« Il faut relever ce peuple, il faut cesser de le parquer dans son Coran, comme on l’a fait trop longtemps par tous les moyens possibles, il faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d’autres sentiments, d’autres principes, il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner l’Evangile, ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé... Hors de là , tout sera un palliatif insuffisant et impuissant ». (C. Lavigerie : Lettre pastorale du 6 avril 1868).
Après la conquête physique, conquête où les militaires français, avec à leur tête, les vaincus de Waterloo, comme de Bourmont, ce fut le tour du projet de conquête morale confiée aux colons et aux hommes d’Eglise. Il n’était pas de ce fait étonnant comme le note M.Lacheraf, « le comportement des colonisateurs prolongeant celui des Croisés du Moyen Age, dont on se réclamait noblement comme d’un titre de gloire impérissable, ne se fut trouvé dans cette longue chaîne de permissivités, d’agressions méritoires, d’actes belliqueux, provocateurs ou d’intimidation envers l’Autre ; l’éternel ennemi ». (1)
Pour rappel, dès 1827, le marquis de Clermont Tonnerre, ministre des Affaires étrangères de Charles X, écrivait à propos de la Régence d’Alger : « La providence a permis que Votre Majesté fut brutalement provoquée dans la personne de son consul, par le plus déloyal des ennemis du nom Chrétien. Ce n’est peut -être pas sans des vues particulières qu’elle appelle ainsi le fils de Saint-Louis à venger à la fois la religion, l’humanité et ses propres injures...Tout porte à croire qu’une véritable croisade est prête à éclater, ou plutôt qu’elle est commencée, malgré la perfidie de ceux qui sont alarmés, malgré la perfidie de ceux qui sont Chrétiens, favorisant secrètement les sectateurs du Prophète... En résumé, Alger doit périr si l’Europe veut être en paix. C’est pour tous ces motifs que je supplie Votre Majesté...de prendre une détermination par suite de laquelle vous vengerez la Chrétienté en même temps que vos injures ».(2)
La religion est le pouvoir colonial
Lorsqu’elle prit possession des biens du trésor algérien, la puissance coloniale feignit de s’engager à « respecter l’exercice de la religion mahométane et à ne pas porter atteinte à la liberté des habitants de toutes les classes, à leur religion, leurs propriétés ; leurs commerces et leurs industries ». (3)
Pourtant en septembre et en décembre 1830, par deux arrêtés, l’Administration coloniale venait de porter un coup mortel au fonctionnement des institutions religieuses. En se substituant au souverain musulman et aux wakils chargés de gérer les biens habous, l’agression coloniale pensait annihiler définitivement la personnalité des Algériens Le gouvernement colonial a mis ainsi en pratique la séparation forcée de la religion et de l’Etat républicain plus de soixante-dix ans avant la loi de 1905, de séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’arrêté de spoliation du mois de septembre 1830 des biens religieux, sera suivi de plusieurs autres ; notamment de celui de 1841 ; qui instaure l’assimilation : (suppression de la justice des cadis et de la chari’aa). Entre 1840 et 1860, la crise syrienne faillit provoquer en Algérie un début de colonisation cette fois-ci religieuse par l’émigration de Maronites.
Elle n’eut pas lieu pour des raisons financières. Il en est de même de l’implantation de quelques familles irlandaises à l’Est n’eut pas de suite. En1846, une ordonnance royale rattacha le bureau de la justice et des cultes à la direction des affaires de l’Algérie ; et on créa un Service spécial de l’administration civile indigène dont les attributions étaient liées à la sécurité et au contrôle. Le 20 mars1879, une loi est promulguée en France, à l’initiative du ministre Jules Ferry ; elle consacre la séparation de l’enseignement public de l’enseignement religieux, de plus, elle interdit aux missions religieuses l’enseignement sans autorisation de l’Etat. Les Missions de Jésuites sont en voie de conséquence dissoutes en France. Tollé dans le milieu ecclésiastique à Alger. Le cardinal Lavigerie refuse d’appliquer cette loi en Algérie, pourtant territoire français. Le motif du prélat est que cette loi doit aussi s’appliquer à l’enseignement coranique, qu’il faut de même interdire. Elle ne fut pas appliquée. L’Eglise continuera son entreprise prosélyte sous le couvert de l’assistance aux pauvres et de l’éducation.
Le décret du 10 septembre 1886 permet aux juges français d’appliquer concurremment le droit français et la Chari’a, de plus les membres des jurys d’assise pour les Musulmans ne sont choisis que parmi les seuls Français. Le contrôle des zaouïas est demandé en 1903 aux administrateurs qui doivent en référer au ministre de tutelle de l’éducation en Algérie : le ministère de la Guerre...
Après la promulgation du Code de l’indigénat, le gouvernement français publie en 1905 une loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le décret restera lettre morte en Algérie, en ce qui concerne les Musulmans qui ont constamment réagi contre les ingérences de l’administration dans les affaires religieuses. Enfin en 1933, continuant sa logique du mépris, l’Administration coloniale décide de retirer la puissance des Mosquées à la culturelle d’Alger et confie à un Français non musulman la présidence du Conseil consultatif musulman. Il faudra attendre le statut de 1947 pour que, pour la première fois, il est fait mention, certes de façon évasive, du culte musulman. Ce statut ne sera jamais réellement appliqué.
S’agissant du pèlerinage, dès le début de la conquête et jusqu’en 1962, la circulation des Algériens est restée soumise à l’exigence d’un passeport que l’Administration coloniale délivrait d’une façon discrétionnaire. Officiellement, l’attitude des autorités reste fondée sur la convention de 1830 : « L’exercice de la religion mahométane reste libre... » En revanche de 1871 à 1914, les autorités seront extrêmement sévères et réduisent les autorisations, au profit des interdictions de pèlerinage. Une circulaire du 6 juillet 1880 prescrit de restreindre autant qu’il est possible les pèlerinages à la Mecque pour « éviter que les pèlerins ne prennent contact avec les agitateurs réfugiés dans les pays musulmans ». (4)
L’oeuvre prosélyte du cardinal Lavigerie
Pendant toute la période qui va de l’invasion française en 1830 et jusqu’au début de ce siècle, le prosélytisme direct ou indirect bat son plein ; après les tentatives des cardinaux Dupuch et Lavigerie, une autre tentative d’évangélisation plus insidieuse a consisté à aider socialement les miséreux, cette méthode connut quelques succès dans les régions les plus déshéritées du pays, où sous l’impulsion de Pères blancs, des Algériens en petit nombre, surtout pauvres se convertirent pour une bouchée de pain. En ce qui concerne le culte israélite, il bénéficia de deux atouts majeurs ; d’abord en 1845, l’ordonnance royale de Saint Cloud aligne le Judaïsme algérien sur le judaïsme français. Ensuite, il y eut les fameux neuf décrets de Adolphe Crémieux en 1870.
Pour pouvoir rendre compte correctement de l’installation de l’Eglise en Algérie, et de sa tentative d’évangélisation des Algériens, il faut globalement distinguer trois périodes : la première de 1830 à 1845, qui est une période euphorique avec l’arrivée de plusieurs missions, la deuxième de 1845 à 1863 qui marque en fait une pause et qui a permis de stabiliser les différents mouvements, et la troisième la plus importante. Elle commença à partir de 1863 et eut pour acteur le cardinal Lavigerie, elle devait durer jusqu’à la mort du cardinal en 1898.
Antoine Adolphe Dupuch, prêtre, reçut la bénédiction du pape Grégoire XVI et s’installa à Alger avec quatre prêtres auxiliaires. Les Lazaristes arrivent en 1835, puis ce sera le tour des Soeurs de Saint Joseph en juillet 1835, elles s’installent à Alger et Annaba. En mai 1841, Mgr Dupuch fait appel aux Soeurs de la Doctrine Chrétienne. Elles s’installèrent à Annaba, Constantine et Skikda. Mgr Dupuch voulait christianiser par toutes les méthodes possibles, notamment par la force et surtout par la corruption. Le cardinal put de même convaincre l’Eglise de Pavie de lui permettre d’exhumer un bras de saint Augustin enterré dans cette Eglise. Enfin, par une chance tout à fait extraordinaire, il rentra en contact avec l’Emir Abdelkader et parvient à faire un échange de prisonniers avec ce dernier, ce qui assit pour un temps son pouvoir.
Après lui, ce sera Mgr Pavy qui lança la construction de Notre Dame d’Afrique et se fit remarquer par une conférence diabolisant l’Islam. Au début de 1867, le cardinal Lavigerie crée l’Association de Notre Dame d’Afrique et installe les Pères blancs et les Soeurs blanches, principalement en Kabylie.Ces missionnaires avaient la même tenue modeste et les mêmes conditions de vie que les autochtones, ils maîtrisaient la langue berbère pour mieux pénétrer la société kabyle. Deux événements majeurs qui ont permis au cardinal d’engager son action : d’abord la révolte de Mokrani, eut comme conséquence un nombre important d’orphelins et d’orphelines. Le deuxième événement, tout aussi désastreux pour l’Algérie, a été la grande famine et surtout l’épidémie. Ces deux fléaux sont responsables de la mort de plus de 500 000 habitants.
Le cardinal Lavigerie put ainsi recueillir des orphelins et soulager la misère, seulement, par la force des choses, les personnes ont été pour la plupart encouragées à abjurer leur religion. Les jeunes filles kabyles, futures piliers de l’éducation de leurs enfants, ont été l’objet d’une sollicitude particulière des soeurs. Les jeunes filles suivent un enseignement de français, le tout bien dirigé dans une optique qui rappelle à chaque moment l’omniprésence de la religion chrétienne.(5)
Les enseignants missionnaires sont choisis parmi les meilleurs de l’enseignement catholique. Ils doivent être efficaces et connaître à fond la religion à combattre et les langues, véhicules de leur doctrine (le kabyle et le chaouia). Pour pouvoir attirer les enfants à l’Eglise, les missionnaires distribuaient des bonbons. Par la suite, les missionnaires eurent pour stratégie d’isoler les enfants de leurs parents, ce problème du rapt d’enfants amenés à Alger ou en France créa de sérieux problèmes avec les autorités suite aux plaintes des parents.(6)
L’appellation par Lavigerie de « Beit Allah » n’est pas dénuée d’arrière-pensées ; à travers cette appellation, le cardinal par l’analogie avec la Mosquée appelée aussi par cette expression. De plus, dans toutes leurs actions, les missionnaires essaient de ne parler qu’en arabe, en kabyle ou en chaouia (même l’Evangile a été traduit aussi en arabe et en kabyle).Le port même du vêtement est bien choisi, il se rapproche de celui des imams (burnous, chéchia, gandoura).(7)
Le prosélytisme cessa officiellement après la promulgation de la loi de 1904. Cela ne veut pas dire qu’il cessa dans les faits. Il continua sous une forme plus civilisée ; les attaques contre le culte musulman ne cessèrent pas. C’est le cas par exemple de la part des autorités, la fameuse circulaire Michel (un Français chrétien avait la charge des affaires religieuses musulmanes).
Cependant tout a été fait pour maintenir les Algériens dans un état de superstition par l’instrumentalisation de la religion. Ainsi, le 23 août 1841 au Caire, lors d’une réunion, (présidée par Cheik el Kadiri), demandée par Bugeaud, une « fétoua », stipule que les tribus, ont le droit de ne pas obéir à Abd El-Kader, et qu’il est insensé de faire la guerre aux Chrétiens, du moment que ceux-ci laissent les Musulmans exercer librement leur culte. Bien plus tard, le 16 octobre 1856, à la demande du colonel de Neveu, chef du bureau politique d’Alger, le grand illusionniste français, Robert Houdin, se rend en Algérie. Sa mission consiste à opposer ses tours de « magie blanche » à ceux des marabouts musulmans. Son succès est éclatant. Cette technique qui consiste à instrumentaliser le sacré, grâce à des religieux inféodés, fut une constante de la politique française durant toute la colonisation. En effet au début du XXe siècle, la France demanda au cheikh Mohamed Abdou de promulguer une fetoua pour le port licite du béret. De même en 2002, le ministre de l’Intérieur Sarkozy demanda au cheikh d’El Azhar de déclarer légal pour la France de promulguer l’interdiction du foulard dans les écoles...
La position de l’Eglise et la lutte de libération nationale 54-62
Pour la plupart, les prêtres et les catholiques solidaires de leur milieu national, soutiennent politiquement le gouvernement français par respect de l’ordre. Il y eut deux types de réactions : d’un côté, le cardinal Feltin dirigeant du mouvement de la « Pax Christi » et le cardinal Saliège, qui a béni sans état d’âme sur les « méthodes de pacification » : La terreur doit changer de camp ». De l’autre le cardinal Duval qui dès janvier 1955, témoignait dans une lettre rendue publique contre la torture. Il y eut même des prêtres militants qui se sont, dès le départ, insurgés contre les méthodes de « pacification », c’est le cas de l’Abbé Alfred Béranguer curé de Montagnac près de Tlemcen qui a été le représentant officiel du FLN en Amérique latine.
Dans le même ordre, il faut citer l’exemple du Père Jobic Korlan, ancien abbé de Souk Ahras, qui fut arrêté par les autorités françaises. Comme il l’écrit : « Ecartelés entre deux communautés, nous sommes restés solidaires des Algériens et de leurs revendications. Plusieurs parmi nous prirent de grands risques et certains connurent la prison, comme ce fut mon cas ainsi que celui de quelques prêtres de la mission de France...En ce qui me concerne, la nature et la profondeur des liens tissés pendant cette époque constituent en quelque sorte mes « racines » dans ce pays. Je considère comme une grâce le fait d’avoir pu vivre cette page d’histoire à côté de mes frères Algériens... Enfin, comment ne pas souligner ce que fut l’apport de notre partage dans le domaine de la foi ? Au cours de cette longue histoire avec mes frères musulmans d’Algérie, j’ai constaté en moi une lente évolution et comme une approche nouvelle de Dieu ».(8)
Le pouvoir colonial a toujours usé de la religion quand il s’agit de maintenir sa présence. La laïcité ne fut jamais appliquée en Algérie. Il est donc malvenu de la brandir comme un horizon indépassable à moins d’être d’accord avec J. Ferry qui déclarait : « Les droits de l’homme ne sont pas valables dans nos colonies. »...
Chems Eddine Chitour