[ Exposé fait au Beursschouwburg, le 20 février 2005, au cours d’une action organisée par le Brussells Tribunal (www.brusselstribunal.org ) contre la visite de Bush en Belgique. ]
Nous avons tous crié « pas de sang pour le pétrole », mais cela fait longtemps que pétrole et sang coulent ensemble. Depuis la trahison du monde arabe par les Français et les Britanniques lors de la chute de l’empire turc en 1917 jusqu’à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à l’Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l’embargo imposé à l’Irak, la politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler beaucoup de sang. En 1945, le département d’Etat américain qualifiait les réserves de l’Arabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de l’histoire mondiale ». [1] . A l’époque, les Américains étaient au moins sincères.
Aujourd’hui, tout le monde semble se réjouir du remplacement de la dictature de Saddam Hussein par ce qu’ils appellent la démocratie en Irak, comme si adversaires et partisans de la guerre admettaient tous que le Pentagone a, en fin de compte, fait quelque chose de bien. Dorénavant, toute résistance armée face à l’occupant américain sera dénoncée comme étant anti-démocratique.
Je voudrais réagir face à cette unanimité, et brièvement aborder trois questions qui préoccupent le mouvement anti-guerre : la question de la violence, celle des élections et de la démocratie et finalement celle de l’espoir dans l’avenir.
Premièrement, dans sa lutte d’émancipation, le tiers monde n’a pas produit que des "Saddams" : Ho Chi Minh, Mao Tse Tung et Chou en Lai, Gandhi et Nehru, Martin Luther King et Malcolm X, Lumumba, Arafat, Ben Bella, Ben Barka, Nasser en Egypte, Mossadegh en Iran, Arbenz au Guatémala , Goulart au Brésil, Juan Bosch en République Dominicaine, Allende au Chili, Fidel Castro à Cuba, Amilcar Cabral en Guinée, les Sandinistes au Nicaragua, Soekarno en Indonésie, ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, croyants ou athées, qu’ils utilisent ou non la violence, ont été, eux ou leur pays, à un moment ou un autre, comme Saddam Hussein, subvertis, démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l’Occident [2]. Mandela est aujourd’hui traité en héros, mais il ne faut jamais oublier qu’il a été mis 27 ans en prison avec la complicité de la CIA.
Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement pacifiques et démocratiques, qu’il s’agisse des Palestiniens pendant la période d’Oslo, d’Allende, des Sandinistes, ou aujourd’hui de Chavez au Vénézuéla, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons. Quand ils se révoltent de façon violente, qu’il s’agisse de Castro, des kamikazes palestiniens, ou de la résistance irakienne aujourd’hui, la machine à démoniser (diaboliser) se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris d’indignation.
Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu’ils ont le droit d’utiliser pour se défendre.
C’est une vieille histoire, celle de la violence révolutionnaire qui répond à la violence contre-révolutionnaire, mais qui ne la précède pas ; c’est aussi toute notre histoire, celle de la Commune de Paris, de la Révolution russe, de la guerre d’Espagne, de la lutte contre le fascisme et de la décolonisation.
Venons-en aux élections. L’invocation rituelle de la démocratie et des droits de l’homme comme justification de la domination impériale est aujourd’hui le véritable opium des intellectuels, opium qui leur permet de s’illusionner sur la réalité du monde. Imaginons par exemple que l’Ukraine soit occupée par des troupes russes et que des élections y soient organisées, sans observateurs indépendants, sans presse libre et avec des candidats approuvés par l’occupant. Imaginons de plus que l’élection soit vendue à la population par des dirigeants religieux comme un moyen de récupérer leur souveraineté, bien que d’autres opposants à l’occupation recommandent le boycott de ces élections. Je doute fort que, dans de telles circonstances, un taux de participation soi-disant élevé, mais incontrôlable [3], serait vu en Occident comme un immense "merci" adressé aux occupants. Or cette expression est exactement celle utilisée par une journaliste américaine [4]à propos des élections en Irak et résume bien le point de vue de ceux qui considèrent ces élections comme une victoire de la démocratie. Autre exemple : qui, parmi ceux qui célèbrent chez nous la liberté de la presse, s’indignera parce que celle-ci, concentrée entre des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre, à la veille de l’élection présidentielle, 50% des Américains que l’Irak était lié à Al Qaida, thèse qui est probablement l’une des mieux réfutées de toute l’histoire humaine [5] ? Finalement, la CIA vient de publier un rapport disant que l’Irak n’avait plus d’armes chimiques depuis 1991 [6]. Ce qui revient à admettre, mezzo voce, que l’embargo génocidaire contre le peuple irakien était en fait totalement illégitime. On se souviendra que Madeleine Albright, secrétaire d’Etat sous le démocrate Clinton, déclarait que, même s’il entraînait la mort de 500.000 enfants, cet embargo en valait la peine [7] . On peut douter qu’une quelconque organisation de défense des droits de l’homme ne relève ces faits.
Abordons finalement la question de l’espoir. En 1991, avec la chute de l’URSS, son incertain protecteur, le tiers monde semblait être à genoux. On pouvait rêver d’éliminer la résistance palestinienne à travers les accords d’Oslo. Le mécanisme de l’endettement pouvait être mis au service d’un hold-up gigantesque sur leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l’espoir est en train de changer de camp. Le New York Times admettait, après les manifestations contre la guerre de février 2003, qu’il existe encore, après tout, deux superpuissances : les États-Unis et l’opinion publique mondiale, qui s’oppose à leur politique [8]. L’arme de la critique refait surface contre la force des armes et nul ne peut prédire où cela nous mènera. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. La résistance des Irakiens ébranle depuis deux ans les certitudes de la partie du monde qui se croit civilisé. En immobilisant, même temporairement, l’armée américaine, et en mettant en doute son invincibilité, les Irakiens, comme les Vietnamiens dans le temps, luttent et meurent pour l’humanité entière.
Finalement, regardons l’histoire sur le long terme : au début du 20ème siècle, toute l’Afrique et une partie de l’Asie étaient entre les mains des puissances européennes. Les empires russes, chinois et ottomans étaient impuissants face aux ingérences occidentales. L’Amérique Latine était envahie encore plus souvent qu’aujourd’hui. A Shanghai, les Anglais contrôlaient un parc dont ils interdisaient l’accès « aux chiens et aux Chinois ». Si tout n’a pas changé, au moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les poubelles de l’histoire (à l’exception de la Palestine). C’est cela qui constitue sans doute le plus grand progrès social de l’humanité au 20ème siècle. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak, même avec ce que Lord Curzon appelait, à l’époque de la monarchie contrôlée par les Britanniques, une « façade arabe », rêvent tout éveillés. Le 21ème siècle sera celui de la lutte contre le néo-colonialisme, comme le 20ème a été celui de la lutte contre le colonialisme.
Dans la mesure où le progrès de la majorité de l’humanité est lié aux défaites européennes dans les conflits coloniaux, un point de vue étroitement eurocentriste nous pousse à voir l’évolution du monde en terme de décadence, ce qui est sans doute une des raisons profondes du pessimisme qui domine chez tant d’intellectuels occidentaux. Mais une autre vision des choses est possible : pendant toute la période coloniale, nous, les Européens, avons pensé que nous pouvions dominer le monde par la terreur et par la force. Le sentiment absurde de notre supériorité et notre volonté d’hégémonie nous ont amené à nous entretuer, et avec nous une partie du reste du monde, au cours des deux guerres mondiales. Tous ceux qui préfèrent la paix à la puissance et le bonheur à la gloire devraient remercier les peuples colonisés de leur mission civilisatrice : en se libérant de notre joug, ils nous ont rendu, nous les Européens, plus modestes, moins racistes et plus humains. Pourvu que cela continue et que les Américains finissent par être forcés de suivre cette voie.
Jean Bricmont
Jean Bricmont est professeur de physique à l’Université de Louvain-la-Neuve, et aussi collaborateur et préfacier de l’analyste Noam Chomsky.