Récemment, le kleiner Mann a commis une bourde dont il est coutumier : il a situé l’Alsace en Allemagne. Depuis la féroce occupation de cette belle province par les nazis, les Alsaciens adorent ce genre d’erreur. Le kleiner Mann s’est rétabli en mettant les rieurs obligés (dans les deux sens du terme) de son côté : « Vous comprenez pourquoi je suis tellement attaché à résoudre le problème de la dépendance. » Il n’a pas été suffisamment relevé qu’en disant cela il s’était tapoté la tempe avec l’index, signifiant que, pour lui, dépendance était synonyme de débilité, sénilité etc.
Le peuple doit toujours se méfier dès que Sarkozy ouvre la bouche. Il doit se méfier doublement quand, de surcroît, il s’essaie à l’humour gras.
Sarkozy et les siens, en bons relais des assureurs privés, veulent fouler aux pieds le système de couverture sociale crée en 1945 pour, à terme, offrir toute la sécurité sociale aux banques et aux assurances privées. Rappelons que, par ordonnance, fut instituée « une organisation de la Sécurité Sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». L’offrande faite au privé avait été tentée avant Sarkozy, en 1994, par une cinquantaine de députés, sous l’égide de de Villiers et Madelin, qui avaient déposé un projet de loi à l’Assemblée Nationale sur la création d’une sécurité sociale privée, à la demande de Claude Bébéar, à l’époque patron du groupe Axa. Cette tentative n’avait pas eu de suite.
En instaurant le déremboursement partiel ou total de nombreux médicaments, de frais médicaux, de franchises, en détruisant progressivement le régime solidaire des retraites, en creusant artificiellement le trou de la Sécu, la droite et le patronat visent à ancrer dans les esprits que la "sécurité sociale " est un concept dépassé et qu’il convient désormais de trouver des solutions " modernes " , sinon nos enfants passeront leur vie à payer nos erreurs de gestion. La " modernité " revenant bien sûr à s’assurer auprès d’organismes privés. Né de la Résistance, le système de 1945 impliquait que les assurés payaient selon leurs moyens et étaient soignés selon leurs besoins. Un système " moderne " implique des cotisations selon les moyens et des soins en fonction de l’humeur de la bourse. Comme aux États-Unis, par exemple.
C’est là que nous en venons aux fausses évidences, aux fausses questions naïves de Sarkozy quant à la dépendance : « Faut-il faire un système assurantiel ? Obliger les gens à s’assurer ? Faut-il augmenter la CSG ? Faut-il avoir recours à la succession quand les enfants n’ont pas la volonté ou pas les moyens ? » Point besoin de chercher midi à quatorze heures : pour notre kleiner Mann, un système assurantiel est nécessaire. En novembre 2010, Fillon emboîtait le pas : « Nous avons commencé avec la réforme des retraites, nous allons poursuivre. Nous ne pouvons pas esquiver sur cette question notre responsabilité collective. Nous lancerons une concertation nationale sur la protection sociale qui associera tous les acteurs, les partenaires sociaux, les professionnels de santé, les mutuelles, les assurances ; les collectivités territoriales, au premiers rang d’entre elles les conseils généraux … Il s’agira en premier lieu de déterminer les besoins réels des personnes. Il faudra ensuite sérier les pistes de financement : assurance obligatoire ou facultative, collectives ou individuelle ». Fillon décrivait alors un système à deux vitesses, les riches pouvant globalement s’assurer, et les pauvres étant pris en charge par la solidarité sans que tous les risques soient couverts pour eux. A la question « que pensez-vous de l’éventuelle mise en place d’une assurance privée ? » Bachelot répondit au Figaro : « Il ne faut rien exclure, et surtout pas le recours à l’assurance privée ». Et l’ancienne employée des grands laboratoires pharmaceutiques de citer le rapport de la députée UMP Valérie Rosso-Debord (juin 2010) : « Nous ne sommes plus du tout dans le contexte de la création de notre système de protection sociale ».
Les deux propositions principales que Sarkozy et des siens vont soumettre aux " partenaires sociaux " sont, d’une part, de rendre obligatoire, dès l’âge de cinquante ans, la souscription d’une assurance perte d’autonomie liée à l’âge et assurer son universalité progressive par la mutualisation des cotisations et la création d’un fonds de garantie et, d’autre part, de maintenir à titre transitoire une prise en charge publique.
Ce n’est pas un hasard si Guillaume, le frère du kleiner Mann, diplômé de l’École spéciale des travaux publics, s’est reconverti dans les assurances complémentaires après n’avoir pas réellement brillé dans l’industrie textile (http://www.lepetitjournal.com/homep...), là où, décidément, il n’a pas laissé le souvenir d’un patron social (http://www.fakirpresse.info/articles/192/tissu-de-secours.html). L’objectif des assureurs privés est bien, à court terme, de tenir les rênes et d’être les seuls profiteurs de tout le système de protection sociale en vendant des assurances individuelles ou de systèmes de couvertures d’entreprises.
Partons d’un exemple concret. Vous avez 60 ans moins un jour et vous êtes frappé par un AVC léger avec une guérison quelques semaines plus tard. Vous serez pris en charge par la Sécu. Vous avez 60 ans et un jour et vous êtes frappé par un AVC très grave, avec coma quasi total pendant des semaines, puis un handicap lourd à vie. Selon les propositions sarkozyennes, vous entrerez alors dans le cadre de la dépendance, donc des assurances privées. Votre famille devra vraisemblablement subvenir à vos besoins. Si elle ne le peut pas, vos enfants seront touchés indirectement : vous n’aurez en effet d’autre solution que de puiser dans votre patrimoine, donc de leur héritage.
Face à la dépendance, Sarkozy et les siens ont imaginé de diviser les citoyens en deux catégories, ce qui, pour de nombreux observateurs, est anticonstitutionnel : les moins de cinquante ans et les plus de cinquante ans qui devront cotiser en vue de ce que la classe dirigeante appelle désormais le " 5ème risque " . Stricto sensu, la perte d’autonomie peut concerner tout individu, à commencer par des enfants de cinq ans. Seulement, il serait difficile d’ancrer dans les esprits qu’un enfant peut être dépendant, même s’il devient sourd et muet suite à une méningite ou s’il retrouve tétraplégique après un accident de moto. Le vocabulaire qui nourrit l’idéologie du capitalisme financier n’est pas neutre. Il utilise " invalidité " pour la perte d’autonomie liée à la maladie ou à l’accident, " handicap " pour les déficiences congénitales ou accidentelles, et " dépendance " pour la perte d’autonomie liée au vieillissement.
Pourquoi ce déplacement du paradigme, pourquoi le recours obligatoire, pour certains assurés, au financement privé ? Parce que l’État se désengage depuis des années de l’APA (Aide Personnalisée d’Autonomie) et que les départements ne peuvent pas compenser ce retrait (43% en 2002, 28% en 2010), d’autant que leurs ressources diminuent du fait, entre autre, de la suppression de la taxe professionnelle.
Le rapport parlementaire de la commission Rosso-Debord (composée aux ¾ de députés UMP) en 2010 a suscité la colère de nombreuses organisations syndicales. 500000 personnes seraient exclues de l’APA qui serait versée sous condition de ressources : les détenteurs d’un patrimoine de plus de 100000 euros (une petite maison dans un coin perdu) auraient le choix entre une allocation à taux plein à condition d’accepter la récupération sur succession ou se contenter d’une allocation à taux réduit. Concernant le financement à long terme, Rosso-Debord suggère de rendre obligatoire, dès l’âge de 50 ans, la souscription d’une " assurance perte d’autonomie " , proposition reprise par Sarkozy récemment. Les sociétés d’assurances seraient forcément sollicitées, en particulier par ceux qui n’ont pas de mutuelle. Cette proposition instaurerait une philosophie de l’âgisme, ou discrimination par l’âge, puisqu’on ne cotiserait plus selon ses moyens mais selon son âge.
Rosso-Debord propose également d’augmenter la CSG des retraités imposables, de faire payer la CSA à ceux qui en sont actuellement exclus et de revoir les dérogations fiscales des retraités. A noter que, lors du récent débat sur la " Réforme " des retraites, V. Rosso-Debord s’était prononcée en faveur de l’" équité " entre le public et le privé, c’est-à -dire pour un nivellement par le bas.
Par-delà ces mesures techniques, l’objectif est de mettre fin à la prise en charge collective de la dépendance, celle-ci étant considérée comme un risque prévisible, donc assurable. Le lobby des assureurs européens a bien compris l’enjeu : il se prépare actuellement à fondre sur la France car ni le Royaume-Uni, ni l’Allemagne, par exemple, n’envisage une telle " réforme " . Nos voisins d’outre-Rhin (que l’on ne cesse de nous montrer en exemple) ont intégré la perte d’autonomie à la branche maladie. Dans ce domaine, la porte est fermée aux assurances privées. En revanche, lorsque Sarkozy parle du « gigantesque chantier » de la dépendance, cela ne concerne pas le financement (de l’ordre de 5 à 6 milliards d’euros en 2020) mais le marché - « gigantesque » - que représenterait cette dépendance pour les assureurs privés qui, après s’être engouffrés dans la brèche, ne s’arrêteraient plus. Le paradoxe est que dans un pays comme la France où l’espérance de vie en bonne santé augmente (62 ans et demi pour les hommes et 64 ans pour les femmes à l’heure actuelle), l’accession à la dépendance recule. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, de l’Italie de Berlusconi où l’espérance de vie en bonne santé des femmes a chuté de 73 ans en 2001 à 62 ans en 2007.
En tout état de cause, nous sommes loin d’une 5ème branche de la Sécurité sociale.
Bernard Gensane
[Note réalisée à l’aide des travaux de la FSU]