La consternation dans laquelle nous plonge l’allure apparemment bonhomme des négociations en cours en Grèce – à l’heure où se finalise ce texte, ’l’accord’ pour le 3e plan d’aide serait trouvé - ne fait que renforcer l’urgence d’un renversement de vapeur énergique au sein de Syriza lors du congrès extraordinaire dont les tsipriotes [1] ont dû concéder la tenue après le 20 août mais avant les élections anticipées. L’on pouvait compter allègrement encore jusqu’à peu sur les dissensions FMI-UE (au sujet la décote de la dette et les réformes néo-libérales) pour que le truandage des créanciers fournisse les verges pour se faire battre et tende une perche involontaire à la Plateforme de gauche et la gauche large du parti (englobant Plateforme communiste et Unité à gauche) - c’est-à-dire tout simplement sur l’impossibilité pour le 3e plan d’aide de voir le jour. Même cette dernière aubaine semble se perdre sous nos yeux.
Reconnaissons de n’avoir pas très bien compris ce qui a poussé la direction actuelle du parti, pour éviter que les partisans de la tenue du congrès avant le 20 août ne l’emportent, à menacer le comité central (CC) de convoquer incessamment un référendum auprès de la base militante autour de la politique actuelle du gouvernement, si ce n’est l’application pour le moins hasardeuse de l’apparent taux de popularité générale de son leader au cas particulier de la base son parti. Disposant de la majorité au CC, Tsipras n’avait semble-t-il pas besoin de cela pour faire décider souverainement de la date. De plus, la Plateforme et la gauche large au sein du CC, minoritaires, comptent précisément sur la tenue du congrès extraordinaire, donc sur l’assemblée des militants, pour supprimer la relativement courte distance qui les sépare de la majorité au sein du même CC, voire, dans un scénario idéal, sur un glissement de terrain simultané de la gauche du bloc majoritaire (tsipriste donc) de son côté.
Mais laissons là ces supputations. Ce qui compte désormais, que ce 3e plan d’aide voie le jour ou non, c’est que ce qui reste au sein de Syriza de forces décidées à la rupture avec le carcan usurier et davantage encore – une certaine vision de la rupture tout court avec le capitalisme en Grèce – renverse la vapeur au CC en un temps record – d’ici à la tenue du congrès de septembre – et débarque une nouvelle minorité dès lors forcée d’abandonner l’étiquette du parti. Mais ce n’est là que la moitié du chemin. Il faut un leader à ce putatif Syriza nouveau. Or Varoufakis n’appartient pas historiquement à l’opposition ni même au socialisme, quoiqu’il ait voté contre le premier train de mesures nouvelles au lendemain du 13 juillet. De plus, il a signifié assez clairement son refus de redevenir ministre – sans parler de diriger un nouveau parti. Du coup, c’est l’inconnue majeure qui nous sépare d’une éventuelle rupture du parti à l’avantage de l’opposition actuelle. Quel leader en effet ? Lafazanis ? Konstantopoulou ? Kouvélakis ? Lapavitsas ? La troisième inconnue, évidemment, tient à la question si, même à supposer que se trouve un nouveau leader populaire qui ne soit pas Varoufakis, ce leader serait capable de rivaliser de popularité avec Tsipras. À part peut-être Kouvélakis, figure internationale par ses passé et attaches universitaires respectivement en France et en Angleterre, dispensateur généreux d’interviews, y compris à la BBC (où Lapavitsas, également professeur en Angleterre, est passé lui aussi), aucun ne semble capable de rivaliser avec le non-charisme hyper-charismatique de gendre idéal pour ’classes moyennes’ normopathes, psychorigides et sans histoires qu’est le ’charisme’ de l’actuel premier ministre. Mais Kouvélakis n’est pas un élu et est sans doute plus connu à l’étranger qu’en Grèce. Si l’on ajoute enfin l’épineuse question (qui ne devrait plus l’être) d’une fusion sans délai avec Antarsya et sous couleur Syriza, l’on prend à peu près la mesure de ce que le chemin de crête mène peut-être lui aussi à l’abîme du reflux durable.
À constater le cours pris par les choses et le divorce à peu près complet au sein de Syriza entre la direction actuelle et l’aspiration transformatrice qui semble animer assez puissamment une grosse minorité au sein du CC, voire une majorité latente (à intégrer l’aile gauche du bloc majoritaire), on se demande par quel malentendu a pu se bâtir un parti à ce point hétérogène ou, plus exactement, par quelle désinvolture des questions aussi cruciales que l’intégration européenne et la question monétaire ont pu demeurer dans le vague relatif après le déclenchement de la séquence des mémorandums qui s’amorce en 2010. L’aplomb avec laquelle l’équipe dirigeante actuelle balaie d’un revers de la main toute protestation au sein du CC est d’une grossièreté irréelle, presque comique à force d’être caricaturale, et l’argument du mandat pour le maintien dans la zone euro est d’une mauvaise foi proprement insultante, à six mois à peine des proclamations tonitruantes de la part de dirigeants au-dessus de tout soupçon de collusion avec la corruption des cliques politiques traditionnelles. Si le programme tenait à la rupture d’avec les politiques de famine dans le cadre de l’euro, il devait être évident (à la gauche du parti seulement ?) que le cadre en question devrait éclater à la énième confirmation (dans un délai cependant raisonnablement court) de l’incompatibilité entre l’un et l’autre aspect dudit programme et ce, à la faveur obvie du premier. C’est peut-être au malentendu de cette fausse évidence que tient la promiscuité improbable entre l’aile des fidèles de l’Europe capitaliste et l’éco-socialisme aujourd’hui médusé de l’aile gauche, et peut-être la fondation même de Syriza. Qui eût cru à la gauche du parti que l’europhilie du centre (sans parler de la droite, car il y a bel et bien une droite qui a appelé à voter ’oui’ au référendum du 5 juillet et qui pilote le centre tsipriste : Dragasakis et Stathakis, en particulier ; qu’attend cette engeance pour rejoindre le Dimar ?) - qui eût cru que l’europhilie était une question de principe pour le tsiprisme ? Elle y était et y reste davantage irrépressible en tout cas que l’instinct de survie. À entendre les Tsakalotos aujourd’hui qui croient ironiser en ’rappelant’ que le programme de Schäuble (le Grexit, soi-disant) n’était pas une option, on jurerait que le programme de Syriza était : maintien dans la zone euro dans le cadre du refus de l’austérité, avec, en sous-main, la clause de sortie du cadre en question si le besoin s’en fait sentir – plutôt que l’inverse.
Mais ne nous méprenons par sur ladite gauche non plus. N’oublions pas, comme Callinicos (du petit parti de militants trotskiste britannique SWP) le soulignait de manière cinglante dans le débat public qu’il eut récemment avec Kouvélakis en Angleterre [2] tout juste avant le 13 juillet (mais déjà au lendemain des premières propositions désastreuses du gouvernement suivant immédiatement le référendum du 5 juillet - le 11, pour être précis), que nombre des députés de la Plateforme ont voté en faveur du train de réformes alors seulement proposé (avant donc la nouvelle déconvenue du tour de vis supplémentaire post-13 juillet), afin d’éviter de risquer de priver le gouvernement de sa base parlementaire. Cette attitude a été confirmée après le diktat final. Or cette manie de s’accrocher à la cabine de pilotage, comme si le processus de transformation entier en déroulait désormais, vient de loin et gageons qu’elle ne se curera pas de sitôt. À gauche, une censure sans faille de ce gouvernement (avec chute ou non) aurait fort probablement dopé les mouvements sociaux et ancré sûrement le parti dans l’opinion, quitte à précipiter les élections anticipées.
Avant de finir, arrêtons-nous un instant sur la question de la trahison. Kouvélakis récuse l’accusation portée ailleurs en Europe depuis la famille politique à laquelle il s’apparente, à juste titre, à notre sens, mais pour de mauvaises raisons. Kouvélakis soutient que la trahison, c’est le froid calcul, la pleine préméditation du retournement en temps voulu. Mais le traître, toujours tel aux yeux des autres et à ceux-là seuls, ne ressemble pas à cela. Il est un être sans consistance, qui cherche au gré du vent à s’attirer les bonnes faveurs du protecteur le plus offrant. Son ballottage n’est pas celui d’une vision de monde. Il y a certes la figure du traître au revolver sur la tempe, mais force est de considérer la sévérité d’une telle qualification eu égard précisément aux circonstances de la ’trahison’. Le tsipriotisme correspond à une troisième figure, qui n’est pas à proprement parler celle du traître non plus. Forcé de ’trahir’, ce courant ne l’a été que par lui-même ; c’est uniquement dans ce sens que de traîtrise il ne saurait être question à proprement parler. Les tsipristes se sont mis eux-mêmes le revolver sur la tempe, exactement comme Allende, en se refusant à élaborer tout plan B, et ce, dès avant les élections, comme le souligne Kouvélakis dans une interview de janvier. [3] Il s’agit en ce qui les concerne de substance cernée par le vide noir de la peur, la peur de désobéir à la loi de l’adversaire, de ne pas obtenir la reconnaissance de ce dont on admet ipso facto la supériorité, et à quoi l’on se soumet en conséquence. C’est pourquoi l’on peut dire que le tsiprisme a été jusqu’au bout de son inconséquence, en finissant par épuiser la bonne moitié de sa demi-substance. La capitulation ne pouvant surprendre personne, à supposer que l’intransigeance eurolâtre fût clairement lisible dès le départ, elle ne peut s’assimiler à la trahison. La débilité du projet ne devait pas pouvoir échapper à la gauche du parti, qui porte quant à elle la responsabilité de ne pas être sortie quand elle s’est aperçue qu’il était trop tard pour faire fléchir la majorité sur cette question, si tant est qu’elle s’en soit aperçue – et si elle ne s’est aperçue de rien, sa naïveté politique est inexcusable. Se mêle-t-on de diriger les nations dans la voie d’un conflit de grande portée sur la base de sous-entendus, c’est-à-dire de malentendus possibles ? Une telle faute, comparable seulement à celle que commettrait un chef militaire emmenant ses troupes au combat sans bouclier ni épée, s’aggraverait désormais si la gauche choisissait de rester dans le parti – mais attendons au moins les résultats du congrès extraordinaire.
Resterait pour finir à la décharge de Syriza, d’après certains, le soupçon de scénario sous LSD, comme dit Lordon, celui d’une ruse ultime de la part du gouvernement visant la non-application des réformes ignominieuses, et appelée de leurs vœux d’ailleurs très sérieusement par Balibar-Mezzadra-Wolff [4]. On encaisse le 3e plan de 80 milliards (pour quoi faire au juste ? rembourser les banques d’abord, la troïka ensuite ? ’absurde’ serait un mot faible) et l’on n’applique pas les mesures qui accélèrent l’ethnocide en cours. Dans ce cas, le bruit que fait la gauche est-il factice ? S’agit-il par ce procédé de se conserver légitimement la loyauté de la base et de l’électorat, forcément maintenus dans l’ignorance de la manœuvre, en affichant une conflictualité interne artificielle ? Ou, au contraire, la gauche n’aurait-elle pas été tenue informée de ce dernier plan de génie par la direction actuelle ? Nous avons renvoyé ailleurs [5] ces divagations indécentes. En l’occurrence, on pourrait les faire fructifier à Hollywood, et imaginer qu’Obama proclame demain l’éco-socialisme des communes dans le monde entier, avec en prime l’abolition de l’État de classe et de l’Empire, tant que nous y sommes. Ces rêves éveillés ne signalent que la déchéance du fidéisme historiciste, pire : d’un historicisme purgé de tout agonisme. Mais force est de reconnaître qu’il ne reste plus guère à tout espoir raisonnable de figer la vague que de maigres ressources, pour euphémiser. La nouvelle vague déferlera-t-elle après la fonte complète des calottes glaciaires ?
Jean-François Gava (Centre de recherche en philosophie, Université libre de Bruxelles) est l’auteur entre autres d’Autonomie ou capital, Chromatika, 2011.