J’ai la rage

Claude Baniam (Pseudo) - Hôpital de Mulhouse

Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers... Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.

Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.

Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.

Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.

Le deuil impossible des familles

Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre...

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité... car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.

Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée... Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir... et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?

Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.

Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant « URGENCES EN GRÈVE », qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres...

De l’exploitation des étudiants infirmiers

Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.

Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.

Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.

Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante... Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.

Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants...

Les premiers de cordée et leur respirateur

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies... Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.

Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que « les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation »... Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement... Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much  ?

Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit...

Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser...

Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie...

Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : « Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly ! » Nous arrivons...

 https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/j-ai-la-rage_1782912

COMMENTAIRES  

26/03/2020 23:42 par Georges SPORRI

En complément de cet article lire le SCOOP sur bellaciao.org/fr = en mai 2019 un rapport de la santé publique préconisait de constituer un stock de 1 milliard de masques chirurgicaux. BUZIN et CASTANER s’en sont b.... , comme GRIVEAUX.
Il faut noter que pour protéger longuement la population de France, un stock de10 milliards de ces masques serait nécessaires. Ce rapport de la santé publique était très peu exigeant !

27/03/2020 07:00 par François de Marseille

Témoignage poignant, tellement de raison d’avoir la rage, la seule raison de se calmer est de préserver sa propre santé mentale.
Mais se calmer ne signifie pas oublier. Les responsables ne sont pas juste des adversaires politiques, ce sont des crapules, des salopards totalement méprisable, qui ne méritent aucune forme de respect !

27/03/2020 08:04 par irae

On ne vous entend plus les donneurs de leçons de bienséance, les accusateurs de grincheux ou pisse-vinaigre. Alors les aspirants et adorateurs de la classe privilégiée, pourtant tant décriée et décrite par le couple Pinçon Charlot, maintenant que vous voilà confinés comme des rats dans votre souricière parisienne pendant que vos idoles et maîtres à penser se sont enfuis vers des cieux plus cléments dont ils ont les moyens et pas vous, alors les startuppers qui se font tous seuls à la seule force de leurs immenses capacités, les jemesuisfaittoutseul, les julies graziani théoricienne du gueux s’il est dans la merde c’est de sa faute, les je vote macron pour assurer mon avenir pour un renouveau et parce qu’il est tellement au choix rafraîchissant, intelligent, charismatique, gendre idéal, etc...et pour sa majorité parce qu’il faut bien lui laisser sa chance.
J’ attends là vos regrets quant à vos excuses je m’assois dessus d’avance.

27/03/2020 09:35 par Papa Razzi

Excellent texte à tous points de vue.
Bien que résolument décidé à ne pas sautiller comme une puce sur un balcon, je ne cesse de penser à ce qu’endurent tous ceux qui œuvrent pour nous soigner, nous alimenter ou maintenir un lien social dans ce monde de dingues.

Sans eux, la guerre civile ne tarderait pas à poindre et il faut se rendre à l’évidence, notre société n’a rien d’une civilisation, elle n’est qu’une agrégation disparate d’individualismes et ceux qui ont pris le pouvoir ne possèdent aucune des qualités requises.

Alors que leur autorité devrait s’imposer naturellement par l’intelligence, le savoir, le bon sens, le dévouement, l’exemplarité, le charisme, ceux qui prétendent nous diriger et nous imposent leurs lois scélérates affichent une bêtise crasse et sont mus par les plus vils instincts.

L’heure n’est pas encore à la polémique mais cette oisiveté qui nous est imposée ne doit pas empêcher la réflexion, bien au contraire.
Que ceux qui ont contribué à donner les pleins pouvoirs aux mafieux de la finance boivent leur coulpe et cessent une fois pour toutes de fustiger les abstentionnistes qui, en l’absence de choix viable, sont peut-être les authentiques démocrates.

Rien que cela, je trouve que cela serait bien ; ensuite viendra le temps de l’action, qui s’imposera en fonction de la tournure que prendront les évènements.

27/03/2020 09:58 par Assimbonanga

Ce matin à France Inter, un auditeur a tenté d’exprimer la rage qui monte des confinés et l’animateur de radio lui a très vite coupé le micro.
Ce qu’il y a de vraiment "état de guerre", c’est la propagande d’Etat à la radio !

27/03/2020 17:24 par irae

Oui et franceinfo nous a fait un long reportage sur .... les paris en ligne autant dire un truc vital. Du remplissage bien inutile qui masque les vrais problèmes.

27/03/2020 18:09 par Claude

Je suis de tout cœur avec toutes les familles qui ont perdus leurs proches sans pouvoir leur dire adieu.
Mon souhait :
Les responsables pour ne pas avoir pris les mesures préventives qui s’imposaient devraient être poursuivi en comparution immédiate devant un tribunal d’exception pour non assistance a personne en danger de mort.
Les peines encourues devraient être exemplaires par rapport a leur niveau de responsabilité dans l’état sans remise de peine.
Ma sentences pour ma part serait sans aucune compassion pour ces ordures et je suis largement en dessous de ce qu’ils méritent.

28/03/2020 00:15 par Geb

On a TOUS la rage...

Et on a, surtout ceux qui tournent en rond dans leur leurs 20m2, le temps pour bien l’affûter. C’est pas mon cas mais j’en connais beaucoup.

Mais je dis au copain de Mulhouse de ne pas s’inquiéter pour "après" et qu’il essaie de tenir le coup car ça serait encore plus triste qu’il craque.

Mais après ça sera peut-être pour ceux qui le préoccupent, les anciens qui se seront sorti du merdier, de se rappeler que leur rôle est aussi d’être en pointe de la lutte de classe et d’être présents pour faire payer aux vrais responsables le désastre où ils nous ont mis.

Pas seulement de jouer les gardes de petits enfants en remplacement des parents ou de voyager à Vintimille.

A la rentrée va falloir agir. Et vite.Y compris s’ils veulent nous museler.

Parce que c’est pas demain qu’on obtiendra quelque chose par les urnes. A commencer par le retrait de toute les saloperies qu’ils ont mis en place dans notre dos et tout ce qui va sortir "le Jour d’Après".

Et ça doit être les seniors les plus conscients qui doivent être à l’assaut. Je ne dirais pas les "politiques" vu qu’on a pu mesurer la faiblesses de leurs déclarations toutes confites de révérences et d’approbations à la doxa des dirigeants du Cac40 et du lobby pharmaceutique.

29/03/2020 16:23 par latitude zero

Juridiquement ce gouvernement sera tenu responsable par son obligation de moyen.

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