L’une des manières de percevoir l’inconséquence de notre monde et des hommes qui le font pourrait être le dévoilement de crimes de masse que la Justice ignore en renonçant encore à les qualifier. Ces crimes sont perpétrés, au nom d’organisations légales puissantes, par des hommes au pouvoir d’autant plus exorbitant qu’il est non démocratique. Des hommes tantôt persuadés d’agir pour la défense de l’intérêt général, tantôt agissant pour la sauvegarde d’intérêts particuliers inavoués. Il n’est pas très difficile, à partir de l’exemple du complexe nucléaire mondial, de comprendre que l’intérêt de l’Humanité est menacé par ces formes méconnues du crime organisé.
Depuis 1959, un accord « secret » passé entre l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) ; appartenant toutes deux à l’ONU, empêche toute prise de position officielle sur le sujet du nucléaire qui ne serait pas avalisée conjointement par les deux organisations. C’est ainsi que l’OMS s’interdit de faire réaliser des études scientifiques permettant de mesurer l’impact sanitaire de l’exposition des hommes aux radionucléides et se dispense également de rendre publics les résultats d’études partielles pourtant nombreuses existant sur le sujet. Pour l’OMS, la catastrophe de Tchernobyl n’a fait que 56 morts parmi les liquidateurs et 4 000 morts au sein des populations voisines de la centrale dont l’un des réacteurs a explosé en avril 1986. Des études scientifiques indépendantes estiment quant à elles que 10% des liquidateurs sont morts dans les années qui ont suivi l’accident et que 30% d’entre eux sont désormais invalides. Des estimations crédibles chiffrent à un million le nombre de ces liquidateurs, surtout de jeunes hommes, envoyés sur les lieux de la catastrophe afin d’arrêter l’incendie, d’enfouir le réacteur sous des milliers de tonnes de sable, de décontaminer la zone. Ce serait donc 100 000 de ces hommes qui auraient péri en raison directe de l’accident. S’agissant des populations exposées sur un périmètre étendu toujours contaminé aujourd’hui, le décalage entre les chiffres officiels de l’OMS et la réalité du drame humain est, lui aussi, immense. Ces populations consomment des denrées alimentaires produites dans ce périmètre et continuent ainsi de s’empoisonner au quotidien vingt-cinq ans après la catastrophe. Que la vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants soit sacrifiée sur l’autel des intérêts du lobby nucléaire est intolérable. Qu’en l’occurrence l’OMS ne s’acquitte pas de la mission pour laquelle elle fut créée est assurément criminel.
Depuis cinquante ans, ce deal incroyable entre deux organisations supranationales majeures empêche la première nommée - au moins dans le domaine concerné ici - de remplir la mission qui fonde son existence, à savoir la santé des populations exposées à des risques avérés, tandis que la seconde dispose de toute la latitude voulue pour défendre les intérêts du complexe nucléaire tant civil que militaire. Le double objectif non avoué de l’AIEA est de dissimuler le désastre sanitaire du recours au nucléaire - comme moyen d’armement ou comme source d’énergie - et d’entraver toute possibilité de débat sur la pertinence du développement de cette « surpuissance » beaucoup moins bien maîtrisée qu’on ne le prétend. Ainsi, on ne connaît pas l’impact réel des essais atomiques perpétrés en divers points du Globe durant des décennies. Les « irradiés du Pacifique » ne sont pas dupes mais officiellement toutes les mesures de protection maximale avaient été mises en oeuvre. Une autre précaution avait été prise comme un aveu caché : la Polynésie a bénéficié de subsides compensatoires de l’État afin de favoriser son développement économique de l’époque. Ainsi encore, on se garde bien de mesurer l’impact sanitaire sur les travailleurs exposés dans l’exploitation par Areva des mines d’uranium du Niger. On pourrait dresser une liste longue des occasions nécessitant la constatation du malheur que constitue la rencontre des hommes avec diverses applications nucléaires. Au sein de l’AIEA, trois pays exercent une influence majeure : les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Ce socle paraît pour le moment inébranlable. C’est toute la crédibilité de l’énergie d’origine nucléaire qui en dépend.
Depuis trois ans des hommes et des femmes se postent par groupes de trois, de 8 heures à 18 heures les jours de travail, été comme hiver, devant le bâtiment de l’OMS à Genève. Ils réclament la rupture du scandaleux contrat afin de délivrer l’OMS de son silence et de son impuissance criminelle. Ils se nomment les vigies d’Hippocrate. Certains salariés de l’organisation leur demandent de tenir bon ; beaucoup semblent indifférents. Tous les voient, jour après jour, avec leurs pancartes explicites. Le geste opiniâtre de ces lanceurs d’alerte est évidemment beaucoup plus que symbolique. Un jour viendra où la duperie monstrueuse sciemment organisée sera officiellement dénoncée. Ils en sont convaincus ces citoyens éveillés. Ne les laissons pas seuls.
Yann Fiévet