sans oublier les pouvoirs locaux (grandes villes, gouvernement des régions).

Ce qui complique un peu le projet des dirigeants européens, c’est la décision de l’administration Obama d’approfondir radicalement les politiques d’austérité qu’elle avait menées dans la foulée de l’administration Bush. Les coupes budgétaires dans les dépenses publiques et sociales en particulier vont s’accroître aux États-Unis. Cela n’aidera pas les entreprises européennes à gagner des parts de marché. Seul le Japon semble vouloir adopter une timide politique de relance, ce qui reste à confirmer.

Conclusion : A l’aune des objectifs décrits plus haut, la convergence est totale entre le FMI et les dirigeants européens. D’ailleurs, depuis décembre 2012, moment où l’administration Obama a annoncé qu’elle allait radicaliser les politiques d’austérité aux États-Unis, on n’a plus entendu de déclarations critiques de la part de Christine Lagarde ou d’autres dirigeants du FMI à l’égard de la politique menée en Europe.

Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens des déclarations du FMI : s’il a pris un peu de distance par rapport aux dirigeants européens, ce n’est pas pour les convaincre d’abandonner les politiques structurelles favorables aux privatisations et à l’approfondissement de l’offensive contre les conquêtes sociales de l’après seconde guerre mondiale. Il souhaite gagner du poids dans les décisions et il donne de la voix. On verra dans les mois qui viennent s’il continuera à affirmer qu’il convient de ralentir un peu le rythme auquel les dirigeants européens veulent se rapprocher de l’équilibre budgétaire. Si les travaux de certains services de recherche du FMI contiennent des arguments qui vont plus ou moins clairement à l’encontre des politiques dominantes, l’action globale du FMI n’a pas changé d’un iota. C’est cette action qu’il faut combattre de toutes nos forces.

Eric Toussaint

http://cadtm.org/Meme-le-FMI-le-dit

|1| Wolfgang Münchau, "Heed the siren voices to end fixation with austerity" , Financial Times, 15 octobre 2012.
http://www.ft.com/cms/s/0/07f74932-13bb-11e2-9ac6-00144feabdc0.html#ixzz2BOFHZGDg

|2| "The IMF does not say that austerity is too hard, too unfair, causes too much pain in the short term or hits the poor more than the rich. It says simply that austerity may not achieve its goal of reducing debt within a reasonable amount of time."

|3| Financial Times, « German minister rebukes IMF head. Schaüble criticises Lagarde call to ease up on austerity », 12 octobre 2012.

|4| Article déjà cité de Wolfgang Münchau, "Heed the siren voices to end fixation with austerity" , Financial Times, 15 octobre 2012. "European policy makers are paranoid about their credibility, and I expect them to hold on to austerity until the bitter end, when the policy implodes" .

|5| Martin Wolf, « Ce que nous enseigne l’histoire de la dette publique », Le Monde, 15.10.2012, http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/10/15/ce-que-nous-enseigne-l-histoire-de-la-dette-publique_1775439_3234.html

|6| Martin Wolf, « Ce que nous enseigne l’histoire de la dette publique », Le Monde, 15.10.2012, http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/10/15/ce-que-nous-enseigne-l-histoire-de-la-dette-publique_1775439_3234.html

|7| Voir Éric Toussaint, « La plus grande offensive contre les droits sociaux menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne », 3e partie de la série « Banques - Peuples : les dessous d’un match truqué ! », publié le 23 décembre 2012, http://cadtm.org/La-plus-grande-offensive-contre--

COMMENTAIRES  

25/03/2013 01:00 par Antonio

Mr. Toussaint m’a fait peur avec un tel titre. Heureusement il me rassure au dernier paragraphe, prudence avec le FMI, son objectif est la privatisation.

C’est-à -dire le placement des capitaux des "investisseurs", l’achat de patrimoine de tout type, public, privé. Exemple, l’appropriation de l’immobilier et du secteur touristique méditerranéen, privatisation du secteur public en général, déjà lancé en France avec une ligne TGV sur Venise et aux Pays-Bas avec la ligne Fyra. Le réseau secondaire est parait-il aussi "sur les rails" de la privatisation.

Une précision toutefois, je ne suis pas sûr qu’il y ait convergence totale entre le FMI et les dirigeants européens. Pour bien comprendre ce qui se passe, il est utile de lire les événements à partir du prisme des antagonismes capitalistiques (dont Lénine était un spécialiste). Les financiers de la zone dollar sont en train de dévorer la zone euro, avec l’aide des Britanniques qui grignotent la périphérie européenne (Méditerranée, Scandinavie) tout en coupant les liens avec la Turquie et l’Europe de l’Est, la coopération industrielle franco-allemande a aussi été démantelée.

Deux formes de capitalisme s’affrontent. Le dollar cherche à faire éclater l’euro ou au moins à le dévaluer pour se débarrasser d’un concurrent. A Wall Street, il y a trois ans, on disait "ils ont encore du pouvoir d’achat, c’est embêtant". Aujourd’hui, Wall Street se sent soulagée que les entreprises européennes aient perdu leur capacité de croissance externe, et obligées de se retrancher (inward) ou de céder leurs actifs. Exemple, Goldman Sachs (Mittal) qui vise les installations de Thyssen au Brésil. Trois télécoms US s’apprêtent à acquérir certaines des 60 télécoms européennes beaucoup plus petites, pour lesquelles Bloomberg et Reuters recommandent toutefois la prudence avant de faire son "shopping" en particulier à cause des réglementations locales (faut-il attendre le projet de fusion atlantique 2015 avec standardisation et ouverture des marchés publics ?).

Le modèle socio-démocrate européen cède chaque jour du terrain face au capitalisme anglo-saxon (modèle ultralibéral), suivant un processus de transfert de richesses qui peut être évalué en calculant le montant des intérêts et dividendes que la zone euro paie au titre des "investissements" effectués par les investisseurs de la zone dollar dans l’économie et la dette publique en Europe, depuis que cette offensive a été lancée, il y a environ 10 ans.

Un mécanisme avait pourtant été prévu par le TFUE, article 66 si je me souviens, qui aurait pu être activé pour restreindre les mouvements de capitaux en cas de circonstance exceptionnelle.

Le tsunami financier qui inonde l’Europe de milliers de milliards de dollars (fusions-acquisitions, subprimes...) depuis 2004 environ (dans la brèche de la déréglementation financière au profit des capitaux des pays-TIERS) aurait dû nous alerter afin d’enclencher ce mécanisme de contrôle et de restriction des mouvements de capitaux.

Ce mécanisme de contrôle et restriction des mouvements de capitaux n’a jamais été activé, personne n’y a songé.

Le résultat est que l’UE est aujourd’hui tiers-mondisée, elle a perdu le contrôle de ses moyens de production et est condamnée à payer toujours plus de dividendes et d’intérêts (nous retrouvons le thème de la dette de M. Toussaint). La situation est grave.

Si le FMI veut la fin de l’austérité, c’est en pensant à d’autres objectifs, parce que 1 ) la dévaluation dévaluera les salaires et 2 ) ses investisseurs qui possèdent l’industrie stratégique seront les premiers à bénéficier d’une "relance".

Comme nous sommes dans une situation de "laisser-faire", il est très difficile d’avoir un contrôle des capitaux, devenu impossible dans certains cas, ex. trading haute fréquence, instruments de plus en plus sophistiqués (à dessein ?).

Nous sommes aussi coincés à cause des nouveaux accords de "libre-échange" qui nous obligent à importer aveuglément, en particulier les produits des colonies de Washington.

En résumé, un contrôle - rétroactif au moins à 10 ans - du mouvement des capitaux provenant de la zone dollar en particulier est nécessaire, en calculant les dividendes et intérêts que nous avons dû payer sur les capitaux concernés.

Et aussi protéger nos services publics et revoir notre législation financière et commerciale avec les pays-tiers. Urgent.

(Commentaires désactivés)