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Note sur quelques dépossessions sémantiques (*)

Social - Santé : les mots sont importants.

illustration : http://s122.photobucket.com/albums/o257/caterin23/
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
.../
Celle qui construisit de ses mains vos usines
Celle dont monsieur Thiers a dit qu’on la fusille
..../
Leurs voix se multiplient à n’en plus faire qu’une
Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs
En remplissant l’histoire et ses fosses communes

Que je chante à jamais celle des travailleurs

Ma France...

JEAN FERRAT

Nous savons les MOTS "porteurs de sens" lorsqu’ils traduisent au mieux le contenu que nous souhaitons leur donner ; mais nous ignorons parfois que les mots sont aussi "producteurs de sens" et que leur usage dévoyé peut viser à désarmer la pensée ou la contraindre vers une interprétation erronée.

Le vocabulaire du social et de la santé est un lieu privilégié de ces manipulations qui imposent l’usage d’expressions devenues si banales que l’idée même d’un décryptage critique disparaît.

Nous allons tenter démontrer que certains "glissements sémantiques" ne doivent rien à une évolution naturelle de la langue, mais révèlent une stratégie en soutien d’une idéologie, inavouée mais identifiable. (1-2-3). Louis Althusser, philosophe, disait "L’idéologie, c’est quand les réponses précédent les questions". Quatre exemples sont proposés en relation avec le "sujet" du social, avec la protection sociale, la "responsabilité" et les "dépenses" ; autant de thèmes omniprésents dans nos réflexions menées avec un "vocabulaire" qui est ici examiné.

1 / LE "SUJET" DU SOCIAL est la victime principale de cette manipulation : Le "travailleur" est devenu le "salarie"...

Quelle importance pensez-vous déjà  ? Ou est le problème ? Penchons-nous sur cette mutation du langage :

 L’ère industrielle a vu s’identifier plus clairement qu’auparavant la classe des "TRAVAILLEURS". Leur appellation au contenu "positif" signifiait le caractère "actif" par nature de celui dont la fonction sociale était de vendre sa force de travail, physique ou intellectuelle. Et, comme "tout travail mérite salaire" nul ne contestait la légitimité d’une rémunération. Tous les économistes, même les plus libéraux savent que "seul le travail produit de la richesse" et la question de la répartition de celle-ci est au centre de la question sociale. Cette simple évidence que le travailleur était le "créateur" de la richesse était déjà dérangeante pour ceux qui tirent leur profit du travail d’autrui et nous savons que la part reversée en salaire ne cesse de diminuer au profit des revenus du capital et des actionnaires... A cette appellation trop révélatrice d’évidences les théoriciens de la pensée libérale ont su opposer une "mutation sémantique" en stigmatisant un mot que la "lutte des classes" avait selon eux trop popularisé : Le travailleur est devenu "salarié"...

 Le "SALARIE" est donc né, à la fois le même et complètement différent car on a changé le regard porté sur lui en changeant le nom qui le désignait : Il "reçoit" un salaire, il est donc un "bénéficiaire" recevant un "avantage" ! Lui qui était "actif" devient "passif" et le contenu valorisant de son ancienne nomination a été gommé, plus rien n’indique qu’il serait producteur de richesse ! Il "reçoit" de son employeur au travers d’un salaire dont le taux comme la légitimité peuvent être interrogés. Ce salaire qui était un "dû" pour le travailleur est devenu une "charge" pour l’employeur dont l’augmentation serait un obstacle à la productivité. Cette "charge" est la première variable d’ajustement des décisions dictées par des intérêts autres que ceux des travailleurs eux-mêmes ! Pour atténuer l’évidence de la dépossession les mots "travail" et "capital" sont bannis du vocabulaire des rapports sociaux, maintenus seulement dans le vocabulaire du discours économique. L’employeur lui-même a "lissé" son appellation et le Centre National du Patronat Français (CNPF) qui désignait clairement sa nature est devenu le Mouvement des Entreprises de France (MEDEF), activant l’illusion d’une grande famille dans laquelle rien ne distingue plus les acteurs selon leur rôle ou leur pouvoir.

 QUE S’EST-IL PASSE ? Dans l’effacement du "travailleur", c’est l’homme qui était alors désigné par sa "fonction" (le travail) qui est désigné désormais par sa "valeur marchande" (le salaire) ! Ce qui était humain et pour cela respectable et irréductible devient une quantité évaluable, dépréciable, éliminable... Le mot "signifiant’ et valorisant du "social" (travailleur) a été remplacé par le mot anonymisant et dépréciatif du "comptable" (salarié) !

 QUELLES CONSEQUENCES ? Lorsque les prétendus défenseurs du "monde du travail" renoncent eux-mêmes à l’appellation première pour adopter la seconde ; mesurent-ils combien ce choix est déjà une capitulation ? Nul ne conteste la sincérité de ceux qui défendent "les salariés" pourtant la langue utilisée est inféodée à un mode de pensée englobant la "marchandisation" de l’homme lui-même réduit à sa valeur marchande, son salaire ! Dans les luttes sociales les "travailleurs" se revendiquant comme tels peuvent militer pour l’amélioration de leurs conditions de travail, de sécurité, de reconnaissance et de dignité et "aussi" parfois pour l’augmentation de leur salaire... Mais ils se dévalorisent eux-mêmes en acceptant d’être réduits à cette seule dimension "comptable" qui contribue à la négation des autres dimensions de leur "humanité". Tous ceux qui, en leur nom parfois, usent de ce langage "contaminé" peuvent le faire si leur action est celle d’un syndicalisme d’accompagnement renonçant à la transformation sociale ; mais ceux qui ont pour objectif l’émancipation et la dignité préservée des "travailleurs" devraient se l’interdire. L’adoption du "mot’ est déjà un pas vers la servitude volontaire, décrite par La Boétie mais décryptée par Alain Accardo (4 ), qui est au centre de l’idéologie de la gestion des "ressources humaines" réduites à leur coût.

2/ L’institution emblématique de notre Contrat Social a subi une offensive comparable : Qu’avons nous fait de notre « SECURITE SOCIALE » ?

 Ce fut une conquête sociale exemplaire inspirée du programme du Conseil National de la Résistance (CNR 1942-44). La santé y est inscrite comme un "Droit" accessible à chacun "selon ses besoins". La gestion de l’assurance maladie devient une prérogative des représentants des travailleurs eux-mêmes, légitimés par le fait qu’ils sont à l’origine de son financement par la cotisation sociale (directe ou indirecte pour la part plus faible venue de l’impôt). La solidarité entre tous les citoyens est fondatrice du système à vocation universelle.

 Mais les pires adversaires de cet "idéal" ont inventé, (en transposant une appellation venue hors de nos frontières et issue d’un autre processus), la plus grande mystification sémantique du siècle social en tentant imposer l’expression "ETAT PROVIDENCE". La vertueuse "providence" invoquée est une imposture car la création de la "sécu" ne doit rien à la providence. Cette expression est à la fois révisionniste et outrageante pour tous ceux qui ont mené les luttes débouchant sur ce "droit nouveau", conquis et non donné par l’état !

 QUE S’EST-IL PASSE ? Par cette seule appellation "état providence", l’état s’approprie symboliquement une conquête sociale et s’investit d’une légitimité à décider de son devenir. En invoquant la "providence" il introduit aussi l’idée qu’il pourrait mettre fin à cette "générosité" consentie un temps et qui relèverait de son seul pouvoir...

 QUELLES CONSEQUENCES ? Par ce glissement sémantique "l’assuré social" est désigné non pas comme le contributeur et bénéficiaire occasionnel légitime d’un système voulu et construit par lui ; mais comme un "assisté" profitant d’une "générosité" peut-être excessive ! Il est possible désormais lui imposer subvenir seul au moins partiellement à ses besoins, gérer lui-même son "capital santé" (!). Concrètement cela représente le ticket modérateur, les déremboursements croissants, franchises et autres "reste à charge", avec l’incitation forte à "l’assurance privée" qui par nature pénalise les plus précaires. Lorsque l’état s’approprie la fausse vertu de "l’état providence" il rend plus difficile pour tous de dire "la sécu est à nous" et il prépare en réalité la remise entre les mains du marché de la plus belle conquête sociale altruiste du siècle écoulé... Ici encore les "défenseurs de la sécu" devraient s’interdire user des mots de l’imposture, (l’état providence !) qui sont ceux des fossoyeurs de notre protection sociale. Mais mesurent-ils tous combien user du même langage vaut déjà reconnaissance du détournement et capitulation devant la dépossession des conquêtes de nos aînés ?

3/ sommes-nous tous "irresponsables" ? Nous subissons partout, y compris dans le domaine de la santé, cette injonction culpabilisante : LA RESPONSABILITE !

 Pourtant le plus modeste des "travailleurs" SAIT qu’il apporte par sa "contribution sociale" et en toute RESPONSABILITE, sa part à la solidarité collective ! Il n’existe pas de "medef des pauvres" qui aurait osé, lui, revendiquer se soustraire à la contribution sociale...

 QUE S’EST-IL PASSE ? Dans cet appel à la responsabilisation, chacun "malade" doit désormais se culpabiliser de l’être et devoir solliciter la solidarité collective... En réalité cet appel à la "responsabilité" révèle une double perversion : Déconstruire la solidarité et camoufler les responsabilités véritables :

 En premier : Déconstruire la solidarité c’est désigner en le culpabilisant chaque "consommateur de soin" comme une "charge" pour la collectivité ou un fraudeur potentiel ; c’est déjà remettre en cause le principe fondateur de la sécurité sociale et oublier qui la finance. L’effet attendu est d’inviter ceux qui le peuvent à recourir aux assurances individuelles et légitimer la rupture de la solidarité universelle, s’accommodant désormais d’une inégalité d’accès au soin. La santé n’est plus un "Droit" mais devient un "bien de consommation" comme les autres, ouvrant un vaste "marché" dont l’état (qui se prétend "providence" !) va se désengager.

 En second : Cette injonction à la responsabilité dissimule en réalité "l’irresponsabilité" d’autres acteurs : D’abord ceux qui osent, eux, réclamer et obtenir la baisse ou suppression de leur "contribution sociale" qu’ils qualifient de "charges" au nom de la protection de la productivité et de l’intérêt de leurs actionnaires. Ensuite ceux qui élaborent un ordre juridique meilleur protecteur des entreprises que des travailleurs qui parfois risquent "perdre leur vie à tenter de la gagner" du fait des conditions de travail ou des périls environnementaux responsables de pathologies multiples.

 Mais les citoyens se veulent RESPONSABLES : Ils souhaitent trouver leur place dans la gestion des organismes sociaux, dans les choix de politique environnementale, dans la défense de leurs conditions de travail. La "responsabilisation" pourrait débuter très tôt par l’éducation sanitaire primaire ; et se poursuivre par l’apprentissage du refus des risques inacceptables en particulier au travail ! La même exigence de "responsabilité" ferait refuser le modèle de la concurrence entre individus auxquels on demande de consentir et contribuer parfois à l’exclusion des plus faibles. Nous pouvons refuser la culpabilisation pour des responsabilités que nous serions réputés ne pas assumer, quand d’autres se comportent en authentiques prédateurs de la santé et de la protection sociale.

4/ Un seul horizon la « REDUCTION DES DEPENSES » ?

 Cette autre exigence qui semble fille du bon sens appelle chacun de nous à devenir un bon économe, en prolongement de la responsabilité évoquée plus haut. Nous retrouvons ici la suspicion d’abus des "privilèges" que nous fournirait "l’état providence"...

 DE QUOI S’AGIT-IL EN FAIT ? En réalité ce qui se joue ici c’est de faire accepter l’idée d’un "panier de soins" au contenu restrictif et aussi un "RESTE A CHARGE" pour chaque patient, correspondant à un désengagement croissant de l’état qui s’est approprié le "budget" prévisionnel des dépenses sociales, voté chaque année au parlement. On qualifie ici de vertueux (réduire les dépenses) un objectif qui est en fait l’organisation programmée d’inégalités dans l’accès au soin, assorti de la stigmatisation des malades eux-mêmes.

 Pourtant personne ne défend le gaspillage. Cette injonction nous détourne en réalité de la perception du caractère inacceptable d’AUTRES DEPENSES bien plus massives et financées par nos cotisations sociales : La clairvoyance nous permettrait exiger que la santé soit exclue de la sphère marchande et le service public protégé de toute exigence de "rentabilité" ! Que l’industrie biomédicale et pharmaceutique soit privée de la liberté de fixer ses "coûts" en fonction des exigences de ses actionnaires et soit nationalisée ! Que le marché captif de la maladie et même de la mort cesse d’être l’investissement le plus sûrement "rentable" de prédateurs qui y voient un marché "comme les autres"...! Que la caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) qui possède les chiffres publie le taux extrêmement faible des fraudes authentiques qui doivent être sanctionnées, mais publie aussi les bénéfices exorbitants des vrais prédateurs du système de santé et de soin ! On découvrirait alors qu’oeuvrer à la réduction des "coûts" serait possible et bien plus socialement utile que restreindre les moyens de la santé.

CONCLUSION :

D’autres exemples pourraient montrer ce que dissimule le "partage" des charges, ou la "couverture" complémentaire, ouvrant de nouvelles inégalités qui n’ont rien à voir avec le partage ou la protection que les mots utilisés semblent évoquer...

L’important est de retenir que le langage manipulé peut servir à faire accepter l’inavouable et peut désarmer la pensée critique.

Ceux qui chaque jour tentent défendre notre « contrat social », politiques, syndicalistes ou associatifs, ou chacun de nous dans nos conversations avec d’autres citoyens, usons sans nous en rendre compte souvent de cette langue "contaminée" dont la perversion du sens représente déjà une victoire de nos adversaires (5). Nous oublions que celui qui contrôle le discours contrôle le pouvoir, pourtant nos défaites en témoignent !

Peut-être conviendrait-il de nous réapproprier le "juste langage", en refusant celui de l’oeuphémisation, de la déshumanisation et de l’imposture. Cela supposerait un esprit de "VIGILANCE SEMANTIQUE" pour l’analyse et la "déconstruction" des mots du social et de la santé.

Si nous pensons que la langue est la meilleure arme de nos résistances à l’inacceptables et le meilleur support de nos "projets", nous sommes dans un état de nécessité. C’est bien le "sens" vrai des mots qui fait la clarté et la crédibilité de nos idées.

Jacques Richaud (Praticien Hospitalier)

(*) Article publié dans PRATIQUES, les Cahiers de la Médecine Utopique - Nos 44 , février 2009 p17-19


Notes :

(1) Michel Husson - Les casseurs de l’Etat Social. Des retraites à la Sécu : La grande démolition. Ed La découverte, 2003. L’auteur détaille bien « le discours de la réforme » qui vise à « vider l’état social de sa substance ». En réponse il invoque la possibilité de « poser la civilisation comme alternative ».

(2) Éric Hazan.- LQR La propagande du quotidien. Ed Raisons d’agir. De modernité à gouvernance en passant par transparence, réforme, crise, croissance ou diversité : la Lingua Quintae Respublicae (LQR) travaille chaque jour à la domestication des esprits. Comme par imprégnation lente, la langue du néolibéralisme s’installe : plus elle est parlée, et plus ce qu’elle promeut se produit dans la réalité. Créée et diffusée par les publicitaires et les économistes, reprise par les politiciens, la LQR est devenue l’une des armes les plus efficaces du maintien de l’ordre.

Ce livre, décrypte ses euphémismes, ses façons d’essorer les mots jusqu’à ce qu’ils en perdent leur sens. C’est ainsi que la LQR substitue aux mots de l’émancipation et de la subversion ceux de la conformité et de la soumission.

(3) Victor Klemperer.- LTI, la langue du IIIe Reich. Ed Pocket, Agora, Albin Michel 1996.

Le philosophe allemand s’attacha dès 1933 à l’étude de la langue et des mots employés par les nazis. En puisant à une multitude de sources il a pu examiner la destruction de l’esprit et de la culture allemands par la novlangue nazie. En tenant ainsi son journal il accomplissait aussi un acte de résistance et de survie. En 1947, il tirera de son travail ce livre : "LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich", devenu la référence de toute réflexion sur le langage totalitaire. Sa lecture, à cinquante ans de distance, montre combien le monde contemporain a du mal à se guérir de cette langue contaminée ; et qu’aucune langue n’est à l’abri de nouvelles manipulations.

(4) Alain Accardo - De notre servitude involontaire. Ed Contre feux, Agone 2001.
L’auteur nous montre que la servitude « est moins "volontaire" que "conditionnée" », avec « l’influence ultra-modératrice... voire la complicité... de représentants du peuple, tant syndicaux que politiques »

(5) Florence Aubenas et Miguel Benasayag. La fabrique de l’information. Ed La Découverte 1999.

Les auteurs montrent comment la presse « se fait le gendarme de la norme » et cesse de « rendre compte de la réalité » pour « faire entrer celle-ci dans le monde de la représentation ».

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RÉSISTANCES AU TRAVAIL
BOUQUIN, Stephen
Stephen Bouquin (coordination) Louis-Marie Barnier, José Calderón, Pascal Depoorter, Isabelle Farcy, Djordje Kuzmanovic, Emmanuelle Lada, Thomas Rothé, Mélanie Roussel, Bruno Scacciatelli, Paul Stewart Rares sont les romans, même de science-fiction, fondés sur l’invraisemblance. Il en est de même avec les enquêtes en sciences sociales. Il existe néanmoins des vraisemblances négligées. Les résistances au travail en font partie. Le management contemporain a beau exalter l’individualisme, (…)
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"Je n’en dors pas la nuit de voir comment, au cours des 11 dernières années, nous, journalistes, activistes, intellectuels, n’avons pas été capables d’arrêter ce monde à l’envers dans lequel de courageux dénonciateurs et éditeurs vont en prison tandis que des criminels de guerre et des tortionnaires dorment paisiblement dans leur lit."

Stefania Maurizi
28 octobre 2021, au cours du procès d’appel en extradition de Julian Assange

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