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Joker : Le clown sans père (sinistrainrete.info)

Voici une analyse qui n'essaie pas de nous faire croire que Joker est un film subversif.

Intervention présentée au congrès sur Le père aujourd’hui, 26-27 octobre 2019, à la Faculté de Médecine et Psychologie de l’Université La Sapienza de Rome. Le congrès a été organisé par l’IPRS (Institut Psychanalytique pour le Recherche Sociale) et l’IREP.

1.
Le film Joker de Todd Phillips, qui tourne actuellement en Italie, est tiré des BD de Batman, mais est en réalité inspiré aussi bien par le roman de Victor Hugo L’Homme qui rit, que par le film V for Vendetta de James MacTeigue.

Le héros de Joker, Arthur, est un jeune acteur comique raté, dont le curriculum comporte des internements psychiatriques, qui se résout à travailler comme clown de rue. Ce quasi-psychotique vit depuis toujours avec une mère instable, et n’a jamais connu son père. A un certain moment, Arthur, d’après des révélations de sa mère, se persuade qu’il est le fils d’un grand magnat, Thomas Wayne (c’est le nom du père de Bruce Wayne, alias Batman, dans la célèbre BD – un père assassiné). Wayne pose sa candidature à la mairie de Gotham, pseudonyme de New York dans la BD. La mère soutient qu’elle a été, dans sa jeunesse la maîtresse de Wayne et qu’elle a eu de lui Arthur, un fils que le père n’a pas reconnu. Mais, selon une autre version, Arthur aurait été adopté par sa mère, qui l’aurait maltraité quand il était petit, jusqu’à ce qu’elle finisse dans un asile de fous. Nous ne saurons jamais, jusqu’à la fin du film, si Wayne est vraiment le père d’Arthur ou non. Arthur est marqué par son statut de fils de père inconnu.

Un soir, Arthur tire sur trois yuppies qui l’ont attaqué dans le métro et les tue. La rumeur se répand dans toute l’Amérique qu’un homme portant un masque de clown est l’assassin des trois traders. Très vite, ce clown justicier devient un héros pour la masse des déshérités de Gotham, qui protestent contre le pouvoir en mettant tous un masque de clown qui rit. Il est intéressant de noter que tous ceux qui portent le masque de clown sont des hommes. Toute la ville est mise à feu et à sang par des milliers de clowns. Arthur qui, entre-temps, a tué sa mère et plusieurs autres personnes, est identifié comme l’assassin des trois yuppies et glorifié par les clowns révoltés. Entre-temps, un homme, portant lui aussi un masque de clown, tue Wayne. Je ne raconterai pas la fin.

Je me suis arrêté sur ce film parce qu’il me semble qu’il exprime à sa façon le passage du père œdipien freudien à ce que j’appellerai le nouvel Œdipe, dans lequel la figure du Père est remplacée par une nouvelle figure omniprésente : celle du « pouvoir ». Ou, comme on dit en Amérique, « the system ». Paolo Sorrentino, dans un film récent [Silvio et les autres, titre français], l’a appelé « Eux » [Loro, titre italien]. Qui sont ces « Eux » ? Ce sont tous ceux qui ont du pouvoir : les hommes politiques surtout, les riches, les grands entrepreneurs, les stars... Peut-être, un jour, nous aussi, les psychanalystes... Tous ceux qu’on appelle aujourd’hui des winners, en face desquels souffre et se ronge la masse des losers.

2.
La figure du clown mélancolique a une histoire séculaire. Les fools de Shakespeare ont pour mission de faire rire le roi, mais en fait ils suivent le roi dans sa chute. Ils disent au roi des vérités qu’on n’écoute pas parce qu’amères. Le fool dénonce la folie des rois.

Gwynplaine est le héros de L’Homme qui rit de Hugo, publié en 1869. Enfant, Gwynplaine a été enlevé, en Angleterre, par des brigands qui lui ont fait subir une opération au visage qui lui donne l’air de toujours rire. Il est adopté par un vagabond qui met ensuite en scène un spectacle comique ambulant centré sur le rôle rieur de Gwynplaine.

Vient ensuite la « reconnaissance » : on découvre à un moment donné que le saltimbanque est en réalité le fils d’un lord d’Angleterre. Le lord de Hugo correspond au magnat Wayne de Joker. Gwynplaine, reconnu comme noble, prononcera à la Chambre des Lords un discours où il attaquera leurs privilèges, qui ne fera que susciter le rire...

La différence importante entre le roman de Hugo et le film de 2019, c’est que chez Hugo, on découvre que Gwynplaine est vraiment le fils d’un lord, tandis que dans Joker, on a l’impression que le père tycoon n’est qu’un délire de la mère. En outre, dans Joker, s’accomplit un parricide qui n’a pas lieu dans le roman de Hugo, même s’il est accompli par un mystérieux tueur porteur d’un masque de clown. La révolte des déshérités aux masques de clown, dans Joker, rappelle fortement la révolte aveugle, sans but et sans fin, des gilets jaunes français.

Le film de 2016 V for Vendetta est une variation sur ce thème. Dans un futur dystopique, un mystérieux radical anarchisant, vêtu comme Guy Fawkes et portant un masque fixé en un rire permanent, soulève les Britanniques contre un régime fasciste oppresseur. Guy Fawkes fut l’artisan de la conjuration ratée des Poudres en 1606, événement resté mémorable dans la tradition populaire anglaise : le complot avait pour but de faire sauter le roi James Ier d’Angleterre et les membres du Parlement, bref tout le système politique anglais. Aujourd’hui encore, en Angleterre, on brûle l’effigie de Guy Fawkes le 5 novembre. Évidemment, dans ces dernières années, cette figure de régicide hyperbolique s’est retournée en un personnage positif – bref, aujourd’hui, on est du côté du fils « parricide ». Le masque et le logo « V for Vendetta » ont été adoptés par divers mouvements populistes, parmi lesquels notre Mouvement 5 Etoiles, dirigé justement par un « joker », Beppe Grillo.

3.
De façons diverses, toutes ces œuvres tournent autour du thème du parricide, ou du meurtre d’une figure de pouvoir. Le parricide : la grande obsession de Freud. Presque chacun de nous a une obsession spirituelle ; celle de Freud était le parricide. C’est là le sens ultime de l’Œdipe.

Freud considérait comme étant parmi les plus grands chefs-d’œuvres de la littérature occidentale trois œuvres : l’Œdipe-Roi de Sophocle, Hamlet, et Les Frères Karamazov de Dostoïevsky. Il les préférait parce que toutes trois traitent du meurtre du père ; en outre, le parricide, direct ou indirect, est lié à la rivalité entre père et fils pour la possession d’une femme. Le parricide est toujours le fils, c’est pourquoi Freud a parlé d’Œdipe et non d’Œdipe-Electre, par exemple, comme quelqu’un a proposé de le faire. C’est-à-dire que la femme aussi est « œdipienne » - ce qui n’a pas plu à beaucoup de féministes. Or, Freud fait du parricide non seulement le rêve fondamental de tout sujet, mais même l’acte inaugural de la Kultur, de la civilisation, c’est-à-dire de la vie sociale, qui marque aussi pour lui le début de la psyché individuelle. La psyché, l’inconscient, est pour Freud le fruit d’un événement historique, et cet événement est le parricide. Ne pouvant pas le démontrer, Freud a eu recours à des reconstructions ouvertement mythiques qui, aujourd’hui, ne peuvent manquer de nous faire sourire – beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de nos méthodes historiographiques.

Dans Totem et tabou, il a imaginé l’assassinat du père de la horde primitive par ses fils coalisés, dans le but de se partager équitablement les femmes de la horde, jusque-là toutes accaparées par le père-patron. Dans Moïse et le monothéisme, le testament visionnaire de Freud, il veut nous persuader que Moïse, qui n’aurait pas été juif mais égyptien, a été tué par les juifs eux-mêmes, qui ne voulaient pas se soumettre aux règles sévères du monothéisme imposé par Freud. Dans ce cas, le parricide, ou, pourrions-nous dire le régicide, n’est pas provoqué par une rivalité pour la conquête des femmes, mais par un refus, que nous appelons aujourd’hui « populiste », du pouvoir monothéiste. Derrière la religion juive, Freud voit une sorte de Guy Fawkes hébreu qui rit derrière le dos de Moïse.

On a dit bien des fois que cette centralité du père, et donc du parricide, dans la vision de Freud, n’est plus d’actualité aujourd’hui, parce qu’elle reflétait une société encore patriarcale, qui, au cours de ce dernier siècle, s’est en grande partie dissoute. En réalité, comme nous l’avons dit, pour Freud le père est une figure centrale de l’inconscient du fait d’un véritable péché originel, un crime inaugural auquel est liée toute notre histoire, et qui est précisément le parricide. C’est-à-dire que, loin de présenter sérieusement le primat de la société patriarcale, Freud en met en scène le déclin et la disparition. Son obsession théorique du parricide fait écho au thème nietzschéen de la mort de Dieu. Nietzsche pensait que Dieu, tué par les humains, était un événement historique, comme, pour Freud, la mise à mort du père est un événement historique. La différence, c’est que, tandis que le meurtre de Dieu est, pour Nietzsche, un événement moderne qui ouvre la modernité, le meurtre du père est, pour Freud, un événement archaïque, c’est l’acte primordial qui ouvre en même temps la vie sociale et l’inconscient individuel. Pour Freud, avant cet événement, il n’y a pas de psyché individuelle, mais seulement collective.

Comme l’a ensuite dit explicitement Lacan, le père dont s’occupe la psychanalyse est toujours le père mort – même si le père réel est toujours vivant et en pleine forme. Ce n’est pas la mort de notre père, mais la mort du Père, c’est-à-dire la fonction structurante symbolique de la paternité. En d’autres termes, notre adversaire n’a plus un caractère phallique, ce n’est plus notre géniteur, c’est un autre collectif, appelé, comme chez Sorrentino, Eux, le Système, « les pouvoirs forts », comme on dit aujourd’hui. C’est comme si la psyché humaine s’était re-collectivisée : le père individuel une fois mort, c’est le Père symbolique qui nous écrase, qui, d’une certaine façon, nous châtre tous en tant que peuple impuissant. Bref, ce n’est plus le père de famille qui explique une certaine haine à l’égard du pouvoir politique, c’est la haine du pouvoir politique qui se reflète parfois dans la haine du père de famille.

4.
Pourquoi, de Shakespeare au Joker, le pauvre diable, le dominé, le perdant revêt-il souvent la forme comique du saltimbanque, du bouffon, comme Rigoletto ou comme Canio, le clown de Leoncavallo (1) ? D’où vient cette superposition antinomique du bouffon et du tragique ? Rappelons que dans les tragédies antiques les personnages humbles, les gens du peuple, étaient le plus souvent des figures comiques, ridicules, tandis que rois et reines étaient les figures tragiques. Le clown, le pitre est la figure même du fils – pas de la fille. Je crois que les clowns femmes sont rares. Les clowns sont les fils châtrés, dirait Freud, le Gwynplaine de Hugo est, métaphoriquement, châtré. Le dominé rit, mais son rire est gelé, il revêt la fixité d’une grimace dérangeante. Les masses, on le sait, veulent rire, rire toujours, c’est pourquoi elles ne font pas du tout rire, mais sont méprisées. Mais le clown est le fils fou, fool justement, fou parce que sans père. Si l’on me permet cette licence métaphorique, nous pouvons voir le flot furieux des clowns de Joker comme une masse sans père. L’étrange théorie lacanienne de la psychose comme forclusion, confiscation, du Nom-du-Père me semble provenir précisément de cette figure séculaire et métaphysique du jongleur sans père et sans patrie, et donc fou, qui rit du pouvoir justement parce qu’il est dominé par lui – l’éternel carnaval des faibles.

Aujourd’hui, on parle sans cesse de populisme. En particulier de populisme de droite, qui exalte, contre la globalisation, contre le cosmopolitisme, le narcissisme patriotique et vernaculaire de sa Heimat. Le populisme, dit-on, est hargneux, c’est la rage des marginaux contre les élites prestigieuses, hommes politiques et scientifiques, financiers, partis de gauche et intellectuels. La fonction paternelle est aujourd’hui socialisée, disions-nous, et prend la forme persécutrice d’un pouvoir qui semble nous persécuter. Après le déclin de l’Œdipe familial, c’est l’Œdipe politique qui se déchaîne.
La figure du Père et de sa mort chez Freud est bien sûr une construction mythique. Mais les mythes sont des symptômes, ils sont une façon de mi-dire, dire à moitié, la vérité. La vérité, c’est que, avec le déclin de la culture patriarcale, on ne rencontre plus tellement aujourd’hui le père tyran à la maison, mais dans la projection hyperbolique d’une organisation sociale. Le père œdipien s’est dépêtré de ce pauvre type qu’est, en réalité, tout père – aujourd’hui, mes patients voient les mères, plutôt que les pères, comme des instances du sur-moi. Le père à tuer est l’Autre impénétrable du pouvoir, le kaléidoscope diffracté des innombrables figures de la domination.

Cette année, les Ukrainiens ont élu comme président de leur pays, par une déferlante de votes, Volodymyr Zelensky, un acteur comique, un clown en fait, sans aucune expérience politique. Dans son pays, on m’appelait joker. Le film Joker, tourné avant cette élection, montre que, comme le disait Wilde, la vie imite l’art. Du reste, actuellement, nous aussi, en Italie, nous sommes gouvernés par une force conçue par un acteur comique. Et, après tout, Boris Johnson lui-même, le Premier Ministre britannique, ne semble-t-il pas une imitation de clown ? En Ukraine, en Grande-Bretagne et en Italie, on porte au pouvoir des fils perdants, insignifiants, châtrés, des clowns, contre le sérieux rébarbatif d’ Eux. L’heure du renversement, celle du pouvoir des bouffons, est arrivée. Mais le fils-qui-rit risque de devenir, à son tour, le nouveau despote, un despote élu par les fils eux-mêmes.

Sergio Benvenuto

Ndt

(1) Dans l’opéra I Pagliacci [ Paillasse].

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