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Le 11 novembre : commémoration du sacrifice des Poilus, ou des opérations militaires de la France et de l’Otan ?

Le changement se poursuit, de plus en plus imparable ! En 2011, Sarkozy décidait d’associer au 11 novembre tous les soldats morts en service dans n’importe quelle opération militaire ? En 2012, Hollande, emporté par l’élan du changement, confirme la décision. Elle signifie d’abord la négation de l’opposition fondamentale entre guerre de défense et guerre d’agression, mise en avant par les Humanistes pour définir la notion de guerre juste. C’est ainsi que, sur France-info, un petit-fils de Poilu commente : "Je comprends ce qu’a été la guerre de 14-18, j’ai fait la guerre d’Algérie, j’ai vu défiler les cercueils".

Voilà niée la spécificité de la guerre de 14-18, voilà comment le 11 novembre new look va permettre de récrire l’Histoire : quelles qu’aient été les pertes françaises en Algérie, elles sont sans commune mesure avec le nombre des victimes algériennes (comme dans toute guerre coloniale - par contre, en 14-18, l’agresseur, l’Allemagne, a eu plus de morts que la France), comme avec le niveau des pertes de 14-18 (près d’un quart de l’effectif engagé) : là , c’est toute une génération d’hommes qui a été sacrifiée et leur commémoration inclut le sentiment d’une dette contractée par tous les Français pour ce sacrifice disproportionné (qui n’avait jamais et n’a jamais depuis été demandé dans aucune autre guerre française).

Cette spécificité de 14-18 et, dans cette guerre, de la bataille de Verdun, fait l’objet du beau livre de Philippe Grasset (l’animateur du site de réflexion géo-stratégique Dedefensa) : Les Ames de Verdun (2008). Il y raconte comment, avec un groupe d’amis, il décide de faire un voyage sur les lieux de la bataille de Verdun et comment ce voyage se transforme en une expérience mystique qui, à travers la communion avec les âmes de Verdun, lui révèle le sens de leur voyage : les morts de Verdun ont un message à nous transmettre, à nous, hommes du XXIe siècle.

Grasset était parti avec un sentiment d’insatisfaction et même de révolte à l’égard de la lecture d’une gauche au pacifisme frivole (le même qui s’accommode si facilement de tant d’exceptions, de la Yougoslavie, en passant par l’Irak, jusqu’à la Libye et la Syrie) ; selon elle, la guerre de 14-18 et Verdun sont une pure absurdité : "ils sont morts pour rien". Grasset réagit violemment : "pour rien ? presque : pour la France.’ Mais cette réponse ne lui (et ne nous) suffit pas. Dans la guerre de 14-18, tout le monde le sent, il ne s’agit pas seulement de patriotisme ; l’enjeu est plus grave.
En parcourant les lieux de la bataille, Grasset comprend de quoi il retourne. Il est frappé, paradoxalement, par la beauté de la nature qui a repoussé et transfiguré les bunkers, les trous d’obus, les tranchées, les 9 "villages morts pour la France" : ils sont toujours là , tous ces lieux ont été respectés (les villages détruits n’ont jamais été reconstruits), identifiés par des panneaux. Mais la nature, en les transformant en paysage, en forêts, en clairières, en monticules et vallonnements, leur a apporté une sérénité extraordinaire qui se communique aux visiteurs.

Voilà comment, vers 1930, on rapportait les sensations des premiers visiteurs : "On avait l’impression qu’ils ne pouvaient pas s’arracher de là ... On aurait dit qu’ils étaient heureux d’être là ." Oui, heureux, car, Grasset en fait l’expérience, ces lieux sont habités : dans le sifflement du vent, "les âmes murmurent", "à chaque tournant, derrière chaque bosquet, se tient un souvenir aux aguets."

Dans la clairière sur le chemin de Froideterre, il vit même, dans la communion avec les âmes de Verdun, une expérience de catharsis, dans laquelle tout prend sens, tout est justifié : il lui semble recueillir les paroles des soldats mourants : "Oui, il faut que ce lieu torturé et supplicié par la mitraille devienne dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans, ce lieu magique où les rayons du soleil, trouant la forêt ténébreuse et superbe, sont comme les piliers d’une cathédrale de lumière." Il comprend alors le sens du sacrifice des soldats de Verdun : ils ont senti que leur mort serait celle de l’Europe et de sa civilisation, et ils ont lutté et donné leur vie, dans cette bataille symbole de la modernité technologique (2 millions d’obus lancés dans les 9 premières heures de combat) pour faire triompher l’âme sur la ferraille hurlante. Leur attribuer cette conscience et cette mission, c’est la seule façon de rendre justice à leur sacrifice.

Guerre à part dans la guerre, Verdun n’est pas -Grasset insiste là -dessus- l’archétype de 14-18, une guerre où les hommes en étaient réduits à se terrer et tenir sous les "orages d’acier". Verdun, au contraire, a été une bataille active, où, pendant 10 mois, les hommes prenaient et reprenaient des positions. Et Grasset se demande : qu’est-ce qui leur a donné la force de se battre ? le sentiment de défendre la culture et les traditions humaines contre le triomphe de la machine, contre "l’agression entropique et nihiliste de la ferraille de la machine tueuse".

C’est donc Verdun qui a été la bataille eschatologique, et non la 2e Guerre Mondiale, où les conflits idéologiques, politiques, ont brouillé le conflit fondamental, métaphysique, entre l’âme (c’est-à -dire ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, sans considération religieuse), et la "ferraille". Aujourd’hui, sous l’hégémonie du vainqueur de 1945, nous nous retrouvons dans la même situation, face au même ennemi que les soldats de Verdun : les Etats-Unis imposent la domination de la "ferraille" (la machine) et son nihilisme. L’agression militaire a seulement été remplacée (à l’échelon mondial, car, localement, chaque guerre menée sous la bannière des Etats-Unis imposa la même force brutale écrasante qu’à Verdun) par les agressions économique et environnementale.

Nous vivons à notre tour, en ce début de XXIe siècle, une crise qui menace la civilisation, causée par une machine, militaire et économique, qui a échappé à tout contrôle (voir là -dessus le livre de Jacques Ellul, Le Bluff technologique, de 1988). Commémorer le souvenir des soldats de 14-18, cela devrait signifier demander à leur exemple la force de résister à la "ferraille hurlante" (dont la puissance est démultipliée aujourd’hui par la ferraille silencieuse de l’informatique), dans le sentiment qu’il y va de la survie de l’homme en tant qu’homme.

Grasset nous fait ainsi comprendre l’enjeu des commémorations du 11 novembre : la décision de Sarkozy-Hollande n’est pas socialiste (on s’en serait douté), elle n’est même pas humaniste : elle tend à occulter le sens de la résistance aux forces de déshumanisation pour lui substituer la glorification de la guerre et de la raison d’Etat militaro-technologique.

Rosa Llorens

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