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Le savoir sous l’éteignoir

Un fait dramatique doucement s’impose en nos vieilles démocraties : le politique n’y semble plus enclin à reconnaître la légitimité des sciences sociales dans la nécessaire compréhension des choses de la Cité. Nous devrions pourtant nous souvenir que les périodes sombres de l’Histoire ont d’abord été obscurcies par le rabougrissement de la pensée et par la répression des érudits dont les incessants questionnements des faits politiques et sociaux devenaient des obstacles à une nouvelle vulgate. Il semble bien que notre époque est pleinement entrée dans un processus de décrédibilisation des savoirs sociologiques, historiographiques ou anthropologiques. Dans ce processus qui n’en est qu’à sa première étape, celle du simple dénigrement des idées complexes, le confort des schémas simplistes ou carrément manichéens d’explication l’emporte sur la volonté de comprendre les transformations d’un monde en crise. Affirmons contre le truisme, qui croît et embellit ces temps-ci au pays de Voltaire, que l’explication des choses ne les excuse en rien. Elle permet juste de les comprendre. Cependant, cela est essentiel.

Qui peut sérieusement nier que nous vivons à l’ère de l’extension du domaine de la simplification ? A en croire les décideurs - à qui les tenants et aboutissants exacts de la décision échappent désormais le plus souvent – comme les experts autoproclamés ou promus par de petits cercles d’étroites connivences ou encore les faiseurs d’opinion de la médiacratie dominante sous influence plus ou moins sournoise des lobbies commandités par des firmes tentaculaires, le monde n’es pas si complexe dès lors que l’on ne s’embarrasse pas d’explications compliquées par la curiosité des empêcheurs de communiquer en rond. Tout ne semble plus n’être en effet qu’affaire de communication. Le savoir scientifique pluridisciplinaire et l’information véritable existent toujours mais ne sont pas ou plus relayées par la classe politique qui leur préfère le confort apparent de la doxa economica dictée par l’omniprésence du Marché capitaliste. Les sociologues non connivents, les économistes critiques, les démographes scrupuleux, les urbanistes indépendants poursuivent leurs travaux, font des communications dans des revues de renom, publient des livres pertinents mais semblent cantonnés sous un plafond de verre au-dessus duquel sont bien installés ceux qui tiennent fermement les rênes du pouvoir politique de plus en plus souvent au service d’une oligarchie économique ou financière. Les connaissances sont certes disponibles pour quiconque veut comprendre le monde dans lequel il vit mais sont peu mobilisées pour tenter d’améliorer ce monde.

La misère , la pauvreté, les inégalités , la délinquance des pauvres et celle des riches , le radicalisme ou la soumission des opprimés, le fanatisme puisant aux sources des religions, la fuite et le rejet des réfugiés , la montée du racisme ou de la xénophobie, tout cela a des causes que les chercheurs de multiples disciplines savent identifier et tentent de faire connaître au-delà du cercle étroit des initiés. Ses causes sont minimisées ou méprisées par le mode de gestion des affaires politiques et économiques qui raisonne le plus souvent de manière simpliste ou carrément binaire. Comment expliquer un tel mépris pour le savoir de la part des instances du pouvoir tant au plan des nations qu’au plan international ? L’économie-monde, pour reprendre le concept braudélien, s’organise de plus en plus – et partout – au profit d’une oligarchie minoritaire mais puissante, le « 1% d’en-haut » popularisé par Occupy Wall Street. C’est sous le prétexte selon lequel cette oligarchie serait composée des membres les plus performants des sociétés contemporaines que les politiques publiques dérégulent l’économie à marche forcée désormais. La fable prétendant que la prospérité de tous viendra de la grande efficacité des élites est copieusement assénée. Elle ne dupe pas grand monde. Les résistances inévitables à ce mouvement sont durement réprimées lorsqu’elles ont l’outrecuidance de ne pas capituler devant « la raison du plus fort ».

De fait, il s’agit de plaquer partout les mêmes principes d’intervention publique, s’inscrivant dans les politiques économiques « néolibérales », sur des réalités socio-culturelles, historiques ou institutionnelles fort différentes d’un pays à l’autre ou d’un continent à l’autre. L’idée est que l’économie, dont on oublie qu’elle est d’abord portée et forgée par des sociétés diversifiées, peut être malaxée partout de la même façon pour en tirer la substance « optimale » comme disent les doctes experts. Les « programmes structurels d’ajustement » imposés aux « pays en développement » par le FMI et la Banque Mondiale, les plans d’austérité de « l’Europe communautaire », le troc honteux de la nécessaire protection des salariés contre l’intérêt – tellement bien compris - des entreprises - tel que la loi « travail » l’entérine en France - montrent partout la volonté de sacrifier les aspirations des peuples sur l’autel d’une prétendue « efficience économique salvatrice. Il s’agit bien de sauver quelque chose du monde en crise : les beaux meubles des archi-possédants. Pour que cela fonctionne l’on concèdera aux complices plus ou moins consentants du mortifère système les miettes de la copieuse ripaille. Et l’on tiendra « l’opinion publique » à bonne distance de l’honnête connaissance des choses en l’abreuvant de messages lapidaires et habilement mensongers, en lui offrant des procédures de pseudo consultation alors que la décision est déjà inscrite dans le marbre des certitudes du pouvoir en place . L’enquête publique à la française concernant les grands aménagements territoriaux est un modèle du genre en cette dernière matière.

Les plus déshérités de nos concitoyens, victimes de ce système de production accélérée d’inégalités et d’injustices, sont les proies les plus faciles du non-savoir. Ils ont été désarmés de leur éventuelle esprit critique par la prolifération – à bon marché – de tous les outils distrayants de la communication globosphérique. Pis, on leur a appris à mépriser le savoir et ceux qui le dispensent en même temps que le désespoir leur était insidieusement inculqué. Rompre avec cette servitude volontaire moderne sera la seule manière possible de changer le monde.

Yann Fiévet

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