Une incrimination collective
Il se dégage en effet du reportage un diagnostic d’une outrance inexplicable à première vue : l’ensemble de la société regroupée sur ce territoire y semble atteinte d’un dérèglement anomique. Elle donne l’impression d’être entrée dans une espèce de guerre de tous contre tous aux lignes de confrontation enchevêtrées : guerre permanente déclarée comme il se doit par la population à l’autorité légitime à laquelle la journaliste, embarquée (embedded) avec les policiers, comme ses collègues américains l’avaient été naguère avec les GI’s en Irak, assiste aux premières loges, essuyant en même temps qu’eux les jets d’objets les plus disparates lancés de nuit à partir des balcons (sans que l’incident soit le moins du monde contextualisé : patrouille de routine comme elle le laisse entendre ou arrestations musclées menées au point du jour ?) ; mais aussi guerres diverses dont les mobiles ethniques et le caractère terroriste sont fortement suggérés : violences faites aux Roms nouvellement installés, violences faites aux plus âgés, porteurs "historiques" du projet urbain, violences faites à tous les autres, contraints par le climat d’intimidation ambiant de se calfeutrer dans leurs appartements dès la tombée de la nuit.
C’est une société qui se serait cloîtrée dans son territoire dont elle repousse toute velléité d’incursion de la loi dans ce qui s’apparente bien, à voir le reportage de France 2, à un consensus (tantôt vindicatif, tantôt résigné) de ses membres puisque, complice de la terreur qu’elle subit, elle expulserait par la violence les représentants de l’ordre venus la secourir. Une situation dont la problématique traditionnelle de la délinquance reliée à l’économie parallèle ne suffit plus à rendre compte et dans laquelle une reprise en main par les moyens de droit paraît impossible. Or y a-t-il d’autre alternative au droit que la guerre ?
Celle-ci aurait d’ailleurs quelques adeptes locaux qui apparaissent isolés mais que la journaliste promeut à un rang emblématique, grossis qu’ils sont par les plans qu’elle leur consacre. Ainsi, ce jeune qui affirme sous l’œil de la caméra être un ancien enfant soldat d’Angola pour justifier l’extrême agitation qui le pousse à terroriser un locataire peureusement abrité derrière sa fenêtre ; ou encore cet homme cagoulé qui convie la journaliste à filmer le carton qu’il fait à une heure avancée de la nuit avec une arme de poing, pour lui "prouver que le pistolet est bien chargé de balles réelles". Peu d’images diurnes, ce qui gomme les activités correspondantes, et dans les espaces de la cité, déserts et menaçants, la nuit est dédiée, comme dans toutes les guerres urbaines, à la violence.
Réagissant à la pétition de protestation signée par les habitants du quartier, la rédaction de France 2 a rétorqué sur tous ces points : "Rien n’a été scénarisé, ce sont les gens qui parlent tels qu’ils sont" [3] . Les gens, c’est-à-dire, dans ce reportage, exclusivement des agresseurs potentiels ou avérés et leurs victimes, parmi lesquelles sont rangés les policiers. Comme il est de règle sur un champ de bataille, il n’y a pas de tiers magnanime, hors le correspondant de guerre à qui tout ce monde se confie. Pas de temps morts ni de trêves, qui interrompent habituellement la succession des affrontements entre les ennemis les plus irréductibles.
Le reportage est construit sur une temporalité d’enchaînement et de causalité et supprime tous les intermèdes d’articulation, ces moments où se suspendent nécessairement les hostilités pour que puisse s’exercer une médiation entre les hommes et qu’un semblant de vie reprenne son cours.
C’est sans doute ce que contestaient les pétitionnaires de la Villeneuve quand ils affirmaient "Nous sommes en colère, car ce reportage ne montre qu’une face de notre quartier", ne s’avisant pas que cette complainte adressée à ""notre service public de l’audiovisuel" [4] réduisait charitablement un acte de désinformation à un péché véniel d’omission.
Mais, si l’on retient l’hypothèse que le reportage véhicule en creux un discours politique sur les "enclaves" étrangères auquel la campagne électorale de Brignoles vient conférer une actualité brûlante, pourquoi la Villeneuve, précisément ?
Je crois qu’on peut avancer deux raisons essentielles :
- La première est suffisamment indiquée par le titre du reportage ("Le rêve brisé") qui lui sert aussi de fil conducteur, celle-là même qui justifie en général la dramatisation, depuis trois ans, du moindre événement survenu à la Villeneuve : il faut faire payer au quartier la rançon de son utopie fondatrice.
- La seconde est la filiation qui rattache cette nouvelle mise en scène médiatique aux projections apocalyptiques proférées par Sarkozy dans son discours de Grenoble, devenue depuis lors ville fétiche de tout discours sécuritaire.
Dans la filiation du discours de Grenoble
Commençons par la seconde : Sarkozy était venu à Grenoble en juillet 2010, après les émeutes qui avaient suivi la mort de Karim Boudouda [5] , pour affirmer la nécessité pour l’État de déclarer une "guerre nationale" aux "délinquants" et aux "voyous".
J’avais alors noté quelques-unes des interrogations que soulevaient de tels propos : l’État réintroduirait-il la guerre dans son propre territoire parce que le droit ne lui assurerait plus le monopole de la violence ? Les seigneurs de guerre médiévaux se seraient-ils réincarnés dans les "délinquants et les voyous" de banlieues pour contester sa souveraineté ?
Dans l’État français, millénaire et de surcroît « républicain et démocratique », la guerre était censée, à la date du discours de Grenoble, avoir été rejetée depuis longtemps hors des frontières. Sur son territoire, l’État ne saurait être le protagoniste d’une guerre, il ne saurait se reconnaître des ennemis qui le regarderaient en retour comme tel, sans renoncer, ainsi que l’ensemble de ses institutions, à exister en tant qu’entité générale et impersonnelle, en tant que tiers impartial, armé de la seule loi.
A moins bien sûr qu’il n’y ait vraiment un ennemi intérieur assimilable à un envahisseur qui, à défaut de s’être constitué en faction à l’échelle du pays pour abattre les institutions, se serait retiré dans des enclaves inexpugnables soustraites à la souveraineté nationale.
Mais il ne suffit pas alors de le définir comme étant une masse de délinquants ordinaires. Il faut lui trouver quelque trait d’extranéité et dire par exemple que ces délinquants sont d’origine étrangère. L’ennemi désigné devient alors crédible, l’étranger étant l’ennemi par excellence grâce auquel peut se concevoir toute guerre digne de ce nom, de celles dont le souvenir est le mieux conservé dans les mémoires. Et on ne saurait mieux imaginer pareilles enclaves que sous la figure de La Villeneuve telle que décrite par Envoyé spécial à la lumière d’un discours politique de plus en plus agressif.
Si donc le délinquant de quartier s’est mu en ennemi, entraînant derrière lui toute une population, il faudrait reconnaître rétrospectivement de la cohérence au discours de Sarkozy au lieu de l’outrance qu’avaient cru y déceler tous ceux qui avaient estimé qu’il n’avait que trop souvent déclaré la guerre à tant d’ennemis.
D’un autre côté, cet ennemi étant un hybride post-moderne de l’envahisseur et du malfaiteur, la guerre annoncée se poserait dans des termes inédits et antithétiques particulièrement intéressants. Car c’est la loi qui désigne le délinquant et le politique qui désigne l’ennemi, ce qui nous fait une désignation de trop et surtout un protagoniste de trop. Mais lequel des deux, la loi ou le politique ?
Si le départ de Sarkozy nous prive (et nous dispense) provisoirement d’une réponse explicite à ces questions, on voit bien que ce redoutable dédoublement loi rationnelle/discours "décomplexé" ne se profile pas dans la seule perspective que le Front national remporte en 2014 des municipalités et transforme en zones de combat des territoires que régit le droit. Un discours belliciste, délivré à droite comme à gauche, provoque déjà des lézardes dans l’orthodoxie légaliste.
Une sénatrice socialiste de Marseille, Samia Ghali, n’a-t-elle pas réclamé à cors et à cris l’intervention de l’armée dans les quartiers Nord ? Et que dire des "dérapages" oratoires de Manuel Valls et de nombre d’autres émules de Sarkozy, confrontés à "l’invasion" rom ?
Ce n’est donc pas fortuitement que France Télévision, en ressuscitant, encore une fois à partir de Grenoble, la thématique de la guerre, est venue en renouveler la rhétorique.
La preuve se veut peut-être ainsi administrée que, Sarkozy n’ayant pas pu tenir sa promesse, la menace qu’il entendait conjurer s’est réalisée, sur les lieux mêmes de ses imprécations, sous la forme d’une guerre déclarée (et en passe d’être gagnée) par l’ennemi qu’il avait su identifier.
Bien sûr, avec le reportage d’Envoyé spécial, ce qui était un programme politique chez Sarkozy, remis à jour à Marseille, Brignoles et ailleurs, est rétrogradé au rang de représentation (relevant en réalité du délire). En devient-il plus inoffensif ? Rien n’est moins sûr. La représentation de masse, que les grands médias alimentent par vocation, est infiniment plus difficile à réfuter que les lubies des hommes politiques.
Le discours de Grenoble avait été violemment critiqué par l’opposition, ses attaques contre les Roms qu’il avait englobés dans la charge dirigée contre les émeutiers de la Villeneuve lui avaient même valu un rappel à l’ordre de l’Union européenne.
On a plus récemment raillé les appels à l’armée de Samia Ghali et critiqué les dérapages de Valls. C’est que, dans la tradition politique, une doxa de la modération contient la "franchise" du discours dans certaines limites qui séparent la parole publique de la parole privée.
S’affranchir de cette contrainte, c’est "faire le jeu de l’extrême droite" (même si insensiblement un discours grandeur nature est en train de s’élaborer à partir du laboratoire langagier du front national).
En revanche, un reportage télévisé tel que celui de France 2, prétendument fait de données d’investigation, se donne toute latitude de déguiser une telle transgression. Il n’a guère besoin de soutenir explicitement une thèse.
Il lui suffit, à un certain niveau d’accumulation des informations et des alarmes distillées de toutes parts sur un thème sensible, de sélectionner quelques matériaux prélevés "sur le terrain", pour que se cristallise de façon quasi subliminale une représentation qui tardait à se préciser.
Un tel minimalisme lui garantit à tous les coups l’impunité en prime à une inébranlable bonne conscience de ses auteurs.
L’insubmersible alibi de "l’utopie"
S’agissant de la deuxième explication, l’accent mis par le reportage sur "Le rêve brisé" de la Villeneuve, elle ressort de la place qu’il fait aux acteurs historiques de l’utopie urbaine, ces résidents de la première heure dans leur rôle d’idéalistes impénitents ou cet urbaniste qui revendique encore le projet fondateur. Curieuse utopie de gauche que celle-ci, en vérité, qui a voulu braver la loi d’airain de la stratification sociale au cœur des années 70, lorsque les contradictions de classes constituaient l’alpha et l’oméga de l’analyse sociologique.
Cette utopie, rassembler les classes sociales dans un habitat commun, était, tout au moins dans sa prétention déclarée, une mystification à laquelle seul le militantisme d’une fraction "éclairée" de la classe moyenne a permis de faire illusion.
La mixité sociale est une aberration, un oxymore idéologique que condamnent les réalités tangibles (et par ailleurs intangibles) d’une société capitaliste – comme de toute société de classe – dont le seul moteur est la promotion sociale, jusque dans ses signes les plus insignifiants : les lieux non productifs de l’intimité (des lieux de loisirs et de restauration aux cabinets de toilette des entreprises) ne se partagent qu’entre égaux.
À fortiori l’habitat, champ de la sociabilité la plus désintéressée où s’éprouve la communauté de statut et de comportement en tant que condition de la tolérance réciproque, sinon de la convivialité.
Sur cette question, il est loisible d’observer à Grenoble ce qu’une ville moyenne de province peut fournir d’éléments empiriques de jugement. L’espace urbain y est étroit et soumet la cohabitation sociale à des conditions draconiennes. La différenciation de classe peut y souffrir des points de contact géographique pour peu qu’on lui épargne un excès de proximité.
Pour cela, celle-ci doit être assortie d’une clause substantielle : la hiérarchie est de droit naturel. Plus que tout autre espace urbain, la province est un réseau de rapports hiérarchiques de proximité.
Ayant habité quelque temps le quartier dit des Antiquaires au centre de Grenoble, j’avais été frappé par l’étanchéité des espaces sociaux les plus contigus. Ainsi, la rue Bayard et la rue Très-Cloîtres, deux artères parallèles que sépare une perpendiculaire d’une cinquantaine de mètres à peine, sont coupées l’une de l’autre par une frontière sociale invisible et pourtant infranchissable.
La rue Bayard est bourgeoise (on lit sur ses boîtes aux lettres beaucoup de patronymes qui fournissent leurs noms aux rues de la ville), les galeries d’art s’y alignent. La rue Très-Cloîtres, en attente de rénovation depuis des décennies, est la rue des cafés et des salons de coiffure maghrébins et abrite l’un des foyers d’immigrés les plus anciens.
Aucun habitant de l’une de ces contrées ne poussera jamais sa promenade du soir jusqu’à la contrée voisine. Mais l’abstention des uns exerce une sorte de primauté sur celle des autres : elle est normative car elle a valeur d’exemple dissuasif donné par le supérieur hiérarchique. La proximité ne saurait dégénérer en promiscuité.
C’est une séparation qui s’opère dans les mouchoirs de poche de l’espace urbain et ne peut se gérer que par la force des conventions implicites. Il n’y a pas ici l’échelle de grandeur que fournissent des métropoles comme Paris où des arrondissements entiers ont pu être cédés aux classes populaires, qu’on avait jadis toute opportunité de venir massacrer sur leurs sites, à chaque fois qu’elles avaient la velléité d’en déborder comme en 1848 et 1871, avant qu’elles ne soient rejetées un siècle plus tard dans des banlieues lointaines.
La proximité géographique des classes sociales dans une ville moyenne comme Grenoble est sans doute ce qui a pu donner l’illusion d’une mixité sociale qu’on a voulu dans les années 1970 reproduire in vitro dans le quartier de la Villeneuve. Le projet était « de gauche » mais avait-il un autre objectif réaliste que d’imiter la proximité hiérarchique locale ?
Les élus, les professeurs, les fonctionnaires et les avocats qui sont venus y côtoyer les ouvriers et employés étaient sans doute investis d’une mission d’éducation civique par l’exemple.
Mais on a fait pousser la Villeneuve dans un champ clos dont les barres d’immeubles constituent les fortifications. Il faut croire que la concentration volontariste des catégories sociales a échoué, dans des conditions de promiscuité aussi extrêmes, à reproduire le modèle subtil de la séparation hiérarchique.
Mystificatrice à sa genèse, la mixité sociale était devenue au tournant des années 80 une formule au sens flottant, lestée de tous les non-dits de la novlangue "républicaine", mais désignant en pratique, sous forme de vœu pieux, l’improbable cohabitation avec l’émigration africaine et maghrébine.
Elle n’avait dès lors plus qu’une fonction incantatoire sans cesse contrariée par le discours sur "les bruits et les odeurs" qui a accompagné l’exode progressif de la classe moyenne vers un habitat plus homogène.
Ces autres rêves fracassés
C’est dire que l’écrasante majorité des habitants actuels de la Villeneuve n’ont jamais été associés à ce rêve et que celui-ci n’entretient de nostalgie que dans le cœur d’une minorité "d’historiques". Celle-ci, désormais constituée pour l’essentiel de retraités, actifs dans les partis et les associations, exerce sans partage la fonction d’interface avec les autorités locales et accessoirement, à l’égard de la masse populaire, un magistère de la civilité et du civisme qui n’est pas toujours dénué de paternalisme.
Le titre du reportage révèle, sous l’éclairage de ce qui précède, une forme de passéisme dans l’approche, qui se déchiffre par définition comme le refus d’entériner le présent et en conséquence d’analyser la causalité sociale qui l’a produit. Je veux parler de la marginalisation de l’émigration dans la société française toute entière. Car si l’on dissipe le nuage de fumée produit par l’utopie fondatrice, rien ne distingue aujourd’hui La Villeneuve des autres ghettos où l’émigration est regroupée.
Et c’est sans doute de s’assumer en tant que telle, telle qu’on lui impose d’être, qu’on lui reproche. S’assume-t-elle d’ailleurs ? Assume-t-elle le chômage massif, l’échec scolaire, le parcours délinquant de ses enfants, leurs pathologies mentales de toutes natures, ses suicidés si souvent recueillis sous les balcons (toutes réalités sur lesquelles le reportage a fait silence) ?
Non pas certes. Mais il suffit qu’elle se vive, par la seule force des choses, en ghetto (avec ses commerces halal, son marché par trop exotique du jeudi, ses barbus et tous ces salamwalikoum qui s’échangent dans ses galeries) pour que cela soit intolérable.
Ce présent-là dans lequel elle se vit n’est pas fait des débris d’un rêve insensé du passé mais de ceux de ses rêves légitimes de tous les jours qui n’en finissent pas de se fracasser, se révélant encore moins accessibles que l’utopie vantée. Le regard que restituait le reportage de France 2, jeté à partir du passé, mesurait le présent à l’aune de ce qui n’est plus et n’a d’ailleurs jamais été. C’est un regard étranger et insensible à son objet, une population qu’il réifie à seule fin qu’elle serve d’alibi à une stratégie politico-médiatique du pire qui la met une énième fois en accusation, "au fond comme une vie qui a d’abord été condamnée et est ensuite devenue coupable" [6].
Khaled Satour