Les Djamilates sont restées dans la mémoire collective, mais combien d’anonymes sont-elles qui sont restées loin des feux de la rampe ? En tout cas, Djamila Boupacha représente la mémoire d’une génération exaltée, prête à aller défier la mort parce qu’elle aimait trop la vie !
Née le 9 février 1938 à Saint-Eugène à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Djamila garde l’image d’un quartier chic de la capitale où les habitants vivaient en parfaite harmonie. « On habitait entre Saint- Eugène et Deux Moulins, en contrebas de Zghara. Je me souviens que pendant la grande guerre, mon père Abdelaziz avait creusé un abri dans notre jardin. Les vacarmes créés par les avions qui survolaient notre espace étaient insoutenables. On aurait dit que le ciel allait nous tomber sur la tête. Je me souviens même d’un avion de guerre qui s’est écrasé près de chez nous. C’est pourquoi cet abri nous sécurisait. Dès l’alerte, les femmes et les enfants s’engouffraient dans cet abri, alors que les hommes restaient dans un espace protégé donnant sur la grande cour. Tous les voisins se rencontraient ainsi malgré eux. Les Chellali, dont Yasmina, l’épouse du commandant Azzedine, Rouiched qui habitaient alentour y venaient aussi lorsque la nécessité s’imposait ».
Éveil précoce
C’est dans cet environnement que la petite Djamila a fait ses premières classes à l’école sous la houlette de Khadra Boufedji, « une femme exceptionnelle », puis à l’école française située à la sortie des Deux Moulins dans le château bien visible au bord de la mer, actuellement en ruine. Djamila y restera jusqu’à l’âge de 8 ans, avant de rejoindre l’école Pigier près de la gare de l’Agha, ses parents ayant entre-temps déménagé à Dely Ibrahim. Djamila s’initie à la sténo, spécialité en vogue à l’époque. À peine adolescente, Djamila ouvre les yeux sur la politique. « J’avais rencontré Kheira Aboubakr, une enseignante de français qui m’avait sensibilisée sur le mouvement national. Elle était une militante de l’UDMA, le parti créé par Ferhat Abbas en 1946, son père était PPA. Mais mon père ne voulait pas que je m’engage, estimant que les femmes n’avaient pas leur place dans ce combat, se justifiant par les pesanteurs traditionnelles… mais malgré ça, je suis rentrée à l’UDMA. En 1950, mon père avait hébergé à la maison le savant Mahmoud Bouzouzou, apparenté à ma mère, qui me conseillait lorsque le soir j’effectuais mes devoirs. Je n’ai jamais deviné l’objet de sa présence chez nous. Lorsque la Révolution a éclaté, c’est Souidani Boudjemaâ qui a contacté notre famille. C’est ainsi que mon frère, Djamel Eddine, s’est engagé à Dely Ibrahim. Il n’y avait que des colons, tous ultras – seulement cinq familles algériennes ».
Les ultras opteront par la suite pour l’équipée suicidaire de l’OAS. Djamila enrageait, elle voulait aller au combat quoi qu’il en coûtait. Mais pour qu’un cri existe, il faut une oreille pour l’entendre. Et Djamila a dû utiliser un stratagème pour atteindre son objectif. « Un jour, j’avais entendu mon frère Djamel Eddine parler à sa femme, lui signifiant qu’il avait un besoin pressant d’argent, qu’il était à plat. Je lui ai proposé mes économies, mais à une condition, celle de me faire rentrer dans le nidham. Il en a discuté avec Mustapha Chelha, responsable du FLN, qui a accepté. ‘‘On va l’engager, car elle ressemble à une Italienne’’ avait-il commenté. C’est comme ça que j’ai commencé avec Abdelkrim ‘‘mon frère’’, Djamel Eddine et les familles Cherifi, Hafiz, Zenagui… Au départ, on était trois postulantes. Nadia Hafiz, Nassiba Malki et moi-même. Le nidham n’avait besoin que de deux et misait sur une fille connaissant parfaitement La Casbah. Par chance, je remplissais cette condition, car sous la responsabilité de Chelha, j’y allais souvent, notamment chez Zoubir, délégué des Habous, et responsable du bureau de bienfaisance musulman. Je faisais des enquêtes pour aider les nécessiteux. En vérité, c’était une couverture, j’activais directement. Malheureusement, Mustapha, monté au maquis, avait été tué par le groupe de Kobus ».
L’engrenage de la guerre
« Après la grève des 8 jours, La Casbah et Alger étaient décimées. La bleuite faisait rage. Pour réorganiser, il fallait trouver des gens sûrs. J’ai milité aux côtés du frère de Nassiba Malki et de Rabah Doukh. Avec ce dernier, je m’occupais à distribuer l’argent aux familles de chouhada ou celles dont les parents étaient au maquis ou en prison. J’ai ensuite activé avec Sid-Ahmed Malki pendant une année. Je dois rendre hommage, au passage, à la famille Karabagli d’El Biar qui nous avait hébergés pendant 8 jours. »
En 1958, Djamila qui activait dans le Sahel est au maquis dans la zone 1 de la Wilaya IV, du côté de Corso. Mais cela ne dura pas, car c’était difficile et les femmes étaient facilement reconnaissables par les indics, « alors on m’a proposé le Maroc ou la Tunisie pour un repli stratégique. J’ai refusé en arguant que la lutte était ici en Algérie et nulle part ailleurs ».
Djamila renoue avec la ville et cherche un contact qu’elle trouvera en la personne de Khelil Boudjemaâ. Elle reprend de plus belle avec Si Djamel Bennaï, Boualem la France, Si El Madani… On passera sur les détails de sa longue militance, à son corps défendant, le péril aux aguets. Cette fille, désormais adulte, n’a envie de rien et besoin d’Algérie. Alors elle s’engage pour un gros coup. Elle est chargée de poser une bombe à la brasserie des Facultés d’Alger. « C’était en septembre 1960, j’avais choisi l’endroit le plus fréquenté – œil pour œil, dent pour dent.
Les images des enfants algériens déchiquetés, des familles entières endeuillées, du napalm et de la mort qui rôde à chaque coin m’étaient revenues, alors on n’avait pas à réfléchir. Et puis, c’était la guerre. C’est Khelil qui m’avait ramené la bombe. Je m’attable et je commande une boisson. Je mets mon sac sur la chaise et je le couvre d’un foulard, ayant au préalable mis tous mes effets personnels dans une pochette que j’avais pris la précaution de ramener. Je demande à aller aux toilettes, je traverse le bar, pochette en main. Je donne l’impression d’aller vraiment aux toilettes, je ne m’attarde pas. Je sors et je prends la ruelle adjacente à la fac. Khelil m’avait prévenu que la déflagration n’allait pas dépasser le quart d’heure. Je suis restée en attente à l’arrêt du bus du tunnel, le délai imparti largement dépassé.
Quand j’ai entendu les sirènes des ambulances, j’avais compris. Les artificiers, venus en trombe, avaient réussi à désamorcer l’engin non sans secouer les environs d’un bruit sourd qui a ébranlé tout le monde. Je devais prendre le bus, mais j’ai renoncé. Trop dangereux en cas de contrôle, alors j’ai marché jusqu’à El Biar. Je ne peux oublier ce jour. Quelques jours après, un maquisard a été arrêté, torturé. Il ne pouvait plus supporter les atrocités, alors il a été contraint de donner des informations. Notre maison à Dely Ibrahim allait être minée. C’est le garde champêtre, avec lequel nous avions de bonnes relations et qui ne soupçonnait guère nos activités qui a dissuadé les militaires dans leur tentative de faire sauter notre demeure. J’ai été arrêtée avec mon père, mon beau-frère. J’ai été amenée à la villa des tortures d’El Biar en face de l’église, transférée à la caserne du Génie à Hussein Dey, un véritable mouroir, puis à Serkadji, enfin en France. »
Avec son père et son beau-frère, ils subiront durant des semaines les pires atrocités, des tortures abominables et interminables. « Ça dépassait l’entendement, c’était insupportable parce qu’inhumaines ». La réaction des intellectuels français de gauche ne s’est pas fait attendre. Son avocate, Gisèle Halimi, lancera l’alerte. Un comité est créé en France avec des sommités comme Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Elsa Triolet, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillon. A la suite des pressions et surtout de la lettre de Simone de Beauvoir dans Le Monde qui a fait un boom, les choses avaient changé. « La torture ? C’est abject. Les hommes étaient brûlés au chalumeau, des fois on mettait des barres de fer rougies par le feu sur leurs yeux. Pire que les sauvages, je n’oublierai jamais. De même que je n’omettrai pas de rendre hommage aux Français qui étaient à nos côtés, qui ont été dignes, qui nous ont aidés sans contrepartie. Ceux-là, il faut leur tirer chapeau bas… Je pense à Steiner Annie, aux Chaulet, au Cardinal Duval, à Gringaud et aux autres. »
Le 7 mai 1962, en application du décret d’amnistie, Djamila, qui avait comparu une année avant à Caen, est amnistiée à l’instar d’autres détenus politiques. Elle qui s’est indignée autrement qu’en paroles en mettant sa peau au bout de ses idées se retire complètement de la politique au lendemain de l’indépendance. Et lorsqu’on l’interroge sur son silence, elle répond qu’elle n’a fait que son devoir de patriote. N’empêche, sa personnalité attachante, méditative, affectueuse sera mise entre parenthèses. Ce qui est sûr, c’est que son parcours ne sera jamais effacé, d’autant que le grand peintre espagnol Pablo Picasso lui a dressé un joli portrait qui restera pour la postérité.
Le portrait de Picasso
« Je ne sais pas si c’est Gisèle qui l’a contacté ou le comité, mais toujours est-il que j’en tire une immense fierté. Lors des pourparlers d’Evian, en prison, la direction a lâché du lest, devenue plus indulgente. Elle nous a autorisés à prendre des photos. C’est sans doute l’une d’elles qui a atterri chez l’artiste Picasso qui, pour moi, est un peintre révolutionnaire. N’a-t-il pas reproduit avec talent le massacre de Guernica » [1]. Son portrait trône en bonne place dans son salon, aux côtés d’une photo très chère pour elle où avec son mari, Omar Khali, moudjahid, tenant tous les deux des mitraillettes et vêtus de treillis, posaient à la fleur de l’âge. Ils avaient 20 ans ! « C’est le ‘‘frère’’ qui a épousé la sœur », lance-t-elle malicieusement, car les maquisards étaient dénommés « frères » pendant la Révolution.
Djamila, lorsqu’on l’interpelle sur la marche cabossée du pays, prend des allures où la méditation le dispute à l’inquiétude. « Si le colonialisme était resté, pensez-vous qu’on aurait retrouvé notre dignité, qu’il y aurait autant d’universités, autant d’éminents professeurs sollicités de partout ? Pensez-vous qu’on aurait eu droit à la santé gratuite, à l’éducation ? Au départ, les idées étaient pourtant généreuses. D’un autre côté, estime-t-elle, tout est loin d’être rose, il y a de nombreux dysfonctionnements et la gouvernance laisse à désirer… Les jeunes sont extrêmement intelligents. Si on les laisse s’exprimer, ils feront des miracles, mais le pays a été dénudé. Pourquoi nous sommes-nous révoltés ? Pour notre dignité, notre liberté et une société juste. »
Le danger, c’est de rompre l’équilibre de la société qu’on ne peut acheter indéfiniment par la paix sociale. Les jeunes doivent se battre… et travailler.
Hamid Tahri
Parcours :
Née le 9 février 1938 à Saint-Eugène (Bologhine). Fille d’Abdelaziz et de Amarouche Zoubida. Elle s’engage très jeune, à 15 ans, en politique en optant pour l’UDMA de Ferhat Abbas, puis pour le FLN en 1955.
Militante, elle active dans le Sahel algérois, mais elle se fera connaître par son coup d’éclat en déposant une bombe à la brasserie des Facultés, à Alger, en 1959. Son procès a été retentissant, parce qu’il était question des tortures atroces subies et par la qualité de ses défenseurs, à leur tête l’avocate Gisèle Halimi.
Il y avait aussi le soutien d’une brochette d’intellectuels français, dont le célèbre philosophe Jean-Paul Sartre, et sa compagne Simone de Beauvoir. Libérée en 1962, Djamila coupe court avec la politique et mène une vie paisible auprès de son mari moudjahid, Omar Khali, et leurs trois enfants…