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Si même les mots nous abandonnent.

Ce matin sur France-Inter, j’ai entendu le chroniqueur Bernard Guetta citer longuement (et avec son ton de "je sais tout et je daigne partager une parcelle de mon intelligence avec vous") l’article d’un ancien haut-fonctionnaire de l’administration Bush, qui parlait de l’Iran. Citer comme source d’information un haut-fonctionnaire, sans prendre de précautions, il faut le faire. Citer un haut-fonctionnaire US, sans ricaner, ça craint. Citer un haut-fonctionnaire US parlant de l’Iran, sans porter un masque, c’est l’exploit. Mais citer un haut-fonctionnaire US de l’administration Bush parlant de l’Iran, il suffit de s’appeler Guetta.

Et vous me demandez encore d’où vient cet étrange sentiment que plus rien n’a de sens dans nos médias ?

Imaginez un monde où même le langage serait soumis « aux lois du marché ». Un monde où régnerait une régulation naturelle du vocabulaire par « la main invisible ». Un monde où les mots n’auraient de valeur qu’en fonction de « l’offre et la demande ». Un monde où il n’y aurait plus d’Angelys, plus de Belmont, plus de Stellard, mais juste des « poires ». Imaginez.

 - Je n’aime pas les Angelys .
 - Ah ? Tu n’aimes pas les poires ?
 - Si, j’aime les Stellard .
 - Tu viens de dire que tu n’aimais pas les poires !
 - Non, j’ai dit que je n’aimais pas les Angelys.
 - Les Angelys, les Stellard, ce sont des poires !

Un monde où seul un happy few connaîtrait le sens d’Ariane, de Belle du Havre et de Tentation, les autres se contentant de dire « pomme ». Imaginez ce monde de libre concurrence où « pomme », « poire » et même « banane » seraient à leur tour supplantés par le plus rentable « fruit ». Imaginez.

 - Je n’aime pas les pommes.
 - Ah ? Tu n’aimes pas les fruits ?
 - Si, j’aime les bananes.
 - Tu viens de dire que tu n’aimais pas les fruits !
 - Non, j’ai dit que je n’aimais pas les pommes.
 - Les pommes, les bananes, ce sont des fruits !

Dans un tel monde, la résignation serait tentante. Soupirer et passer à autre chose vous épargnerait moult empoignades stériles. Mais comme vous n’êtes pas fait pour ce monde au rabais perpétuel, vous persistez et vous arrivez même parfois à faire comprendre que ça y’en être une pomme, ça une poire, là une banane, et le gros là y’en a s’appeler pastèque. Compris ? « Ben ouais, des fruits. T’aime pas les fruits, c’est bien ce que je disais ».

Dans un tel monde, le taux de criminalité crèverait le plafond.

Un monde où l’ignorance - feinte ou sincère - serait la règle, où celui qui sait parfaitement de quoi il parle serait sans cesse sommé de s’expliquer, non, pire encore, de se justifier.

Ce monde là serait un monde fait pour les bonimenteurs et escrocs en tous genres qui se glisseraient en profitant de la confusion. Un monde où les mots prendraient le sens qu’on aura bien voulu leur donner selon les circonstances et les enjeux. Imaginez.

 - Tu manges quoi ?
 - Un fruit.
 - On dirait une pomme.
 - T’en veux ?
 - Fais voir. Y’a marqué « Monsanto » dessus. Et ça n’a pas tellement un goût de pomme.
 - Bah... du moment que ça a le goût de fruit...
 - Tu ne vas pas manger ça ?
 - Ben si. A la fin, j’adore sucer le noyau.
 - Il n’y a pas de noyau dans une pomme.
 - Et ça, c’est quoi ?
 - ...
 - Mince. Il est tombé dans ses pommes.

Imaginez un monde où le mot d’esprit serait mieux côté que le mot juste. Où le mot juste se verrait remplacer par juste un mot. Où l’idée ne serait qu’un emballage et le concept une denrée rare. Ou la confusion serait mieux entretenue qu’une autoroute à péage.

Un monde où le méchant « prisonnier politique » céderait sa place au gentil « terroriste emprisonné.  » Un monde où le sauvage « torture » serait remplacé par le civilisé « interrogatoire poussé ». Un monde où le vilain « flicage » se verra avantageusement remplacé par le plus soyeux « sécurité ». Un monde où le barbant « philosophe » céderait la scène au plus sexy « Bernard-Henry Lévy ». Un monde où le concept trop tortueux de « gauche » serait violenté puis délaissé en faveur de « Parti Socialiste  ». Un monde où les criminels financiers de haut vol ne feraient même plus l’effort de s’en cacher. Un monde où une puissance violente et meurtrière se verrait couramment requalifiée de « démocratie ».

Dans un tel monde imaginaire on verrait éclore des situations ubuesques (*)

Un monde d’une telle médiocrité intellectuelle que si l’on n’y prend garde, pourrait voir fleurir un jour des échanges normalement inimaginables, tels que celui-ci :

 - Je suis antisioniste
 - T’aimes pas les juifs ?

Si un tel monde devait advenir, un monde où même les mots nous auraient abandonnés, c’est que les futurs hommes du passé que nous sommes auront échoué.

Viktor Dedaj
« une fois l’avenir passé, le futur n’est plus très loin. »


(*) des situations ubuesques telles que... (mais la liste est ouverte et le lecteur est invité à compléter)

 - Le bombardement de l’Afghanistan pour libérer les Afghans que même parfois ils viennent se réfugier chez nous pour échapper aux bombes et aux méchants mais là c’est pas du jeu alors on les renvoie chez eux se faire bombarder - allez hop, allez vous faire bombarder comme tout le monde, pas de favoritisme, parce que notre devise « Liberté, Egalité, Fraternité » n’est pas faite pour les chameaux. (je parle évidemment de l’Ouganda, parce que c’est pas en France qu’une telle chose arriverait)

 - Un programme de vaccination de la population avec un vaccin n’ayant pas été testé pour la protéger contre un risque de pandémie ou plutôt contre le risque d’un risque qu’on aimerait bien qu’il soit avéré sinon de quoi aurions-nous l’air ? (je parle évidemment du Botswana, parce que c’est pas en France qu’une telle chose arriverait)

 - La promotion sans vergogne d’un fils de président encore boutonneux élu dans une circonscription fortunée par des neuneus friqués (je parle évidemment du Gabon, parce que c’est pas en France qu’une telle chose arriverait)

 - Trois personnalités du monde politico-médiatique ayant comblé à la hussarde le fossé des générations seraient solidement défendus par leurs pairs (et ils en avaient) comme s’ils avaient inventé le vaccin contre la bêtise sous prétexte que l’un est ministre de la Culture, le deuxième un cinéaste réputé et le troisième un ex-soixante huitard dirigeant d’un mouvement « écologiste ». (je parle évidemment de la Corée du Nord, parce que c’est pas en France qu’une telle chose arriverait)

 - Une méga-faillite provoquée par des méga branquignolles ne provoque pas la moindre remise en cause ni le moindre licenciement pour incompétence avérée. Ah oui, le paradoxe ici, c’est qu’on les appelle encore des spécialistes et leur opinion aurait la moindre importance. (je parle évidemment du royaume de Phing Lang, parce que c’est pas en France qu’une telle chose arriverait)

 - Un candidat à la présidence de la République se faire élire sur un programme bidon et l’affirmation d’une moralité et d’une éthique qui seront tous consciencieusement piétinés une fois au pouvoir et hissant l’art de la manipulation aux sommets en provoquant tous les 15 jours un pseudo-scandale ou une affaire à la con tandis que les médias font « bêêê, bêêê » (je parle évidemment de la France, parce que c’est pas dans une démocratie qu’une telle chose arriverait)

 - La remise d’un Disque d’Or au gamin qui vient tout juste de remporter la « Nouvelle Star » ou - alternative encore plus cocasse - la remise du prix Nobel de la Paix à Obama. (je parle évidemment de Neptune, parce que c’est pas sur la Terre qu’une telle chose arriverait)

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Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales.

P.Barnevick, ancien président de la multinationale ABB.

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