Deux films de mémoire sortent cette semaine : Cinema Komunisto, de Mila Turajlik et : Barcelone, avant que le temps ne l’efface, de Mirèia Ros. Tous deux auraient pu se référer, en sous-titre, au livre de G. Orwell, Hommage à la Catalogne.
Malheureusement, le deuxième se contente de dérouler les souvenirs de quelques grandes familles de la bourgeoisie industrielle et mécène de l’époque moderniste (fin XIXe-début XXe) ; il apporte certes des informations intéressantes et même amusantes, ainsi l’étymologie du mot "culé" (supporter du Barça) : le choix du terrain du nouveau stade, le futur Camp Nou, s’était porté sur un champ de choux, "col" en catalan ; "coler", amateur de choux, s’est ensuite déformé en culé, qui se prononce de la même façon. Mais c’est un film narcissique, et on a du mal à partager la nostalgie des auteurs (du film, et du roman qui l’a inspiré) qui semblent penser que la fin des grandes dynasties bourgeoises est la fin de Barcelone (pas la moindre allusion au projet de deuxième Renaissance catalane à travers la revendication de l’indépendance).
Au contraire, Cinema Komunisto est un hommage au peuple yougoslave et au projet fédérateur de la Yougoslavie. Avec l’histoire des studios Avala de Belgrade (qui rivalisaient avec Cinecittà), c’est toute l’histoire de la Yougoslavie (1945-1991) qui défile sous nos yeux, à travers les souvenirs d’un directeur d’Avala, un acteur idole du public yougoslave, Bata Zinojenovic, et, surtout, le projectionniste privé de Tito, Leka Konstantinovic, qui, pendant plus de 30 ans, lui a montré un film par jour.
Tito avait en effet compris le rôle du cinéma comme ciment d’une nation. Les films d’Avala ont ainsi uni les Yougoslaves autour des luttes de la Résistance contre le fascisme ; car les Yougoslaves, avec les Grecs, sont le seul peuple occupé par les nazis qui ait réussi à libérer, seul, une bonne partie de son territoire (il semble qu’on le leur ait fait bien payer...).
On voit ainsi le tournage de La Bataille de la Neretna, de Veljko Bulajic (1969), sur un haut fait de la Résistance : là, Tito refusa d’abandonner les blessés, et livra bataille pour pouvoir les évacuer. Ce fut un tournage spectaculaire (les témoins répètent avec fierté qu’Avala faisait des choses qu’on n’aurait même pas pu se permettre à Hollywood) : Tito donna l’autorisation de faire réellement exploser le pont, pour reconstituer le déroulement de cette "bataille pour les blessés" !
Mais ce que les témoins ont surtout à coeur de faire revivre, c’est l’esprit d’une époque, celle des pionniers, la génération qui a construit la Yougoslavie, esprit où se mêlent la fierté nationale, l’amour du pays physique, le sens du devoir civique et l’espoir dans l’avenir (sans compter un humour bon enfant). C’est cet esprit qui fait que Leka, le dévoué projectionniste de Tito, n’est jamais ridicule ni déplaisant quand il rend hommage à son héros, se plaçant respectueusement à gauche de sa statue, ou allant le saluer dans son mausolée.
Même si le bilan qu’esquissent dans la dernière partie les témoins s’assombrit, Tito a en tout cas incarné la volonté de vivre ensemble des Yougoslaves, et sa mort a laissé le champ libre aux pressions des pays de l’Ouest dans le sens des tentations séparatistes ; et l’on sait bien aujourd’hui à quel point les Etats-Unis et leurs multiples officines sont passés maîtres dans le dépeçage des pays, à coups de financements et armements de séparatismes parfois même dénués de tout enracinement populaire.
La question que pose le film est : quel avenir pour la Yougoslavie ? Ne reste-t-il rien de cet esprit, que le témoignage des centaines de films d’Avala ? Cinema Komunisto ébauche quelques réponses : la bataille de la Neretva se situe en Bosnie, et le film nous montre des actualités tournées là, en 2008, pour le 65e anniversaire de la bataille : d’anciens Partisans, et des milliers d’hommes et de femmes de l’ex-Yougoslavie sont venus commémorer leur victoire contre le fascisme. Le film se termine même sur un coup de théâtre : après le générique, on voit un Partisan, debout devant un écran, haranguant des soldats : "Ils disent que les partisans sont morts ; regardez ce film : vous verrez que les partisans sont toujours là !"
La calamiteuse Europe actuelle aura un terme ; quand les ex-Yougoslaves pourront décider librement de leur destin, ils se réuniront peut-être autour de l’esprit des pionniers. Les films d’Avala ne seront peut-être pas seulement un témoignage sur "un pays qui n’existe plus", mais un ferment de renaissance de ce pays.
Rosa Llorens