Cela fait maintenant plusieurs dizaines d’années que Adolf Hitler et le régime Nazi ont mis en place leur programme d’assassinat de masse de tous les Juifs d’Europe. Le sentiment d’horreur qui nous envahit devant l’énormité de ce crime n’a pas diminué avec le temps. Au contraire, la signification de l’Holocauste est soulignée par les événements qui ont lieu aujourd’hui : les guerres impérialistes et l’agression coloniale au nom de la guerre contre le terrorisme, les rivalités grandissantes entre les principales puissances capitalistes et une dépression de l’ordre économique capitaliste qui nous rappelle la crise de 1930 qui a fait le nid du Nazisme.
Si ce que ce que je vais dire vous paraît mériter un débat, tant mieux, parce que l’Holocauste lui-même ne peut pas se comprendre si on ne comprend pas les arguments et les débats qu’il suscite- autant de controverses qui ont un rapport avec la politique contemporaine.
Avec votre permission je vais commencer par exposer quelques approches que je vais m’efforcer de réfuter au cours de cet exposé.
En 1996, Daniel Goldhagen, de l’Université d’Harvard a fait une apparition remarquée avec son livre "Les Bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste". La thèse de Goldhagen était que l’holocauste était le produit d’un antisémitisme meurtrier et profondément ancré dans la psyché et la façon de voir des "Allemands ordinaires". Aucune recherche sur le mouvement Nazi ni sur la manière dont il était arrivé au pouvoir n’était nécessaire et encore moins une étude du processus économique et social qui a mené à l’Holocauste. Il était simplement le fruit de l’antisémitisme qui avait conduit des milliers d’Allemands ordinaires à assassiner des Juifs comme des millions d’autres l’auraient fait s’ils en avaient eu l’occasion.
Le "succès" commercial que le livre de Goldhagen a rencontré repose sur son côté superficiel et son recours à des explications simplistes et à des idées toutes faites qui ne nécessitent ni réflexion ni analyse critique. Cela correspondait à l’époque. C’était le "boom" des années 1990 ; le marché régnait en maître, l’histoire était arrivée a son terme avec l’effondrement de l’Union Soviétique et aucun esprit critique n’était nécessaire. La thèse de Goldhagen fut cependant contestée de plusieurs côtés et ses arguments sommaires rapidement dénoncés.
Prenons par exemple l’affirmation selon laquelle c’est l’antisémitisme des Allemands en tant qu’Allemands qui a été la cause de l’Holocauste. Si au début du vingtième siècle on avait demandé : "dans quel pays à votre avis un assassinat en masse des Juifs est-il le plus susceptible de se produire ?", la réponse presque certainement aurait été la Russie. Quant à l’Allemagne, l’historien Robert Wistrich a noté que "s’il y avait eu un prix Nobel pour récompenser l’identification passionnée avec la langue et la culture allemandes, les Juifs l’auraient sûrement gagné."
Bien que la thèse de Goldhagen ait été réduite à néant, on en trouve encore des variantes dans la conscience populaire pour "expliquer" l’Holocauste. Quelqu’un qui avait entendu le titre de mon exposé et compris que son but était de mettre en lumière les forces souterraines qui avait mené à l’Holocauste a simplement dit : "La haine". La question est cependant beaucoup plus complexe. Ce qui fait de l’Holocauste un événement si choquant et si difficile à comprendre c’est ce que Anna Arendt a appelé : "La banalité du mal". Le meurtre de masse fut organisé par un système bureaucratique sans état d’âme. Et cette caractéristique est devenue la base de toute une école de pensée.
Prenant comme point de départ de leur étude l’organisation bureaucratique apparemment rationnelle de l’Holocauste, des membres de l’Ecole de Frankfort soutiennent que ses origines sont à trouver dans la raison elle-même, dans la pensée humaine, dans les Lumières. Les deux pères fondateurs de cette école, Max Hokheimer et Theodore Adorno ont écrit en 1944 : "Le dilemme que nous avons eu à résoudre dans notre travail s’est révélé être le premier objet de notre recherche : L’autodestruction des Lumières. Nous sommes profondément convaincus.... que la liberté sociale est inséparable de la pensée des Lumières. Cependant nous avons aussi acquis la certitude que cette forme de pensée tout aussi bien que ses manifestations historiques actuelles -les institutions sociales- dont elle est inséparable, contenait déjà le germe du revirement que l’on peut constater partout aujourd’hui".
Selon cette approche, les germes de l’Holocauste se trouvent dans l’humanité même. Les travaux de l’Ecole de Frankfort ont influencé de manière décisive la pensée de pans entiers de l’intelligentsia, spécialement ceux qui se disent "de gauche" et à travers eux, ont influencé les arts et la culture. La lauréate de l’Oscar de cette année, Kathryn Bigelow en est la personnification. Voilà ce qu’elle dit à propos des thèmes développés dans son premier film : "Dans les années 1960 on pensait que l’ennemi était à l’extérieur de nous, en d’autres termes, un agent de police, le gouvernement, le système, mais ce n’est pas vraiment le cas du tout, le fascisme est très insidieux, notre comportement en est tout le temps imprégné".
Ces théories ont un but social et politique précis. A quoi cela sert-il de lutter pour améliorer la civilisation humaine, pour un monde meilleur, si les formes de pensée qui sont à la base de cette lutte contiennent les germes mêmes de la barbarie et de la régression sociale qui ont engendré l’Holocauste ? En fin de compte les germes du fascisme sommeillent en chacun de nous et ils se réveilleront si les conditions le permettent.
Il y a une autre théorie de l’Holocauste dont la portée politique est tout aussi intéressante. C’est l’affirmation que l’Holocauste n’a pas sa source dans les contradictions du système capitaliste mais tout simplement dans les activités criminelles des Nazis, sans aucun rapport avec l’ordre social qu’ils défendaient. Les Nazis ont en quelque sorte réussi à se rendre maîtres de l’état allemand et à l’utiliser pour mettre en oeuvre leur projet d’assassinats racistes. Et donc les capitalistes allemands ne peuvent être tenus pour responsables puisqu’ils devaient obéir aux Nazis comme le reste de la société. En plus d’avoir l’avantage d’absoudre les leaders allemands, cette théorie s’est révélée politiquement très utile dans la période récente car elle répand l’idée que la leçon à tirer de l’holocauste est que "la communauté mondiale" doit à tout prix empêcher l’émergence d’un nouveau Hitler, où qu’il apparaisse.
Cela semble un objectif louable. Sauf que l’opinion de la "communauté mondiale" semble toujours coïncider, comme par hasard, avec les intérêts des principales puissances impérialistes. De sorte que deux guerres ont été déclarées au régime irakien de Saddam Hussein décrit comme le nouvel Hitler et une autre au régime de Slobodan Milosevic, sous prétexte qu’il était le Hitler des Balkans. Dans les années 1990, le gouvernement allemand Verts-SPD (Parti Social Démocrate NdT) a même invoqué l’Holocauste pour justifier une intervention militaire dans les anciens terrains de chasse de l’impérialisme allemand aux Balkans. L’Allemagne a mieux que personne, a-t-on déclaré, retenu les leçons de l’Holocauste et donc il faut absolument intervenir pour empêcher un nouveau génocide. Le rôle déterminant de l’Allemagne dans la partition de la Yougoslavie dans les années 1990 et les terribles conflits qui s’en sont suivi, est passé sous silence.
En opposition à ces théories, je chercherai à démontrer que l’arrivée au pouvoir des Nazis ne fut pas la manifestation d’un mal inhérent à l’homme, ni un produit de la modernité, ni un terrible et inexplicable accident. Ce fut la réponse de la classe capitaliste dirigeante allemande aux crises politiques et sociales auxquelles elle était confrontée. De plus j’essaierai de démontrer que la guerre déclenchée contre l’Union Soviétique en juin 1941 et la "solution finale" qui en est la conséquence étaient des éléments du programme des Nazis pour résoudre cette crise dans l’intérêt de l’impérialisme allemand.
Commençons par la question de la manière dont les Nazis sont arrivés au pouvoir. Le 30 janvier 1933, le jour où Hitler a été nommé chancelier par le Président Hindenburg ne fut pas le fruit de la "lutte pour le pouvoir" des Nazis. Ils n’ont pas pris le pouvoir ce jour-là , le pouvoir leur a été donné par le chef de l’état allemand, au nom des élites possédantes allemandes et dans le cadre de la constitution.
Comme l’a bien souligné le Professeur Ian Kershaw, l’action personnelle d’Hitler a été "d’une importance secondaire dans son accession au pouvoir." Sa stratégie de toujours réclamer les postes les plus élevés - la chancellerie avec en addition les pouvoirs et l’autorité de la fonction de Président - et son refus de tout compromis, a finalement réussi mais "ce fut le résultat de l’action d’autres personnes plus que de son action personnelle."
Cela dépasserait le temps qui nous est imparti de retracer tous les détours de la crise politique qui a conduit à la décision du 30 janvier 1933. Des livres entiers ont été écrits sur le sujet. Je veux juste mentionner les principaux tournants.
Dans les cinq années qui ont suivi la fin de la première guerre mondiale et le renversement de l’Empereur le 9 novembre 1918, l’Allemagne fut secouée par toute une série de crises politiques et de luttes révolutionnaires, qui ont culminé dans la situation révolutionnaire qui s’est développée à la fin de l’été et au début de l’automne de 1923. Mais la situation a pris un tour dramatique quand le Parti Communiste Allemand (KPD) a annulé une manifestation programmée en octobre 1923. La révolution avortée a créé les conditions politiques qui ont permis à l’économie et au système politique allemands de retrouver une nouvelle stabilité surtout grâce à l’apport de capital-obligations en provenance des Etats-Unis. Mais à la fin des années 1920, ces fonds ont cessé d’arriver et en 1928-29, l’économie allemande a commencé à avoir de sérieux problèmes. Avec la récession, les industriels capitalistes allemands sont devenus de plus en plus hostiles aux concessions sociales qui avaient été faites sous la République de la Weimar. La crise a atteint son point culminant en mars 1930 lorsque la coalition gouvernementale qui comprenait les Sociaux Démocrates (SPD) et les principaux partis bourgeois a éclaté à cause d’un désaccord sur le financement des allocations de chômage.
L’élection de septembre 1930 a été le témoin d’un grand changement dans le paysage politique allemand. Le SPD a perdu 6% de votes, pendant que le KPD progressait de 40% montrant que la classe ouvrière s’était déportée vers la gauche. Mais le phénomène le plus intéressant fut l’augmentation énorme du vote Nazi. Il avait augmenté de 700%, faisant passer le parti de la neuvième place à la deuxième. Les Nazis qui avaient seulement 12 sièges au Reichstag en obtinrent plus de 100.
Dans son analyse des résultats de l’élection, Leon Trotsky a mis en garde contre la montée du fascisme en Allemagne et le danger réel que cela représentait désormais. Ce danger, a-t-il insisté, ne pouvait être surmonté qu’en réorientant complètement le KPD. Il fallait modifier la stratégie du "fascisme social" adoptée au sixième congrès de l’Internationale Communiste mené par Staline en 1928. Selon cette orientation, le KPD considérait le SPD et ses membres, qui représentaient de larges segments de la classe ouvrière de l’industrie, comme des "fascistes sociaux" et s’opposaient à la formation d’un front uni des organisations ouvrières pour vaincre la menace nazie. En proposant la stratégie du front uni, Trotsky disait ne pas vouloir soutenir la République de la Weimar ni les leaders du SPD et d’autres partis comme autant de représentants du "moindre mal", mais vouloir défendre les gains historiques de la classe ouvrière par des mesures spécifiques concrètes.
"Le fascisme" a expliqué Trotsky "n’est pas seulement un système basé sur les représailles, la force brutale et la terreur policière. Le fascisme est un système de gouvernement particulier qui a pour but d’éliminer toute trace de démocratie prolétarienne de la société bourgeoise. La tâche du fascisme n’est pas seulement de détruire l’avant-garde communiste mais de maintenir la désunion à l’intérieur de la classe ouvrière toute entière. Pour tout dire, l’annihilation physique des segments les plus révolutionnaires de la classe laborieuse ne leur suffit pas. Il leur faut aussi détruire toutes les organisations indépendantes et bénévoles, démolir tous les remparts défensifs du prolétariat et abolir tout ce que la Démocratie Sociale et les syndicats ont obtenu en 75 ans de combat. Car, en dernière analyse, ces avancées sociales sont aussi la raison d’être du Parti communiste."
Après les élections du Reichstag de septembre 1930 le système parlementaire a virtuellement pris fin. Le gouvernement du Chancelier Brüning, un membre du Parti du Centre soutenu par les catholiques, a gouverné à l’aide d’une série de décrets validés par le Président Hindenburg. Le SPD a "toléré" le maintien du gouvernement de Brüning parce qu’il craignait qu’une nouvelle élection ne renforce encore la position des Nazis. Mais si la popularité des Nazis dans l’électorat avait atteint de tels sommets c’est parce que le SPD avait maintenu de toutes ses forces la classe ouvrière dans les limites du légalisme et du parlementarisme et empêché le développement d’une lutte révolutionnaire.
La situation était fondamentalement instable. Le régime Brüning reposait sur le soutien des bureaucraties de la SPD et des syndicats qui à leur tour dépendaient du soutien d’une classe ouvrière morose et découragée. Mais comme l’a fait remarquer Trotsky, ce système déplaisait de plus en plus aux secteurs dominants de la classe capitaliste allemande. C’était une demi-mesure. Le problème était que, même si la classe populaire était réprimée par la bureaucratie de la social-démocratie et des syndicats, les organisations de travailleurs continuaient d’exister et demeuraient une menace potentielle dans le contexte politique. Il fallait détruire ces organisations pour supprimer la menace.
La crise s’est intensifiée progressivement au cours de 1932, le pire moment de la Grande Dépression. Il y avait 30% de chômage et plusieurs banques firent faillite. Le gouvernement Brüning est tombé en mai et Hinderburg a demandé à l’aristocrate prussien Franz von Papen de former un gouvernement "au-dessus des partis". Il y eu de nouvelles élections à la fin de juillet 1932. Les Nazis obtinrent 37,4% des votes et la SPD et le KPD plus de 36% à eux deux. Mais bien que les Nazis aient constitué le plus important parti au Reichstag, Hinderburg a rejeté la demande d’Hitler de le nommer chancelier avec tous les pouvoirs. A la place, il a de nouveau nommé von Papen. A la première assemblée du Reichstag le gouvernement de von Papen fut rejeté par 513 voix contre 32. Le Reichstag fut dissout à nouveau et de nouvelles élections furent tenues le 6 novembre. Cette fois, les votes Nazis diminuèrent de 2 millions et les votes du KPD augmentèrent. Les semaines suivantes furent marquées par une série de manoeuvres qui aboutirent à la remise du pouvoir à Hitler le 30 janvier 1933.
Les secteurs les plus puissants de la bourgeoisie s’étaient unis pour se débarrasser de la démocratie de la Weimar et écraser la classe ouvrière organisée. Cependant Hindenburg a refusé dans un premier temps de mettre Hitler au pouvoir à cause de la réticence d’une partie de la bourgeoisie et des propriétaires terriens à donner le pouvoir aux Nazis - un gang de parvenus et de semi-criminels issus des plus basses couches de la société. Mais à la fin de 1932, il était devenu clair que les éventuels inconvénients d’un régime Nazi étaient bien inférieurs au danger de laisser perdurer la crise politique.
Pour la bourgeoisie, qui se souvenait fort bien des événements de 1917-1923, la révolution sociale était une menace toujours présente, malgré la servilité du SPD et la faillite politique du KDP.
Paradoxalement, ce qui a motivé la décision de mettre Hitler au pouvoir a été le déclin significatif des votes Nazi aux élections de novembre et les signes croissants de la crise qui secouait les partis. Si les petits bourgeois et les paysans qui avaient donné leur soutien aux Nazis en masse les deux années précédentes changeaient de camp, vers qui se tourneraient-ils ? Peut-être vers le KPD. De plus il y avait quelques signes d’un rétablissement économique qui faisait craindre un renouveau des luttes ouvrières ; la grève des ouvriers du transport de Berlin en novembre fut un avertissement. C’est dans ces conditions que la décision fut prise de donner le pouvoir aux Nazis - de les "louer" selon le mot de Papen - pour qu’ils mettent fin à la crise politique, établissent un régime qui réponde aux voeux des capitalistes allemands et écrasent la classe ouvrière.
Pendant toute la crise politique le KDP Stalinien et le Comintern de Moscou ont continué à s’opposer à la tactique du front uni - c’est à dire qu’ils ont refusé de s’embarquer dans une lutte pour gagner l’adhésion des travailleurs encore piégés dans les rangs de la Social Démocratie et les amener au KPD, mobiliser la force indépendante de la classe ouvrière et ainsi détruire la base populaire du Parti Nazi. A défaut de stratégie politique, ils ont brandi des ultimatums bureaucratiques et des slogans vides :" fascisme social", le "front uni d’en bas", "après Hitler ce sera notre tour" et ils ont soutenu le référendum conduit par les Nazis pour essayer de se débarrasser du gouvernement social-démocratique prussien. Et c’est ainsi que le mouvement de travailleurs socialistes le plus puissant, le plus développé sur le plan politique que l’on ait jamais vu, a été battu - la plus grande défaite de l’histoire de la classe ouvrière.
Une des questions les plus controversées au sujet du rôle du Parti Nazi a été ses liens avec les hautes sphères du monde des affaires allemands. Dans son livre "Les hautes sphères du monde des affaires et la montée d’Hitler" l’historien américain Henry Ashby Turner se donne beaucoup de mal pour démontrer que l’argent des grandes entreprises n’a pas joué un rôle décisif dans la montée et la croissance du Parti Nazi. Quoiqu’il en soit, dans le même ouvrage Turner lui-même montre que les grandes entreprises allemandes étaient profondément hostiles à la République de la Weimar et à la démocratie parlementaire, et qu’elles travaillaient à l’établissement d’un régime autoritaire pour écraser la classe ouvrière. Quand l’installation des Nazis est devenue la seule possibilité de mettre un place un tel régime, les grandes entreprises se mobilisèrent et fournirent des sommes importantes au Parti Nazi pour l’élection du 5 mars 1933 en échange de la promesse d’Hitler de mettre fin au système de la Weimar et d’éradiquer le communisme.
Quand j’étais étudiant dans les années 1960, la plupart des gens voyaient dans l’avènement des régimes fascistes une réponse directe de la classe capitaliste aux dangers que posait le mouvement de masse des travailleurs socialistes, le mouvement le plus puissant qui ait jamais existé en Allemagne. Au cours des 25 dernières années à peu près, cette manière de voir les choses a été contestée de manière constante.
Dans un article publié à la fin de 2005 par l’historien anglais Michael Burleigh dans l’hebdomadaire de droite Weekly Standard on pouvait lire : "Quand j’ai commencé à enseigner l’histoire de l’Allemagne moderne il y a 20 ans, il était encore nécessaire de consacrer une grande attention aux efforts des Marxistes pour rendre telle ou telle partie du monde des affaires responsable du fascisme. Une grande partie de cette littérature était écrite par des universitaires de gauche, tandis que les cours sur le fascisme semblaient attirer un nombre disproportionné d’étudiants des franges radicales. Les choses ont évoluées depuis et il est devenu beaucoup plus courant de considérer le Nazisme comme une sorte "d’état raciste" ou même un succédané religieux..."
Dans son livre "Le troisième Reich : Un nouvelle Histoire" publié en 2001, Burleigh soutient que : "Le courant de pensée problématique qui faisait un lien entre le capitalisme et le fascisme" a été complètement discrédité par Turner. Selon Burleigh, le Nazisme était une sorte de "religion politique" et sa montée au pouvoir et les crimes qu’il a commis n’ont aucun lien avec le capitalisme.
Mais le problème de la relation entre le mouvement Nazi et les grandes entreprises est loin de se limiter à la simple question de son financement. Le mouvement Marxiste n’a jamais soutenu qu’il y ait eu derrière le Parti Nazi une sorte de ligue secrète constituée de leaders des plus grandes entreprises qui auraient tiré les ficelles. Cela ne signifie pas toutefois que la conception et l’idéologie du mouvement Nazi ne correspondaient pas aux besoins les plus profonds de l’impérialisme allemand.
Pour étudier l’idéologie du mouvement Nazi et sa relation avec l’impérialisme allemand voyons d’abord comment Hitler lui-même explique son antisémitisme. Bien qu’il ait parfois utilisé des images et des références religieuses au cours de ses campagnes, l’hostilité d’Hitler envers les Juifs n’était pas basée sur l’enseignement des églises chrétiennes. Elle prenait racine dans les doctrines raciales qui s’étaient développées dans la dernière partie de 19ième siècle pour essayer d’arrêter la progression des mouvements socialistes de masse soutenus par la classe ouvrière. L’antisémitisme était vu comme un moyen de mobiliser la masse des paysans et des petits bourgeois pour soumettre le prolétariat et le subordonner aux besoins de la nation. Et ce programme répondait clairement aux intérêts de l’élite du monde des affaires et des propriétaires terriens.
Dans "Mien Kampf" écrit en prison après son putsch avorté de Munich en octobre 1923 - une prison très confortable il faut le dire - Hitler a expliqué que sa haine des Juifs était liée à sa haine des Marxistes.
Après avoir lutté pour venir à bout de la question juive dans la Vienne d’avant-guerre, écrit-il, les écailles lui sont tombées des yeux "quand j’ai vu le Juif à la tête de la Social Démocratie." "En me plongeant plus à fond dans les enseignements marxistes.... J’ai eu la chance de trouver la réponse. Le doctrine juive du Marxisme rejette le postulat aristocratique de Nature et le remplace par le privilège éternel du pouvoir et de la puissance des masses et de leur poids mort. Ainsi il nie la valeur de la personnalité dans l’homme, conteste le sens de la nationalité et de la race et par là même enlève à l’humanité l’essence de son existence et de sa culture."
Comme le journaliste Konrad Heiden l’a noté dans sa biographie d’Hitler, le mouvement ouvrier ne le rebutait pas parce qu’il était mené par des Juifs, mais les Juifs le rebutaient parce qu’ils menaient le mouvement ouvrier. C’est le socialiste Karl Marx qui a généré l’antisémitisme d’Hitler.
La doctrine Nazi de "l’état racial" ne fut pas crée par Adolf Hitler. Elle est issue d’une série de théories raciales développées par les cercles académiques et politiques de la droite à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. La doctrine de l’infériorité raciale, la nécessité du nettoyage ethnique et le combat pour déporter et exterminer les personnes "dégénérées", qui ont fourni les fondements idéologiques de l’Holocauste, n’étaient pas répandus seulement en Allemagne et en Europe. On les discutait aussi dans certaines des plus prestigieuses institutions américaines comme les Ivy league Universities (Groupe de huit universités privées des plus prestigieuses NdT).
Pour illustrer ce point, permettez-moi de citer des passages du livre d’un auteur très respecté, Lothrop Stoddard, publié en 1922 et qui s’appelle "La révolte contre la civilisation : La montée du sous-homme". Stoddard était un PhD (Docteur NdT) d’Harvard dont les travaux ont été loués par deux présidents américains, Warren Harding et Herbert Hoover. Il était si connu qu’il est mentionné dans "Gatsby le magnifique".
L’utilisation du terme "under-Man" (sous-homme) est significative. Un des mots les plus étroitement associés à la doctrine Nazi est Untermensh. Il est généralement traduit en Anglais par "sub-human", mais la traduction littérale est "under-man".
Dans ses livres -le titre d’un autre de ses livres est "La vague de personnes de couleur contre la suprématie mondiale de la race blanche s’enfle" - Stoddard traitait les problèmes qu’on discutait à l’époque comme la menace des races inférieures de couleur et le rôle de l’eugénisme dans l’amélioration de la race. Ces questions étaient débattues depuis longtemps mais vers 1920 un nouveau facteur a fait son apparition dans le monde : La révolution russe de 1017 et l’émergence du Bolchevisme comme le plus grand danger de la civilisation.
Stoddard était un cruel opposant de l’égalité. D’après lui, l’inégalité avait son fondement dans la nature. La civilisation n’était possible que pour certaines races. Et de plus, la présence dans la société de races incapables de se civiliser était une menace pour la société elle-même. En lien avec ces conceptions, on trouvait la soi-disant science eugénique ou "amélioration de la race" dont les répercussions en termes d’organisation sociale étaient profondes.
Selon Stoddard : "La multiplication des êtres supérieurs est un processus de construction de la race ; l’élimination des êtres inférieurs est un processus de nettoyage de la race... Le nettoyage de la race est évidemment la première étape pour améliorer la race". L’amélioration de la race était liée au concept de dégénérescence. "La dégénérescence est... un cancer qui se propage sans cesse, qui souille et gâte les personnes saines, détruit les qualités de la race et augmente les difficultés sociales. En fait la dégénérescence non seulement handicape la société mais menace son existence même... Nous... voyons que nos problèmes sociaux sont largement la conséquence de la dégénérescence, et que l’élimination de ce qui est dégénéré serait la meilleure solution pour résoudre ces problèmes. Mais la dégénérescence ne peut être éliminée qu’en éliminant ce qui est dégénéré. Et c’est un problème racial, pas un problème social... Les individus inadéquats doivent être éliminés au même titre que les conditions sociales injustes".
Le sous-homme était un ennemi de la civilisation parce que la nature elle-même l’avait condamné à ne pas pouvoir l’atteindre. Mais maintenant le sous-homme, l’ennemi du progrès et de la civilisation avait un défenseur.
"L’incidence du Syndicalisme et de son excroissance le Bolchevisme peut difficilement être surestimée. Ce n’est pas exagéré de dire qu’il constitue le pire phénomène social que le monde ait jamais connu. Avec le syndicalisme nous avons pour la première fois dans l’histoire une doctrine entièrement nouvelle élaborée par et pour le Sous-Homme - le prologue d’une vaste révolte contre la civilisation qui a d’ailleurs déjà commencée avec le Bolchevisme russe... Cette philosophie du Sous-Homme s’appelle aujourd’hui le Bolchevisme."
Le Bolchevisme était l’archétype de l’ennemi de la civilisation et de la race. Il menaçait de "dégrader chaque fibre de notre être" et finalement "de jeter un monde revenu à la barbarie et racialement dégénéré dans la bâtardise la plus vile et la plus désespérante". Par conséquent il fallait écraser le Bolchevisme "à n’importe quel prix".
Et comme beaucoup d’autres, y compris Winston Vhurchill, Stoddard a remarqué le rôle capital joué par les Juifs dans tous les mouvements sociaux révolutionnaires, "depuis l’époque de Marx et d’Engels jusqu’au régime Bolchevique largement juif de l’Union Soviétique aujourd’hui." Tous les éléments clés de la biologie raciale des Nazis et ses implications meurtrières étaient déjà présents ici.
D’autres composantes clé du programme Nazi, celles qui se référaient spécifiquement à la situation allemande, avaient été développées dans les cercles de droite au cours des 30 années précédentes.
En 1901, le terme Lebensraum ou espace vital qui devait occuper une place centrale dans l’idéologie Nazie, avait été créé par l’écrivain Friedrich Ratzel. Il soutenait que le développement d’un peuple dépendait de sa capacité d’expansion, et qu’un peuple en bonne santé devait avoir de l’espace pour grandir et se développer. Selon Ratzel, l’Allemagne avait besoin de colonies comme les autres puissances coloniales dans l’intérêt de sa santé raciale.
Pendant que Ratzel parlait du besoin de colonies, d’autres se tournaient vers le continent européen à la recherche d’un territoire à investir. Le problème de la recherche de colonies était que l’Allemagne se heurtait partout à ses rivaux. Au lieu de chercher des colonies de l’autre côté de la mer, une partie de l’armée imprégnée des préjugés raciaux si courants parmi les dirigeants de l’époque s’intéressa aux terres voisines. Dans un livre publié en 1912, le Général Friedrich Bernhardi affirmait que la guerre était une "nécessité biologique" car sans guerre "les races inférieures ou dégénérées n’auraient aucun problème à empêcher la croissance des éléments vivaces et sains et une inévitable décadence s’ensuivrait." Comme l’historien Fritz Fisher le découvrit en 1960 - malgré une violente opposition des universitaires gardiens de l’Histoire allemande - les militaires allemands avaient dressé des plans en septembre 1914 pour s’approprier des larges territoires d’Europe y compris dans l’est. La "thèse de Fisher" suscita une intense controverse car elle établissait la continuité de nature entre les objectifs de la politique étrangère de l’Allemagne impériale de la première guerre mondiale et le régime Nazi.
Dans Mein Kampf, Hitler faisait le lien entre la doctrine raciale, l’antisémitisme, Lebensraum et la lutte contre le Bolchevisme. La Russie bolchevique, soutenait-il, devait être considérée comme une tentative juive pour contrôler le monde du 20ème siècle. La lutte contre le bolchevisme mondial exigeait donc une attitude claire envers la Russie Soviétique. Et cela était relié avec l’expansion du Reich allemand - le besoin de Lebensraum. La nation devait être renforcée, non par des colonies outre-mer mais par l’acquisition de territoires qui "mettraient en valeur notre mère patrie". Mêlant tous ces thèmes dans son étude de "politique orientale" Hitler a écrit : "Nous arrêtons le mouvement illimité de l’Allemagne vers le sud et l’ouest et tournons nos regards vers les territoires de l’est... Si nous cherchons des terres en l’Europe aujourd’hui, on peut d’abord n’envisager que celles de la Russie et de ses état vassaux frontaliers."
Parce que la Russie était gouvernée par des Juifs, l’Allemagne avait le droit de la conquérir : "Pendant des siècles la Russie a tiré sa subsistance du noyau germanique de son élite dirigeante. Aujourd’hui on se rend compte que ce noyau a été presque complètement détruit et exterminé. Il a été remplacé par le Juif. Les Russes sont incapables de se débarrasser du joug juif par eux-mêmes, et le Juif ne peut pas non plus préserver le puissant empire éternellement. Car il n’est pas un élément constructif mais un élément de décomposition. L’empire perse à l’est est prêt a s’effondrer. Et la fin de la domination juive en Russie sera aussi la fin de l’état russe. Nous avons été choisis par le destin comme témoin d’une catastrophe qui sera la confirmation irréfutable de la validité de la théorie raciale nationale".
Pour que personne ne croit que ces idées de conquête et de colonisation étaient seulement le fruit du cerveau malade d’Hitler, il faut insister sur le fait qu’elles étaient solidement concrétisées dans des événements tout à fait contemporains. Quand la première guerre mondiale s’est achevée en novembre 1918 il n’y avait pas de troupes étrangères sur le sol allemand, et le Reich occupait de vastes espaces de l’Ukraine ainsi que des parties de la Russie. Le point de départ de la vision d’Hitler d’un empire conquis sur des terres de l’est fut le territoire que l’Allemagne avait conquis au terme du traité de Brest-Litovsk que le gouvernement soviétique avait été forcé de signer le 3 mars 1918. On peut voir l’étendu du territoire attribué à l’Allemagne sur la carte ci-dessous [carte ne figurant pas dans cette transcription de conférence - NdR].
Les idées d’Hitler sur l’empire et le Lebensraum furent encore développées dans son deuxième livre écrit en 1928 et qui ne fut jamais publié. On y trouve son étude sur les implications de l’autre grand changement survenu après la première guerre mondiale : la percée des Etats-Unis comme leader économique. En 1914 les Etats-Unis étaient encore une nation endettée. Dix ans plus tard ils étaient devenus la plus grande puissance financière du monde.
Dans son second livre, Hitler passe en revue l’aspiration de Lebensraum dans le contexte de la domination économique globale des Etats-Unis et de la pression qui en a résulté pour l’Europe. La conception du niveau de vie ne relevait plus seulement des possibilités économiques mais aussi de ce qui se passait aux Etats-Unis. Il y avait cependant une différence majeure. L’économie américaine reposait sur un marché intérieur beaucoup plus grand.
Les perspectives du peuple allemand dans l’ordre existant étaient moroses, écrit Hitler, parce que même si les frontières de 1914 étaient restaurées - comme le réclamaient les mouvements de droite représentant l’armée allemande et les élites possédantes - ce ne serait pas suffisant pour assurer un niveau de vie comparable à celui de l’Amérique. L’Allemagne serait obligée de se battre sur le marché mondial comme en 1914.
Entrer dans la compétition internationale pour augmenter ses parts de marché à l’exportation n’était pas une option viable, soutenait Hitler, car, en dehors du fait que toutes les puissances européennes faisaient la même chose, l’Amérique était devenue dans beaucoup de domaines un concurrent quasi imbattable.
"La taille et la richesse du marché intérieur" écrit Hitler, "permet des niveaux de production et donc des gains de productivité qui réduisent les coûts de production à un tel degré que malgré leurs salaires énormes, vendre moins cher qu’eux semble désormais impossible. Le développement de l’industrie automobile en est un exemple édifiant. Ce n’est pas seulement que nous Allemands, par exemple, en dépit de nos salaires de misère, ne sommes absolument pas capables de surmonter la concurrence américaine à l’exportation ; nous devons aussi prendre garde que les véhicules américains n’envahissent pas notre pays. Ce qui rend cela possible c’est seulement la taille du marché intérieur américain qui leur donne la capacité financière de se procurer toute l’énergie et aussi les matières premières nécessaires, et qui garantit à l’industrie automobile américaine des chiffres de vente sur le marché intérieur tels qu’ils permettent des systèmes de production qui seraient inconcevables en Europe parce que le marché intérieur est trop petit".
En d’autres termes, comme l’a noté l’historien Adam Tooze, le Fordisme - à cette époque la plus grande réussite en matière de productivité du travail et donc de profits capitalistes - nécessitait du Lebensraum.
Les doctrines raciales qui avaient été développées auparavant s’intégraient maintenant dans une perspective dont le but principal était de développer les capacités économiques de l’Allemagne et de l’Europe toute entière pour faire face à la domination économique des Etats-Unis. La solution n’était pas une sorte de mouvement pan-Européen - c’était une idée juive puérile, soutenait Hitler. L’unification européenne devait se faire à travers des guerres déclarées par les états les plus forts, comme Rome avait conquis les états latins et comme la Prusse avait constitué le Reich allemand.
"Dans l’avenir", écrit Hitler, "le seul état qui sera capable de résister à l’Amérique du Nord sera l’état qui aura compris comment - dans la vie intérieure du pays comme dans sa politique extérieure - améliorer la valeur raciale de son peuple et lui donner la forme nationale concrète la plus appropriée pour cet objectif.... C’est... le devoir du mouvement National Socialiste de renforcer et préparer la mère patrie à cette tâche de la meilleure manière possible".
Quand Hitler a écrit ces lignes en 1928, elles pouvaient sembler quelque peu éloignées des stratégies de la classe dirigeante allemande... et à la limite de l’extrême droite. La politique de Gustav Stresemann, le leader politique bourgeois de la République de la Weimar, était de chercher à rendre à l’Allemagne sa position de puissance européenne et mondiale en participant au marché mondial sous les auspices économiques et politiques des Etats-Unis. Mais la situation allait changer de manière dramatique. L’année 1928 fut la dernière de la brève expansion économique de l’après-guerre. En l’espace de seulement deux années le marché mondial se désintégra virtuellement. Le flux du capital se tarit, des barrières douanières furent élevées, et la bourgeoisie de tous les pays se tourna de plus en plus vers des solutions nationalistes.
Au début des années 1930, les deux doctrines clés du mouvement Nazi - la nécessité de purger l’Allemagne du Marxisme et la poursuite d’un programme économique nationaliste basé sur le Lebenraum - entraient en résonance avec l’orientation politique des secteurs de plus en plus importants des élites dirigeantes allemandes.
Comme l’a fait remarquer Adam Tooze : "L’originalité du National Socialisme était que, plutôt que d’accepter gentiment de prendre place dans un ordre économique global dominé par les influente nations anglo-saxonnes, Hitler a cherché à mobiliser les frustrations accumulées de sa population pour orchestrer un challenge épique à cet ordre. L’Allemagne allait ciseler son propre hinterland impérial comme les Européens l’avaient fait à travers le monde au cours de trois siècles précédents ; la conquête d’un dernier territoire à l’Est lui donnerait l’autonomie et l’espace vital nécessaires à la fois pour les besoins domestiques et pour faire face à la compétition avec la superpuissance américaine".
Seulement cinq mois après l’installation d’Hitler, Trotsky retraçait le chemin parcouru par le régime Nazi. Les Nazis étaient arrivés au pouvoir grâce à leur capacité à mobiliser la petite bourgeoisie en colère et désorientée. Les vieux partis de la bourgeoisie s’étaient effondrés mais les partis de la classe ouvrière n’avaient pas trouvé le moyen de sortir de la crise de la société capitaliste. La Social-Démocratie s’était portée à la défense de l’ordre bourgeois et parlementaire contre la révolution socialiste pendant que le Parti Communiste avait appelé les masses à la révolution mais avait été incapable de passer à l’acte.
Dans ces conditions les Nazis purent transformer les illusions et les rêves de la petite bourgeoisie en un programme politique et arriver au pouvoir. Mais une fois au pouvoir, écrit Trotsky, Hitler se mit au service des intérêts du monopole capitaliste : "La concentration de toutes les forces et ressources de la nation dans l’intérêt de l’impérialisme - la vraie signification historique de la dictature fasciste - signifie la préparation de la guerre ; et cette tâche à son tour ne tolère aucune résistance et conduit à une concentration automatique plus grande du pouvoir." Le fascisme ne peut être réformé et on ne peut pas le congédier, on ne peut que le renverser par la guerre ou la révolution. Dans un dernier post-scriptum, Trotsky a noté que l’heure et le jour de la catastrophe européenne seraient déterminés par le temps nécessaire au réarmement de l’Allemagne. "Cela prendrait plus de quelques mois mais moins de dix ans. Dans quelques années l’Europe serait sans doute à nouveau plongée dans la guerre."
Le caractère exceptionnel du régime Nazi a généré la remarque, répétée sur tous les tons, que le qualifier comme l’a fait Trotsky de régime du monopole capitaliste n’est qu’une preuve de la grossièreté des thèses Marxistes ("crudity" dans le texte NdT). Au contraire, affirme-t-on, c’est le régime Nazi qui a imposé son programme politique aux grandes entreprises selon ses buts politiques et racistes. C’est un argument qui est particulièrement commode du point de vue politique, parce qu’il signifie que le monopole capitaliste ne peut être tenu pour responsable des horreurs du régime hitlérien. Il a dû, comme les autres secteurs de la société se soumettre à la dictature Nazi.
Que ce soit bien clair, je ne suggère pas que les leaders des grandes entreprises aient réussi à imposer leur programme à Hitler. Aucun gouvernement capitaliste n’opère de cette manière. Mais ceci dit c’était certainement un régime de monopole capitaliste.
On peut peut-être mieux comprendre la complexité de la situation si on regarde ce qui se passait aux Etats-Unis au même moment. Personne ne doute aujourd’hui que l’administration de Franklin Roosevelt a joué un rôle décisif dans la défense du capitalisme américain contre la révolution socialiste dans les années 1930. Comme Roosevelt l’a affirmé - pour contrer ses nombreux détracteurs au sein de la bourgeoisie dirigeante - personne n’était plus engagé que lui dans la défense du capitalisme. Cependant, à l’époque, beaucoup de gens affirmèrent que le New Deal incarnait une nouvelle politique économique qui avait en quelque sorte dépassé le capitalisme. Roosevelt était sans cesse accusé d’avoir pris des mesures "socialistes" et "communistes". Mais quels qu’aient été les conflits de Roosevelt avec les représentants du grand capital, son administration était, dans le sens le plus profond du terme, un régime de monopole capitaliste, tout autant que le régime Nazi en Allemagne.
Tous les gouvernements on un degré relatif d’autonomie par rapport aux monopoles, aux banques et aux multinationales qui dominent l’économie nationale. Mais la nature de tout régime est déterminée par les intérêts de la classe qu’ils servent. Dans le cas de l’état Nazi, les faits et les chiffres sont très clairs. Par exemple, la part des profits dans le revenu national a augmenté selon les estimations de 36% entre 1933 et 1939 pendant que les salaires ont baissé de 5%. Le niveau réel des salaires a chuté de 25% quand les syndicats ont été supprimés en même temps que les négociations collectives et le droit de grève. Le salaire d’un ouvrier qualifié était de 81 pfennigs l’heure en 1942 alors qu’en 1929 il était de 95,4 pfennigs. L’état Nazi a défendu la propriété capitaliste à fond, au point d’annuler une partie des nationalisations décidées par le gouvernement précédent.
L’affirmation que le régime Nazi n’était pas un instrument du monopole capitaliste est souvent assortie de l’argument que, sous le pouvoir Nazi, les règles de l’économie capitaliste n’avaient plus cours. C’est ce qui a été avancé en 1941 par un leader de l’école de Frankfort, Friedrich Pollock, dans un essai qui a eu beaucoup d’influence "Le capitalisme d’état : ses capacités et ses limites".
Pollock a basé son analyse sur le fait que dans l’économie Nazie les compléments de ressources ont été déterminés de plus en plus par des directives de l’état et des autorités planificatrices et non par le marché. Avec la fin du marché, "les soi-disant lois économiques disparurent" dit-il. La situation qu’il décrit a de profondes implications. Cela signifie que le régime Nazi était libéré des contradictions qui avaient éclaté dans le système capitaliste mondial. "Les problèmes économiques" écrit Pollock "comme on les entendait précédemment n’existent plus quand la coordination de toutes les activités économiques est effectuée par la planification au lieu de la loi naturelle du marché." Sous le nouvel ordre économique, la motivation du pouvoir avait remplacé la motivation du profit.
Pour Pollock le mécanisme central de l’allocation de ressource complémentaire a pour origine la disparition du marché capitaliste. Mais les Nazis n’y étaient pour rien. Avant qu’ils n’arrivent au pouvoir, le marché capitaliste mondial avait pratiquement cessé de fonctionner. le commerce avait été limité par des taxes douanières, des accords spéciaux et des zones monétaires, tandis que le flux de capital international avait presque cessé. Les mesures prises par les Nazis répondaient à cette situation et aux crises qu’elle provoquait, surtout dans la balance des paiements allemands.
Ce n’est pas le choix de subordonner l’économie à la politique, mais les contradictions économiques du capitalisme allemand qui ont déterminé le programme du régime Nazi dont l"essence était, comme le dit Trotsky, de concentrer toutes les ressources du pays au service de l’impérialisme et de préparer la guerre.
L’effondrement du marché mondial signifiait que la dynamique du capitalisme allemand ne pouvait plus trouver de débouché international. Il ne pouvait pas non plus être confiné à l’économie nationale limitée de l’Allemagne. Il devait faire une poussée au dehors pour réorganiser l’économie européenne. Mais comment ? Par la guerre. Au cours de la deuxième année du gouvernement d’Hitler les dépenses militaires atteignaient plus de 50% de toutes les dépenses de l’état en fournitures et services. En 1935, la proportion était montée à 73%. Entre 1933 et 1935 la part des dépenses militaires dans le revenu national allemand a augmenté de 1% à presque 10% - une augmentation jamais constatée auparavant dans aucun état capitaliste en temps de paix. La thèse de Pollock était une vague explication de l’apparente stabilité économique qui avait résulté de la relance de l’économie allemande dû à la militarisation. Cependant cette stabilité ne signifiait pas que les contradictions qui avaient provoqué la Grande Dépression étaient surmontées. Au contraire, elles allaient éclater sous une nouvelle apparence - cette fois sous la forme d’une guerre impérialiste.
Ici il est nécessaire de faire une brève plongée dans des questions théoriques d’économie politique. Les dépenses militaires peuvent provoquer une relance dans une économie stagnante en stimulant la demande et l’emploi. Mais la force vitale de l’économie capitaliste n’est ni la production de biens de consommation, ni la création d’emplois. C’est l’accumulation de valeur ajoutée - la source de l’expansion du capital. De ce point de vue, les dépenses militaires, tout en permettant à certains capitalistes de réaliser de grand profits, diminuent la valeur ajoutée. L’investissement dans des biens d’équipement - matières premières, machines et nouvelles technologies etc... - est productif précisément parce que le capital peut extraire de la valeur ajoutée de la classe ouvrière qui effectue le processus de transformation. Les dépenses militaires ne produisent pas de biens d’équipement. C’est l’équivalent économique de ce que la bourgeoisie dépense en produits de luxe.
Toute économie capitaliste a pour but d’accumuler de la plus-value, qu’elle opère dans le marché libre ou sous forme de monopoles avec des prix fixes ou sous le contrôle d’état. Dès la formation de l’état Allemand unifié en 1871, la source des plus-values pour le capital allemand a été la production de marchandises destinées à l’exportation sur le marché mondial. Cette dépendance à l’économie mondiale était et demeure une caractéristique fondamentale du système capitaliste allemand. Aujourd’hui par exemple, ses exportations représentent 47% de son PIB, une proportion plus importante encore que celle de la Chine.
Mais dans les années 1930 le marché mondial s’était effondré. L’économie nationale a été arrachée à la Dépression grâce aux dépenses militaires. Cependant cela ne résolvait pas le problème de l’accumulation capitaliste - et même cela aggravait le problème. Comment et où prendre les ressources qui permettraient de poursuivre l’accumulation du capital en Allemagne ? Par la conquête militaire. C’est la dynamique qui a mené à la guerre. Et la guerre, surtout la guerre dans l’Est contre l’Union Soviétique, a créé les conditions de l’Holocauste.
Hitler a mentionné sans détour la nécessité économique de la guerre dans plusieurs discours. C’était le thème central de son monologue devant les officiers de l’armée le 5 novembre 1937, qui est enregistré au Hossbach Memorandum. Dans un discours aux commandants des forces armées quelques jours avant l’attaque de la Pologne en septembre 1939, il a à nouveau fait référence aux pressions économiques. L’Allemagne, a-t-il dit, n’avait pas de mal à prendre des décisions : "Nous n’avons rien à perdre ; Nous avons tout à gagner. A cause de nos restrictions notre économie est dans un tel état que nous ne pourrions tenir que quelques années de plus. Göring peut le confirmer. Nous n’avons pas le choix, nous devons agir."
L’invasion Nazie de la Pologne fut suivie de plusieurs mois de "drôle de guerre". Puis a suivi l’invasion de la France, l’expulsion des forces anglaises de Dunkerque et la capitulation de la France en juin 1940. Une année plus tard, le 22 juin 1941, Hitler s’est tourné vers l’Est pour remplir la mission pour laquelle le régime s’était préparé : la conquête et la colonisation de l’Union Soviétique.
Hitler a clairement précisé que la guerre contre l’Union Soviétique était différente des guerres menées contre l’Angleterre et la France. Son but n’était pas simplement de battre l’armée soviétique mais de coloniser le territoire soviétique et de réorganiser complètement son économie et sa société pour répondre aux besoins de l’état allemand.
Le 17 septembre 1941, quand il paraissait que l’Union Soviétique allait bientôt tomber, Hitler s’étendit sur les objectifs de l’invasion : "L’Europe remportera la lutte pour l’hégémonie dans le monde si elle possède le territoire russe ; cela fait de l’Europe l’endroit le plus à l’abri d’un blocus..... Les peuples slaves....ne sont pas destinés à l’autonomie.... Le territoire russe est notre Inde et tout comme les Anglais ont contrôlé l’Inde avec une poignée de personnes, nous gouvernerons notre territoire colonial. Nous offrirons aux Ukrainiens des foulards et de la verroterie et tout ce que les peuples colonisés aiment."
A d’autres occasions Hitler a comparé la conquête de l’Union Soviétique à la colonisation de l’Ouest de l’Amérique. La Volga serait l’équivalent du Mississippi, le peuple slave serait décimé comme l’avaient été les natifs américains et remplacé par une population "supérieure". L’Europe - et pas l’Amérique - serait la terre où tout serait possible.
Le thème colonial fut repris par le Ministre Nazi de l’Economie Walther Funk à une conférence à Prague en décembre 1941. Au cours d’un discours-programme, il a expliqué : "Le vieux continent prend un nouveau visage qu’il tourne vers l’Est. Sur le plan politique, cela signifie tourner le dos.... à la politique d’outre-mer coloniale du pouvoir naval anglo-saxon. Les vastes territoires de l’Europe de l’Est, riches en matières premières et pas encore ouverts à l’Europe seront la terre promise coloniale de l’Europe du futur."
Rosa Luxemburg a fait remarquer la relation entre la violence coloniale de tous les pouvoirs impérialistes et les horreurs perpétrées en Europe durant la première guerre mondiale dans son pamphlet Junius publié en 1915.
La guerre mondiale était à un tournant. Pour la première fois, les bêtes sauvages que l’Europe capitaliste avait lâchées dans tous les coins du monde s’attaquaient à l’Europe elle-même. Un cri d’horreur s’éleva dans le monde lorsque la Belgique, ce fleuron de la civilisation européenne, et les plus vénérables monuments du nord de la France volèrent en éclats sous les forces aveugles de la destruction. Ce même "monde civilisé" avait observé sans réagir les mêmes impérialistes ordonner la cruelle extermination de 10 000 indigènes Herero qui, fous d’angoisse et de douleur, moururent de soif en remplissant les sables du Kalahari de leurs cris et leurs gémissements ; le "monde civilisé" a vu les tortures infligées à 40 000 hommes de la rivière Putumayo (Colombie) par un groupe de capitaines de l’industrie européenne, tortures qui ont causé leur mort en moins de 10 ans et rendu invalide le reste de la population ; comme en Chine où une civilisation ancestrale fut mise à feu et à sang par des mercenaires européens experts dans toutes les formes de cruauté, d’annihilation et d’anarchie ; comme la Perse fut étranglée, impuissante à résister au noeud coulant de la domination étrangère qui se resserrait sans cesse ; comme à Tripoli où le feu et l’épée firent courber les Arabes sous le joug du capitalisme et détruisit leur culture et leurs maisons. C’est seulement aujourd’hui que le "monde civilisé" a pris conscience que la morsure de l’impérialisme entraine la mort, que son souffle même sème l’épouvante. C’est seulement maintenant que le "monde civilisé" a compris, depuis que le monstre a déchiré de ses serres acérées le ventre de sa propre mère, la civilisation bourgeoise de l’Europe elle-même.
La tentative de conquête de l’Union Soviétique était plus qu’une guerre coloniale. C’était aussi une contre-révolution sociale. Pour Hitler, la conquête et la colonisation ne nécessitaient pas seulement le renversement de l’état établi par la Révolution d’Octobre 1917, mais l’éradication des forces intellectuelles et sociales - et par dessus tout les "Juifs-Bolcheviks"- qui avaient mené et soutenu l’état soviétique. La guerre à l’Est était, par conséquent, à tous égards un Vernichtungskrieg - une guerre de destruction et d’extirpation. C’est elle la source de l’Holocauste.
Les ordres d’Hitler et d’autres leaders Nazis à l’armée et à ses forces spéciales d’accompagnement (Einsatzgruppen) étaient clairs : la guerre devait se doubler d’une campagne d’assassinat des Juifs.
Le 3 mars 1941, Hitler a dit à Alfred Jodl, le Directeur des Opérations de l’Etat Major du Haut Commandement des Forces Armées que la campagne militaire imminente n’était pas seulement une question d’armes mais le conflit de deux conceptions du monde : "L’intelligentsia Juif-Bolchevique, ’l’oppresseur’ de ces peuples jusqu’à présent, devait disparaître."
Hitler souligna les tâches des unités SS : "L’intelligentsia installée par Staline doit être exterminée. L’appareil de contrôle de l’empire russe doit être détruit. Dans la Grande Russie la force doit être utilisée de la manière la plus brutale."
Le 30 mars 1941, Hitler a parlé à un groupe 200 officiers militaires de la guerre à venir. Voici les notes préparées pour son discours : "Choc de deux civilisations. Dénonciation écrasante du Bolchevisme identifié à une forme de criminalité asociale. Le communisme met notre avenir en grand danger. Un communiste n’est pas un camarade ni avant ni après la bataille. C’est une guerre de destruction. Si nous ne comprenions pas ça, nous vaincrions quand même mais dans 30 ans nous devrions combattre l’ennemi communiste à nouveau. On ne fait pas la guerre pour préserver l’ennemi.... La guerre contre le Russie.... Extermination des Commissaires Bolcheviques et de l’Intelligentsia communiste.... Cette guerre sera très différente de la guerre dans l’ouest. Dans l’est, la dureté aujourd’hui signifie la clémence demain.... Les Commandants doivent sacrifier leurs scrupules personnels." Et à la fin de ces notes : "Midi : Vous êtes tous invités à passer à table."
Dans un document ébauché par des hauts gradés militaires sur les mesures qui seraient nécessaires pour pacifier les territoires conquis on peut lire : "Nous devons donc faire savoir à nos troupes qu’en plus de la résistance militaires habituelle, cette fois, elles se heurteront à un élément très dangereux, et destructeur de tout espèce d’ordre, au coeur de la population : les adeptes des théories bolcheviques. Il n’y a pas de doute qu’en toute occasion, ils utiliseront cette arme de désintégration de manière sournoise et fourbe contre les militaires allemands qui luttent pour pacifier le pays. Les troupes ont donc le droit et même le devoir de se protéger de manière totale et efficace contre ces forces de désintégration."
Le premier chapitre des instructions aux troupes allemandes sur les procédures spécifiait : "Le Bolchevisme est l’ennemi mortel de peuple National Socialiste allemand. Cette théorie destructive et ses adeptes doivent être combattus en Allemagne. Cette lutte exige des mesures brutales et énergiques contre les agitateurs bolcheviques, les guérillas, les saboteurs, les Juifs, et l’élimination totale de toute résistance passive ou active."
Ce que cela signifie en pratique, on l’a vu à Babi Yar, un ravin situé juste au dehors de la capitale ukrainienne Kiev, les 29-30 septembre 1941 quand 33 771 Juifs furent fusillés suite à une attaque de guérilla contre les troupes allemandes. A la fin de 1941 près de 800 000 juifs - hommes, femmes et enfants - avaient été assassinés dans la marche vers l’Est, une moyenne de 4 200 par jour. Les rapports faisaient état de secteurs entiers "libres de Juifs". Au même moment les prisonniers de guerre soviétiques mouraient au rythme de 6 000 par jour. Au printemps de 1942, sur les 3,5 millions de soldats faits prisonniers pas la Wehrmacht, plus de 2 millions étaient morts.
A la fin de l’année 1941, ces opérations meurtrières on pris un nouveau tournant. Les préparatifs ont commencé en vue d’assassiner les Juifs en masse en les gazant dans les camps de concentration. A un moment donné entre l’invasion de l’Union Soviétique et la fin de la guerre - le moment exact fait encore l’objet de grands débats - il fut décidé que la "Solution Finale" de la question juive prendrait la forme du meurtre de masse. Précédemment, il y avait eu un projet d’envoyer les Juifs sur l’île de Madagascar, mais ce projet fut abandonné du fait que les Nazis n’avaient pas réussi à battre l’Angleterre ce qui leur aurait donné la suprématie navale. Un autre projet était de déporter les Juifs à l’est de l’Oural en Sibérie. Mais l’Union Soviétique n’avait pas encore été conquise. Ces projets impliquaient des considérables pertes humaines. Mais le projet d’organiser le meurtre de masse de tous les Juifs qui vivaient dans l’Europe occupée par les Nazis n’avait pas encore été élaboré.
Cependant, au moment de l’infâme conférence de Wannsee le 20 janvier 1942, la décision avait été prise. Elle n’a pas été prise à Wannsee. La conférence avait été organisée et présidée par Reinhard Heydrich, le directeur du Bureau Principal de la Sécurité du Reich, qui convoitait la direction de la Gestapo et d’autres organismes de police et de sécurité. Le but de la conférence était d’informer la bureaucratie d’état allemande d’une décision qui avait déjà été prise et de leur communiquer la définition qui leur permettrait de classer quelqu’un comme Juif. Le meurtre de masse entra en application et se poursuivit jusqu’aux derniers jours de la guerre.
Le nombre de morts défie toujours l’entendement : Auschwitz 1,4 million, Belzec 600 000, Chelmno 320 000, Jasenovac 600 000, Majdanek 380 000, Maly Trotinets 65 000, Sobibor 250 000, Trebinka 870 000. En tout quelques six millions de Juifs furent tués, approximativement deux-tiers de la population juif d’Europe.
Nous avons soutenu que les origines de meurtre de masse sont à trouver dans les contradictions économiques de l’impérialisme allemand et du monde capitaliste dans son entier. Ce qui soulève automatiquement des questions. Comment peut-on faire une interprétation marxiste de l’Holocauste alors qu’il est clair que c’est l’idéologie Nazi et non les forces économiques qui ont joué le rôle principal ? Quelles pouvaient bien être les motivations économiques sous-tendant l’utilisation de transports dont on avait grand besoin par ailleurs et d’autres ressources à seule fin de déporter des Juifs à des centaines de km pour les tuer ? Et sûrement il aurait été beaucoup plus profitable d’un point de vue économique et militaire d’exploiter le travail des Juifs. Selon ces objections, l’idéologie raciste des Nazis était la force motrice de l’entreprise de meurtre de masse à laquelle tout le reste, l’économie y compris, était subordonnée.
Pour commencer, il faut dire qu’on ne peut pas simplement accepter l’idéologie raciste des Nazis comme un fait établi. Il faut aussi l’expliquer. Le racisme biologique des Nazis fournissait le cadre au meurtre de masse des Juifs, qui fut considéré comme un "nettoyage" et un renforcement de la civilisation elle-même. Mais d’où venait cette idéologie ? Elle n’est pas née dans le cerveau fiévreux d’Hitler. Le racisme biologique était un élément clé de l’idéologie des élites dirigeantes d’Europe et des USA dans leur entreprise coloniale. En 1919 tous les leaders des prétendues puissances démocratiques se mirent d’accord pour supprimer du Traité de Versailles une clause qui reconnaissait l’égalité raciale. Le racisme biologique d’Hitler et de ses sbires n’était que la version extrême d’une idéologie qui s’était développée au 19ème siècle au moment où les principales puissances capitalistes commencèrent à bâtir des empires coloniaux - un projet dans lequel les intérêts économiques jouaient indéniablement un rôle crucial.
Une des caricatures les plus fréquentes du Marxisme est de dire que le Marxisme affirme que l’idéologie n’est qu’une couverture pour les réelles motivations économiques des acteurs sociaux. Auquel cas le Marxisme est "contredit" par la découverte que les individus n’agissent pas en fonction de motifs économiques mais sous l’impulsion d’idéologies puissantes. Par exemple l’historien anglais de droite, Niall Ferguson maintient que puisque le monde des affaires dans aucun des deux camps ne désirait la guerre - qui n’avait d’intérêt économique immédiat ni pour l’un ni pour l’autre - on ne peut pas dire qu’elle a son origine dans le système économique capitaliste. On doit noter, dans cette optique, que la récession non plus ne correspond pas aux intérêts du monde des affaires et de la finance. Mais les récessions se produisent quand même et elles naissent des contradictions de l’économie capitaliste.
Le Marxisme ne nie pas que les acteurs historiques soient motivés par - et agissent sous l’impulsion de - leurs idéologies, et il ne prétend pas que ces idéologies ne sont qu’une rationalisation des leurs réels motivations économiques. Cependant, il affirme qu’il est nécessaire d’examiner les motivations derrière les motivations - les vrais forces motrices sous-jacentes des processus historiques - et de bien montrer quels intérêts sociaux servent une idéologie donnée. C’est un lien qui peut être conscient mais qui peut aussi ne pas l’être chez les personnes concernées.
Le meurtre de masse des Juifs fut exécuté par les Nazis au nom d’un idéologie raciale qui voyait le "Juif-Bolchevik" comme la plus grande menace qui soit à la stabilité de la communauté raciale, la Volkgemeinschaft, que les Nazis voulaient établir. La survie et la prospérité de la race allemande, et même de l’Europe elle-même, affirmaient-ils dépendait de deux conditions : éradiquer le judéo-bolchevisme et se procurer du Lebensraum. L’union de ces deux concepts idéologiques forma un cocktail explosif dans la guerre de conquête de l’Est.
La vision du régime Nazi a été résumée dans une déclaration de Paul Karl Schmidt, le directeur de la communication du Ministère des Affaires Etrangères en 1943 : "La question juive n’est pas une question humaine ni religieuse, c’est une question d’hygiène politique. Les Juifs doivent être combattus où qu’ils soient, parce qu’ils sont une infection politique, un ferment de désintégration et la mort des tout organe national."
Pour l’Allemagne Nazi la guerre avait pour but de créer un grand empire colonial basé sur la suprématie de la race aryenne en Europe Centrale et en Europe de l’Est. La stabilité de ce régime exigeait la disparition des Juifs qui le menaçaient rien que par leur existence anti-nationale et leur affinité avec le Bolchevisme et dont la seule présence alimentait l’opposition des "races inférieures". S’il n’était pas possible de déporter les juifs alors il fallait les exterminer.
Dans l’épilogue de son livre Si c’est un homme Primo Levi écrit que les explications simpliste de l’Holocauste ne le satisfont pas parce qu’elles ne sont pas proportionnées aux faits : "Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une sorte d’explosion de démence générale unique dans l’histoire." Levi ajoute cependant que même s’il considère comme impossible de comprendre le poison Nazi, "nous pouvons et nous devons comprendre d’où il vient."
Le commentaire de Levy nous interpelle. Comment pouvons-nous "comprendre" un programme d’assassinat de masse qui persistait à attraper les Juifs vivant dans tout le territoire européen occupé par l’Europe pour les tuer jusque dans les derniers jours de la guerre alors que les Nazis ne pouvaient plus espérer la gagner ? Mais représentez-vous une autre situation historique. Peut-on "comprendre" les ordres des officiers qui commandaient pendant la première guerre mondiale d’envoyer "à l’assaut" les uns derrière les autres, des jeunes hommes, la plupart des enfants, alors qu’ils savaient qu’ils seraient fauchés par des mitraillettes meurtrières avant d’avoir la moindre chance de faire une percée ? Il peut sembler impossible de "comprendre" de telles décisions mais nous connaissons certainement leur cause : la guerre pour le profit et les conquêtes impériales qui a éclaté le 4 août 1914.
De la même manière nous connaissons et pouvons comprendre l’origine du mouvement Nazi et de son programme d’extermination. Cela servait les intérêts de la bourgeoisie allemande sur deux fronts : la destruction du mouvement ouvrier allemand, le plus important, le plus puissant et les plus évolué politiquement de tous les mouvements ouvriers que le monde ait connu ; et la réhabilitation de l’impérialisme allemand après la première guerre mondiale qui permettait de poursuivre le projet initié pendant la première guerre mondiale d’un empire à l’Est. Personne, me semble-t-il, ne serait assez sot ou aveugle pour nier que ce programme ne répondait pas aux intérêts économiques du capital allemand.
On peut encore argumenter que le capitalisme allemand n’avait aucun intérêt économique dans le meurtre de masse des Juifs. Mais on ne peut pas analyser la position des élites dirigeantes allemandes comme s’ils ne faisaient pas partie de l’histoire - comme s’ils étaient en dehors du temps et de l’espace. Les développements historiques firent que l’impérialisme allemand a dû se tourner vers le mouvement Nazi pour organiser et conduire son programme. Et le mouvement Nazi, dont l’impérialisme allemand avait absolument besoin, était lui-même basé sur un programme racial qui a abouti au meurtre de masse des Juifs européens.
En réponse aux critiques de sa théorie du matérialisme historique, Marx notait que ces critiques reconnaissaient que sa théorie était exacte pour ce qui concernait le temps présent (19ème siècle) où les intérêts matériels prédominaient, mais objectaient qu’elle ne pouvait pas s’appliquer au Moyen Age dominé par l’église Catholique ni à Athènes ou Rome. C’est juste, répondait Marx, qui ajoutait que lui aussi connaissait la nature du Moyen Age, de Rome et d’Athènes, mais il restait le problème que la société du Moyen Age ne pouvait pas vivre du catholicisme, ni celles de Rome ou d’Athènes de la politique. "Au contraire", écrit-il, "c’est la manière dont ils gagnaient leur vie qui explique pourquoi le catholicisme dans un cas et la politique dans l’autre ont joué le premier rôle."
Poursuivons cette analyse en examinant la question de l’antisémitisme et des intérêts de classe qu’il servait. Dans la société féodale les Juifs posaient un difficile problème théologique aux Catholiques et aux chrétiens en général. Ils n’étaient pas païens. Ils avaient écouté la parole de Dieu mais ils n’avaient pas reconnu le Christ. Cependant ils étaient la racine sur laquelle le christianisme s’était développé. Du point de vue théologique ils représentaient une menace pour les enseignements du christianisme. Il fallait les séparer du reste de la société. Les Juifs avaient entendu les enseignements de Jésus et les avaient rejeté. Ce rejet vivant était très dangereux parce que l’exploitation des paysans par les seigneurs, les princes et l’Eglise elle-même ne reposait pas seulement sur la force mais sur la foi dans l’idéologie chrétienne qui affirmait que les relations existantes entre les classes sociales étaient voulues par Dieu. Les chrétiens antisémites de cette époque étaient certes imprégnés par une idéologie, une théologie mais leur antisémitisme jouait un rôle vital en maintenant les relations de classe de la société féodale et son mode spécifique d’exploitation des producteurs.
Maintenant considérons le régime Nazi. Il était dominé par des conceptions de racisme biologique et nationaliste qui ont trouvé leur expression achevée dans un antisémitisme meurtrier. Mais le capitalisme allemand ne pouvait pas vivre de racisme biologique et d’antisémitisme, pas plus que la société féodale ne pouvait vivre de catholicisme. Le capital allemand pouvait seulement vivre, se développer, se fortifier et battre ses concurrents en générant et accumulant de la plus-value. Cela nécessitait la destruction du mouvement ouvrier et la construction d’un empire. Le mouvement Nazi et son programme meurtrier ont été les moyens utilisés pour parvenir à ces objectifs-là . C’est cela l’économie politique de l’Holocauste.
Nick Beams
12 mai 2010, WSWS
Pour les notes et les sources se référer à l’original :
http://www.wsws.org/articles/2010/may2010/holo-m12.shtml
Traduction : D. Muselet pour le Grand Soir