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George Corm. Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs.

La démarche de Georges Corm ne laisse pas d’étonner. Son analyse des structures et des superstructures qui, ces dernières décennies, ont sous-tendu le capitalisme financier tout en étant produites ou profondément modifiées par lui, est très fouillée et radicale. Mais il s’inscrit dans une perspective pragmatique, non socialiste et certainement pas marxiste. Pour lui, le capitalisme est, par essence, performant, mais il ne procède plus du tout à une répartition équitable des profits. Cet ouvrage est néanmoins très utile de par sa remarquable dénonciation d’un néolibéralisme qui a réussi à faire dépérir l’État et ses fonctions de protection de la société. Sans oublier, au passage, de faire appel à lui en temps de crise (2008-2009). Le rouleau compresseur a d’autant mieux fonctionné que, dans les milieux politiques et universitaires, on n’a constaté pratiquement aucune remise en cause véritable de la nature de la globalisation et des formes qu’elle a prises. Bien au contraire. « La crise a été presque exclusivement traitée comme un problème de techniques et de pratiques bancaires et financières à réformer ou mieux contrôler. »

L’auteur emploie le terme globalisation « dans le sens strictement économique du mouvement de construction d’un espace économique mondial », et le terme mondialisation pour désigner « l’émergence d’un pouvoir absolu, de nature politique aussi bien qu’économique social et culturel ».

Inspirée par Hayek, Friedman et quelques autres, la rupture néolibérale a prôné la suprématie d’une économie de rente, de gaspillages massifs, de spéculation financière débridée et aussi de corruption et d’injustices flagrantes. Pour un néolibéral, seuls les entrepreneurs, libérés de toute contrainte, peuvent réaliser le bonheur de l’humanité.

La règle la plus élémentaire de l’économie et de la finance est que l’argent fort profite à ceux qui ont de l’argent. L’argent faible à ceux qui n’en ont pas. Même limitée, même contrôlée, explique l’auteur, l’inflation est susceptible de déranger la structure sociale et la répartition des revenus au profit des groupes sociaux revendicatifs qui peuvent arracher des augmentations de salaires et donc voir leur part du revenu national augmenter au détriment de la classe des rentiers. Depuis Barre et Bérégovoy, la classe politique française a fait de la lutte contre l’inflation l’objectif monétaire prépondérant par rapport à tous les autres aspects de la gestion de l’économie. Depuis trente-cinq ans, en France, l’objectif est le capitalisme de rente et la stagflation, avec des grandes banques regorgeant de liquidités qu’elles ne peuvent investir dans leurs économies en récession.

Éclipsant totalement le personnel politique qui leur a donné les clés d’un pouvoir non démocratique, les gouverneurs de banque centrale sont devenus des personnages « hors du commun ». Le grand tournant s’est fait au seuil des années 1980, les banques centrales exerçant depuis une des fonctions majeures antérieurement dévolues à la puissance publique, hors de tout contrôle de celle-ci. Dans une perspective friedmanienne, toute intervention gouvernementale dans la gestion de la monnaie et le fonctionnement des marchés a été décrétée nocive. Et l’on sait que l’Allemagne fédérale, puis l’Allemagne tout court a joué un rôle primordial dans ce bouleversement. Par parenthèse, sous haute influence allemande, la BCE, créée en 1998, a continué à faire payer le prix de l’unification allemande à toute l’Europe par une politique de taux trop élevés. Selon William Greider (cité par Corm), « le pouvoir de gouverner a progressivement basculé des gouvernements élus aux banques centrales non élues. Puis le centre du pouvoir a changé de nouveau : même les gouverneurs de banque centrale étaient intimidés face à la nouvelle influence du marché global, qu’ils acceptèrent alors volontiers comme l’arbitre de la bonne politique ».

Le but des rentiers étant une monnaie stable, une inflation proche de zéro, tout le cadre conceptuel de gestion de la vie économique a été reconstruit autour de ce principe. Toute autre question - ventes, emploi, relations sociales, devoirs du gouvernement - a été considérée comme secondaire.

Le capitalisme financier est un monde sans foi ni loi, sans perspectives (hormis le profit à court terme), sans démarche programmatique. L’absence de contre-pouvoir politique à sa folle marche en avant produit régulièrement des catastrophes : faillite des caisses d’épargne aux Etats-Unis, du système chilien des retraites, faillite de la WorldCom, d’Enron, dont les comptes avaient été certifiés frauduleusement par Arthur Andersen où Éric Woerth traîna ses guêtres pendant des années comme « optimisateur fiscal » (un travail consistant à aider les entreprises à ne pas payer d’impôts, par la fraude ou non).

La " philosophie " des " réformes " exigées par les institutions internationales et les dirigeants du G8 n’ont qu’une finalité : celle de « lever les entraves à l’investissement privé ». Pour les grandes entreprises, la croissance économique consiste à s’endetter massivement pour acheter d’autres sociétés (France Télécom rachetant Orange 50 milliards d’euros). Comme les charges d’intérêt sont généralement trop lourdes, les banques s’enrichissent à long terme dans ces énormes transactions.

Dans le monde du capitalisme financier, « les questions essentielles ne sont plus débattues ». La gestion de la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été confiée à ceux qui polluent. Plus aucun responsable n’est inquiété. Madoff est condamné pour la galerie, mais pas Goldman-Sachs (dont Le Monde, obséquieux comme jamais, nous a brossé des descriptions délirantes d’admiration), ni Alan Greenspan, responsable institutionnel de la spéculation boursière. En France, le scandale du Crédit Lyonnais a coûté 1200 euros à chaque contribuable. Les dirigeants d’EADS ont été acquittés en 2009 par l’autorité des marchés financiers.

Dans cette jungle, disparaissent le sens du bien public, le respect de l’État (« L’État n’est pas la solution, c’est le problème », disait Reagan). Son rôle même de producteur de richesses (éducation, formation professionnelle, santé, infrastructures, salaires des fonctionnaires dépensés en achat de biens produits par le secteur privé) n’est plus reconnu. Ce recul de l’État a favorisé, jusque dans les pays de tradition jacobine, une fragmentation de la société sous l’effet du multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Celui-ci tend, rappelle l’auteur, « à transformer les villes en ghettos urbains ethniques ou religieux et à réorganiser les quartiers suivants les niveaux de fortune ». Par ailleurs, le recul de l’État a permis un véritable inceste entre le monde des affaires et celui de la politique (Berlusconi, Hariri - le taulier des Chirac, Dick Cheney, les oligarches russes, Piñera, l’actuel président du Chili qui constitua les bases de sa fortune sous la dictature de Pinochet).

Ces politiques sont légitimées par une instance qui jouit, ce qui est un scandale, d’un prestige mondialement consensuel : le Prix Nobel de l’économie. Corm a raison de rappeler - car tout vaut quelque chose, se vend et s’achète - que le lauréat, couronné par une banque, encaisse la coquette somme d’1,4 million de dollars. L’économie politique a longtemps été une annexe des études de droit avant de s’autonomiser en " sciences " , exactes, bien sûr. L’auteur explique longuement comment l’économie politique est devenue " sciences économiques " , exclusivement fondées sur la modélisation abstraite de comportement théoriques « sans aucun lien avec la complexité de la réalité des structures économiques, sociales, et des systèmes politiques ». Heidegger avait prévu ce type de dérive : « Quand la pensée s’interrompt en glissant hors de son élément, elle compense cette perte en se validant comme techné. »

Trois grands organes de presse dominent l’information économique et financière internationale : The Economist, The Financial Times, The Wall Street Journal. Ils sont devenus les porte-parole et les gardiens de l’orthodoxie néolibérale la plus stricte en matière d’économie et de néoconservatisme à l’américaine en matière de politique internationale. Leur langue de bois s’est imposée à l’ensemble de la presse mondiale qui a rendu anecdotiques la montée des injustices sociales, les écarts croissants de revenus, les délocalisations. Seules comptent les nouvelles répétitives concernant la Bourse (exemple : France Info, la radio publique française qui sert en priorité à jouer en Bourse et à placer son argent), les profits des sociétés, les salaires des grands dirigeants d’entreprise. Lors de la crise de 2007, cette presse s’est bien gardée de remettre en cause la moralité des dirigeants des banques, l’ineptie des organismes officiels de contrôle ou des agences de notation.

Le discours " technique " de ces médias, des grands décideurs a mis fin aux grandes querelles philosophiques, politiques et économiques qui ont secoué le monde de la Révolution française à l’effondrement de l’URSS. La faim, la pauvreté, l’exclusion, la misère sont perçues comme des phénomènes dont il faut bien accepter l’inéluctabilité, sans chercher à comprendre les causes de leur persistance. Le discours dominant berce le monde de concepts creux, le plus souvent pensés dans la langue du dollar : le développement est nécessairement « durable » (sustainable), la transparence est « nécessaire », il n’y a pas de bonne politique (pardon, de " gouvernance " , ce merveilleux concept qui évacue la responsabilité des hommes pour ne retenir que celles, ponctuelles, des systèmes) sans « redevabilité » (accountability). Aucun de ces concepts ne nous parle de répartition des revenus ou de justice sociale. Le monde est déproblématisé (Marie-Dominique Perrot). Le comble de la confusion est atteint lorsque les prouesses scientifiques et techniques sont expliquées par la suprématie du capitalisme sur tout autre système : les Étatsuniens sont allés sur la Lune parce qu’ils étaient capitalistes (comme les Égyptiens quand ils construisaient leurs pyramides, peut-être). Mais rien n’est dit de la corrélation plus que vraisemblable entre capitalisme néolibéral et guerres ou invasions de pays souverains. Sans parler des génocides, du terrorisme, des pratiques mafieuses généralisées.

Corm analyse « les forces du changement ». Au premier rang desquelles il situe le Forum social mondial, héritier des utopies planétaires de société universelle, juste et équitable. Il observe cependant que ce type de mouvement, par sa nature, est profondément réformiste, dans la plainte, mais pas dans l’offensive socialiste.

En conclusion, Corm estime que l’on ne saurait faire l’impasse, malgré ses limites, sur l’État-nation qui « exprime le désir d’une collectivité humaine d’être maîtresse de son destin par des mécanismes de représentation de ses membres et le contrôle et le contrôle des actes de ses dirigeants élus afin d’assurer la conformité et l’intérêt de la collectivité et de tous ses membres. » La réorganisation de l’espace par les marchés s’étant opérée au détriment de la démocratie, tout est à refaire.

Paris, La Découverte, 2010

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