Nous avouons à nos lecteurs que nous ne savons pas quel éditorial écrire aujourd’hui. La guerre impérialiste contre la Syrie s’intensifie et les masques tombent. Le représentant spécial de l’ONU pour résoudre le conflit syrien, Kofi Annan, a démissionné [1] après avoir offert aux conjurateurs un temps précieux pour qu’ils renforcent leurs rangs et lancent une nouvelle vague d’ « attentats catastrophiques » dans les villes syriennes. Drôle de coïncidence, la secrétaire d’État des États-Unis, Hillary Clinton, avait proféré, quelques jours auparavant, des menaces au gouvernement syrien, précisément au président Assad, pour qu’il démissionne afin d’éviter un « assaut catastrophique » [2] ; ce qui pose un point d’interrogation sur le vrai rôle que joue l’Empire étatsunien dans la soi disant « révolution syrienne ». Pour sa part, le président étasunien, Barack Obama, a signé un document secret autorisant l’aide étatsunienne aux groupes armés syriens [3].
Généralités
Par d’ailleurs, vous connaissez suffisamment les responsables de la Sainte-Alliance arabo-atlantique pour saisir le ridicule de leur discours sur la liberté, la justice, la démocratie et les droits de l’homme. Je comprends, dans ce sens, qu’en Arabie saoudite notamment, les femmes n’aient pas le droit de conduire ; je comprends bien que jusqu’à présent les émirs et sultans arabiques règnent arbitrairement, sans constitution aucune [4], et que leur « sérail est dans le désordre, et qu’il est rempli de querelles et de divisions intestines » [5] ; je comprends aussi que les nouveaux califs d’Istanbul, qui dénoncent la « violation » des droits de l’homme en Syrie, n’hésitent pas à souffler le feu de la haine chauviniste et religieuse contre les minorités kurde et alaouite locales, en premier lieu, et contre la minorité chiite dans le monde musulman entier, en deuxième lieu ; je comprends clairement comment à un certain moment historique les grandes valeurs fondamentales de l’Occident sur la liberté, la démocratie et la loi s’amalgament avec celles du despotisme obscurantiste arabique et de l’islamisme califal turc, pour créer ainsi une Sainte-Alliance contre la Syrie.
Pourtant, ce que je ne comprends pas dans cette comédie burlesque intitulée « Printemps arabe », c’est que le principal acteur n’est pas un arabe, évidemment, mais un philosophe prosaïque et fastidieux, connu sous le nom de Bernard-Henri Lévy, désormais BHL. Derrière BHL il y a cependant à nouveau un comité secret qui pousse à la roue et oblige plus ou moins ce mousquetaire « printanier » à jouer le rôle que l’on sait.
BHL : fantaisie, dandysme et bombardement aérien
Le philosophe « humaniste », BHL, considère qu’il est temps que le chef de l’État français, François Hollande, prenne exemple sur Nicolas Sarkozy dans sa gestion du conflit libyen. Le coeur brisé, BHL ne peut plus cacher son mécontentement du président Hollande qui, selon lui, a oublié les promesses qu’il avait faites pendant sa campagne électorale. BHL en rappelle le président Hollande, en lui demandant d’être assez courageux pour prendre une décision ferme et historique et pour donner le feu vert au bombardement de la Syrie, en suivant le scénario libyen. Après un long soupir, BHL enfin exprime sa déception : « Je suis déçu par Hollande », déclare-t-il dans une interview avec Le Parisien [6].
Selon notre intellectuel « universaliste », si les belles paroles et les discours ne sont pas suffisants à convaincre les Russes et les Chinois à abandonner le président syrien Assad, « les plans d’attaque sont prêts », admet-il. A vraiment dire, pendant quelques instants, j’ai eu l’impression que c’était l’amiral Kornilov [7] qui parlait à son état-major à la forteresse de Sébastopol, et non pas BHL au Parisien. Notre philosophe « prit une physionomie pensive, se pinça les lèvres et conserva cette attitude jusqu’à la fin de la partie » [8]. De sa manière habituelle à vulgariser de grands thèmes, BHL simplifie le conflit en Syrie en une simple bataille entre les mousquetaires de la liberté et le despote de Damas. En plus, BHL présente sa vision d’une solution concrète, mais ferme, à la crise syrienne ; il vulgarise plutôt la solution : « Il ne faut pas grand-chose, chacun le sait, pour donner le coup de grâce au régime. Il manque juste un pilote dans l’avion. Et, même si les avions sont turcs, le pilote peut et doit être français ». [9]
BHL continue, avec son dandysme habituel, à présenter ses plans militaires, sa « vision » d’un nouveau Moyen-Orient où la démocratie et la liberté (sic.) règneraient : « ça voudrait dire acter l’échec lamentable des Nations unies. Et forger une alliance ad hoc avec la Ligue arabe et cette fois les Turcs » [10]. Autrement dit, ce philosophe « humaniste, universaliste, en soutien de toutes les victimes de toutes les oppressions sans exception » [11] appelle à la formation d’une Sainte-Alliance comprenant sous sa robe blanche la démocratie bourgeoise occidentale, l’islamisme califal turc et le despotisme obscurantiste arabique.
« Sois transportée d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici, ton roi vient à toi ; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, sur un âne, le petit d’une ânesse » [12].
En fermant à demi l’oeil droit, BHL s’interroge si le scénario libyen a donné du bon fruit pourquoi ne semer pas les mêmes graines en Syrie ? Nous nous souvenons encore des temps heureux où BHL jouait Lawrence d’Arabie en Libye. Dans une émission d’autrefois - l’émission « Revu et Corrigé » de Paul Amar sur France 5, puis sur Europe 1 [13] - BHL revenait sur les derniers jours, les dernières heures décisives qui avaient amené le conseil de sécurité de l’ONU à voter la résolution 1973 : « la communauté internationale rend simplement possible la reconquête de la Libye par les libyens libres », dit BHL. En plus, monsieur BHL évoque aussi les perspectives d’une démocratie sortie des ruines du kadhafisme : « un pouvoir de transition assez démocratique s’est institué (…) je crois à ces grands emballements révolutionnaires » [14]. En tout cas, ce dont monsieur BHL est certain c’est que tout sera mieux que l’ordre terroriste qui était instauré par Kadhafi, ce terrorisme d’État. Kadhafi, c’était un terroriste contre ses civils, et un terroriste contre le monde entier. Tout sera mieux que cela » [15].
Pourtant, les équations de la « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie » [16] de monsieur Panglos [17], appliquées ici par BHL, ont malheureusement entrainé la destruction totale de la Libye et le retour de ce pays à l’âge de la pierre [18]. En dépit de l’emploi des mots qui raisonnent - transition, démocratique, emballements, révolutionnaires - notre philosophe noble se soumet avec la plus grande bonhomie du monde à l’ennuyeuse forme discursive démocratique occidentale pour moquer sous cette forme, et dans une langue fluide et aisée, la démocratie et les valeurs démocratiques de l’Occident dans leur ensemble. En effet, au grand dam et au grand dépit de monsieur BHL, les « mousquetaires de la liberté » du Conseil national de transition libyen (CNT), après qu’ils avaient pris le pouvoir, ont adopté la sharia islamique comme une constitution [19] Pourtant, monsieur BHL insiste à prouver « qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles » [20], le château de monseigneur le « Conseil national de transition » libyen était le plus beau château, et madame la « Sainte-Révolution » syrienne la meilleure des baronnes possibles [21] .
A plus forte raison, la principale erreur de BHL est sa certitude de la victoire. Il est si sûr de son affaire qu’il croit tout réglé par une bombe sur le palais présidentiel à Damas.
Jalili : l’Iran ne permettra pas que l’axe de résistance soit brisé
Une chose est certaine : si nous laissons complètement de côté la « talentueuse solution » de monsieur BHL, les chefs atlantiques savent bien qu’une intervention militaire en Syrie ne sera jamais une promenade, et que ce « pilote dans l’avion » dont parle BHL, une fois sa « mission » aura été accomplie, il retournera à sa base militaire, suivi d’une pluie de missiles balistiques à longue portée, en provenance de la Syrie, du Liban et de l’Iran, c’est-à -dire de l’ « axe de la résistance ». La preuve en est que l’adjoint du chef de l’état-major des forces armées iraniennes, le général Massoud Jazayeri, a déclaré que l’Iran « ne permettra pas à l’ennemi d’avancer » en Syrie. Il a ajouté que « pour l’instant il n’est pas nécessaire que les amis de la Syrie entrent en scène et notre évaluation est qu’ils n’auront pas besoin de le faire » [22]. Quelques jours plus tard, monsieur Saïd Jalili, l’émissaire du Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a répété les déclarations de Jazayeri en confirmant, à l’occasion de sa réception à Damas par le président syrien Assad, que « l’Iran ne permettra pas que l’axe de résistance, dont la Syrie est un élément essentiel, soit brisé en aucune façon » [23].
Franchement, en tant que chercheur, je trouve que les déclarations de monsieur Jalili et du général Jazayeri sont plus fiables pour mes recherches que les fantaisies de monsieur BHL.
Il suffit de faire le parallèle avec ce que le quotidien israélien Haaretz avait rapporté en février dernier. Selon Haaretz, le commandant des forces spéciales de la Garde révolutionnaire iranienne, Kassam Salimani, était arrivé à Damas pour prendre sa place parmi les membres de l’état-major du régime syrien [24]. Haaretz ajoute que les forces spéciales iraniennes, baptisées Force al-Quds, comptent 15, 000 combattants. Si ce rapport est correct, cela entraine à dire que les déclarations continues des responsables iraniens à propos de la Syrie sont plus sérieuses que nous le croyons, et que Téhéran considère la Syrie comme une partie intrinsèque de sa sécurité nationale. Cela veut dire aussi que si le « pilote dans l’avion », dont parle BHL ci-devant, bombarde Damas, les Iraniens réagiront comme s’il avait bombardé Téhéran.
De surcroît, selon une source exclusive au quotidien libanais al-Akhbar, monsieur Jalili, lors de sa dernière visite à Damas, a confirmé au président syrien que la sûreté de la Syrie fait partie de « la sûreté nationale, régionale et internationale de l’Iran ». Monsieur Jalili ajoute que « si la situation s’aggrave, nous ne nous tiendrons pas les bras croisés. Nous réagirons contre toute intervention militaire une fois une force étrangère aura franchi la frontière syrienne. A l’intérieur, nous sommes confiants que vous reprendrez contrôle de la situation et que vous dépasserez la crise » [25] (T.d.A).
De Maizière : l’intellectuel de bistrot ne décide pas de la guerre
Quelqu’un pourrait protester, le poing levé, en disant que « les Iraniens ne sont que des haut-parleurs », et qu’une intervention militaire en Syrie mènera certainement à une victoire totale contre le régime de Damas. Dans ce cas, nous ne pouvons que nous reculer quelques mois en arrière, laissant l’arène à ceux qui croient encore et se font croire à l’intervention militaire, pour jeter un coup d’oeil sur ce qu’un responsable atlantique disait d’une telle intervention.
Le ministre allemand de la Défense, Thomas de Maizière, a critiqué, dans une interview au quotidien allemand Die Tageszeitung, les voix qui appelaient à une intervention militaire en Syrie : « Je trouve extrêmement pénible que n’importe quel intellectuel de bistrot dans le monde exige l’engagement de soldats sans jamais avoir à rendre des comptes par la suite » [26](T.d.A). Il a ajouté aussi que « la xyloglossie [27] répandue par des personnes qui n’ont aucun sens de responsabilité crée de grandes espérances dans des régions comme la Syrie, ce qui entraîne plus tard à des désappointements » [28] (T.d.A).
A ce jour, monsieur de Maizière ne change pas de position. Dans une interview au journal Welt am Sonntag, il s’est opposé, une nouvelle fois, à l’intervention militaire : « L’échec de la diplomatie ne doit pas automatiquement mener au début de l’option militaire » [29]. Il souligne qu’une zone d’interdiction aérienne ne suffirait pas à pacifier le pays mais que des dizaines de milliers de soldats étrangers devraient être envoyés sur place. Une option qui n’est pas envisageable logistiquement et politiquement pour monsieur de Maizière.
La selle de Djeha-Hodja Nasreddin
Djeha-Hodja Nasreddin perdit sa selle dans la ville où il s’arrêta pour passer la nuit. Il dit alors aux gens du village :
- Ou vous trouvez ma selle ou je sais ce que je ferai.
Alarmés par ces propos, les paysans cherchèrent partout, sans rien trouver. Ils revinrent à l’hôtel de Djeha-Hodja Nasreddin et le virent en train de seller son âne. Avant qu’il ne quitte la ville, ils lui demandèrent :
- Qu’aurais-tu fait si ta selle n’avait pas été retrouvée ?
- J’ai une vieille sacoche à la maison, répondit-il. Je l’aurais découpée et j’en aurais fait une nouvelle selle.
En guise de conclusion, il reste à dire que depuis le début de la guerre impérialiste contre la Syrie, les chefs de la Sainte-Alliance arabo-atlantique ne cessent pas de proférer des menaces au président syrien Assad :
– Ou tu démissionnes ou nous interviendrons !
- Et si je ne démissionne pas, que feriez-vous ? répond Assad.
- Nous t’avertirons de nouveau, ou tu démissionnes ou nous interviendrons !
- Et si je ne démissionne pas ? répond Assad ; ainsi de suite, jusqu’à la fin des jours !
Fida Dakroub, Ph. D
Pour communiquer avec l’auteure : http://bofdakroub.blogspot.com/
Docteur en Études françaises (UWO, 2010), Fida Dakroub est écrivaine et chercheure, membre du « Groupe de recherche et d’études sur les littératures et cultures de l’espace francophone » (GRELCEF) à l’Université Western Ontario. Elle est militante pour la paix et les droits civiques.
Cet article a été publié initialement sur Mondialisation.ca
© Droits d’auteurs Fida Dakroub, Mondialisation.ca, 2012
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