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Combattre le terrorisme, le style français (New York Times)

La France et les États-Unis ont des notions différentes de la liberté, l’égalité et la fraternité, bien que les mots aient à peu près le même sens dans les deux langues. Les méthodes de lutte contre le terrorisme à domicile - un autre mot français datant de 1789 - sont également très différentes, issues d’histoires, de systèmes juridiques et de conceptions de l’État différents.

Les horreurs à Toulouse - les meurtres de sept personnes dans un peu plus d’une semaine par Mohammed Merah, un citoyen français né de parents d’origine algérienne qui aurait affirmé appartenir à Al-Qaïda - ont créé un vif débat en France sur le fait de savoir pourquoi la police et les services de sécurité ont échoué à l’identifier à temps. La police a également échoué à le prendre vivant, ce qui rend plus difficile de découvrir la véritable ampleur de ses contacts et de son parcours vers le terrorisme.

M. Merah a clairement échappé aux mailles du filet français, qui repose largement sur le renseignement humain et l’appréciation. Les Français se demandent pourquoi, et s’il aurait pu être plus facilement identifié par le dispositif plus automatisé - et plus coûteux - de style américain, basé sur le suivi informatisé des appels téléphoniques et de l’Internet. Cette question est bien sûr sans réponse. Mais les différences entre les deux pays et leurs méthodes sont considérables.

"Aux États-Unis, c’est le système qui compte, en France, ce sont les hommes", dit Marc Trévidic, un juge d’instruction chevronné dans les affaires de terrorisme en France.

Après le 11/9, les Américains consacrèrent d’énormes ressources de main-d’oeuvre, d’argent et de temps de calcul d’ordinateurs dans la "guerre globale contre le terrorisme", ce qui était également destiné au suivi du terroriste potentiel à domicile, dans un pays avec une population musulmane réduite et surtout bien intégrée. Les Français, avec une histoire coloniale, ont été confrontés au terrorisme (et à l’islam) depuis beaucoup plus longtemps. Avec un plus grand nombre de musulmans en Europe - près de 10 pour cent de la population, souvent concentrés dans les quartiers pauvres - et une plus grande proximité avec le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, la France a mis l’accent davantage sur la prévention du recrutement des terroristes potentiels par le biais d’une infiltration régulière des mosquées et des réseaux islamistes radicaux.

En partie à cause de leur histoire et en partie en raison de budgets plus limités, les Français comptent davantage sur les contacts humains, le renseignement local et les ressources humaines et moins sur les écoutes téléphoniques automatisées et sa surveillance que les Américains. Cela peut rendre les Français bien informés mais moins systématiques, moins aptes à "établir des connections" que les Américains, qui ont essayé d’apprendre de leur propre échec à découvrir le complot du 11/9 avant que celui-ci ne se produise. En général, déclare le juge Trévidic, les Français ont un dixième des ressources des Américains dans tous les cas.

L’État français est très centralisé et non fédéral. Lassée d’une série d’attentats dans les années 1980, la France a tenté de mieux coordonner le renseignement intérieur et extérieur avec la création en 1984 de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, ou UCLAT, et a tenté quelque chose de similaire au sein du ministère de la Justice.

La législation française régissant le renseignement a été réformée en 1986 et affinée à nouveau après 1995 et 2001, avec une autre réforme en 2006 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, afin de donner une plus grande encore marge de manoeuvre aux juges d’instruction et à la police. La Direction centrale du renseignement intérieur a été fondée en 2008 comme une fusion entre les services de renseignement du ministère de l’Intérieur, qui étaient responsables de la lutte antiterroriste, du contre-espionnage, et de la police nationale.

La lutte contre le terrorisme est plus décentralisée aux États-Unis. Ce n’est pas sans complications. Les tensions entre le FBI, la CIA et les agences locales ou d’État sont légendaires, notamment entre le FBI et la police de New York, qui possède sa propre unité de renseignement antiterroriste. Cette tension constitue la colonne vertébrale, parfois amusante, parfois déconcertante du livre de Christopher Dickey publié en 2009 : "Securing the City."

"La France est un pays avec seulement deux forces de police," note M. Dickey, "toutes deux de compétence nationale, il y a donc moins de rivalité entre les services."

Légalement, aussi, les Français ont centralisé les affaires de terrorisme dans un seul tribunal et ont essayé de réintégrer les procédures de lutte contre le terrorisme dans le droit ordinaire, mais avec plus de souplesse pour les enquêtes sur le terrorisme afin de procéder en cas de suspicion à des écoutes téléphoniques, ou de surveillance et de détenir les suspects pendant une plus longue période de temps. Les États-Unis en sont encore à essayer de concilier le respect de la législation avec la lutte contre le terrorisme - il n’y a qu’à voir les difficultés pour fermer définitivement le centre de détention à Guantánamo Bay, ou s’il convient d’organiser des procès criminels ou des tribunaux militaires pour les détenus tel Khalid Shaikh Mohammed.

Quoique il soit facile de dire en simplifiant à l’excès, que l’État français a également beaucoup de pouvoir pour s’immiscer dans la vie des citoyens et arrêter des suspects au nom de préemption.

"La France a un système très agressif, et avant le 11/9, les Français ont centralisé les processus de renseignement et ont mis en place des législations pour leur permettre de prendre des gens très tôt pour perturber quoi que ce soit à l’avance", affirme Gary Schmitt, un expert du renseignement et chercheur dans les études de sécurité à l’American Enterprise Institute. "Ils font beaucoup de choses, y compris des écoutes téléphoniques, qui font paraitre le Patriot Act gnangnan en comparaison. Aux États-Unis, on parle de préemption en termes militaires, mais les Français en parlent sur le front intérieur, pour découvrir des complots et des conspirations."

L’approche française a été critiquée pour ses excès de zèle, ses préjugés raciaux et les violations des droits civils. Et, quand cela échoue, elle fait face à des critiques acerbes. Pourquoi les autorités ont-elles été incapables d’arrêter l’assassinat de sang-froid de sept personnes non armés, trois soldats, trois enfants et un rabbin, abattus de sang froid par un homme qui était déjà sur le radar de la France pour ses voyages à la frontière afghano-pakistanaise et son intérêt pour les sites Web salafistes radicaux ?

Jamais, depuis 1995, quand une vague d’attentats a terrorisé Paris, les Français n’ont fait face à une attaque de l’échelle de ce qui a eu lieu à Toulouse - certaines choses fonctionnent bien. Pourtant, c’est une maigre consolation pour les Français, tout comme le succès de l’Amérique à prévenir un autre 11/9 sur son sol ne peut guère réparer les erreurs qui l’ont précédé.

Steven Erlanger, chef du bureau parisien de The New York Times.

Le 30 mars 2012

Maïa de la Baume a contribué à l’article.

Source : Fighting Terrorism, French-Style

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