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D’une mauvaise réputation... Lire Noam Chomsky en France



3 Mars 2003

Chomsky a souvent été cité et repris par CSP. Ce qui provoque immanquablement un courrier du genre "comment osez-vous citer un négationniste ?" ou bien "Chomsky est un anticastriste primaire" ou plus récemment, de la part d’un "anarchiste cubain de londres" (sic), "Chomsky est interdit à Cuba"...

Soupir...

Voici un article qui date un peu, mais qui est très utile pour un rappel sur Chomsky, ou comment l’intelligensia française (vous pouvez mettre des guillemets) réussit à faire passer un grand penseur anti-impérialiste, juif étatsunien, pour un sordide négationniste...

A la réflexion, faut-il s’en étonner ? Après tout, Claude François est bien qualifié de "chanteur", Zoé Valdés d’"écrivain", Ariel Dombasle d’"actrice", Bernard-Henry Lévy de "philosophe", la soupe aux lentilles déformantes servie à la télé à 20 h de "bulletin
d’informations", le tabassage en régle de l’Irak de "guerre" et George W. Bush de "président des Etats-Unis".

Erratum : pour ce qui concerne George W. Bush, l’information est malheureusement exacte.

Bonne lecture. VD




Le New York Times, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’aime pas Chomsky (c’est d’ailleurs réciproque), écrit néanmoins qu’il peut être considéré comme le plus grand intellectuel vivant - pour se plaindre aussitôt des « bêtises » que Chomsky profère sur la politique extérieure des États-Unis. Pourtant, il reste splendidement ignoré en France, en dehors des départements de linguistique. Peut-être les historiens des idées expliqueront-ils un jour le paradoxe que présente cet intellectuel juif américain qui eut l’audace, dans un contexte anglo-saxon où cela ne le servait guère, d’appeler sa linguistique « cartésienne », de se proclamer « enfant des Lumières », de contribuer à faire connaître à ses compatriotes une pensée européenne méprisée dans l’Amérique triomphante de l’après-guerre, et dont on peut néanmoins affirmer que, de tous les pays occidentaux, c’est en France que son oeuvre est la plus méconnue et la plus incomprise.

Lorsque son nom est évoqué, ce n’est que trop souvent pour l’associer à Faurisson ou à Pol Pot, en le faisant passer pour l’archétype de l’intellectuel « qui se hait lui-même » (soit comme juif, soit comme américain) et qui passe son temps à minimiser ou à nier divers génocides, et cela parce que leur évocation pourrait servir l’impérialisme occidental. Il est, par ailleurs, tout à fait remarquable que ce « plus grand intellectuel vivant » n’ait trouvé qu’un éditeur marginal, Spartacus, pour publier en 1984 ses Réponses inédites à mes détracteurs parisiens, compilation de lettres et d’une interview non publiées ou publiées de façon tronquée et adressées à des journaux comme Le Monde, Le Matin de Paris, Les Nouvelles littéraires, pour répondre, entre autres, à des attaques de Jacques Attali et de Bernard-Henri Lévy.

D’où l’importance de la publication des articles rassemblés ici, ainsi que de quelques autres publications (1). Ces textes permettront aux lecteurs francophones de se faire une idée objective de ce géant politique méconnu et, indirectement, de jeter un regard critique sur un establishment intellectuel qui l’a si efficacement tenu dans l’ombre ; géant chez qui l’on trouve non seulement une étude lucide de la politique contemporaine mais aussi une analyse originale de l’idéologie, du rôle des intellectuels et des médias, ainsi qu’une défense et une illustration de ce que pourrait être un socialisme libertaire adapté à notre temps.

Mon but dans cette préface un peu inhabituelle sera d’expliquer pourquoi la pensée de Chomsky dérange tant, particulièrement en France depuis vingt-cinq ans, ainsi que de dissiper certains malentendus fort répandus et qui pourraient éloigner des lecteurs parfaitement honnêtes.

Le discrédit jeté sur Chomsky remonte à la fin de la guerre du Vietnam. Pendant cette guerre, ses écrits jouissaient d’une certaine audience dans les milieux qui y étaient opposés, y compris en France. Mais il y avait déjà , à l’époque, un malentendu implicite. Dans les mouvements français anticoloniaux, anti-impérialistes ou marxistes (ainsi que chez leurs adversaires) dominait une mentalité de « prise de parti ». Il fallait choisir son camp : pour les États-Unis ou pour l’urss (ou pour la Chine) ; pour l’Occident ou pour les révolutions nationalistes du tiers-monde (2). L’attitude de Chomsky était foncièrement différente. Il est ce qu’on pourrait appeler un rationaliste au sens classique du terme, un libertaire à qui l’idée de prise de parti est totalement étrangère. Non pas qu’il soit un intellectuel « au-dessus de la mêlée » - rares sont les intellectuels plus engagés que lui -, mais son engagement est exclusivement en faveur d’idées comme la vérité et la justice, et non d’un camp historique et social quel qu’il soit (5). Son opposition à la guerre n’était pas basée sur l’idée que la révolution vietnamienne allait offrir un avenir radieux aux peuples d’Indochine mais simplement sur l’observation que l’agression américaine au Vietnam, loin d’être motivée par la défense de la démocratie, visait à empêcher toute forme de développement indépendant en Indochine (ainsi qu’ailleurs dans le tiers-monde) et que, par conséquent, elle ne pouvait qu’avoir des conséquences catastrophiques.

Comme les écrits de Chomsky sont extraordinairement rigoureux et bien documentés, il offrait aux opposants à la guerre du Vietnam des outils intellectuels précieux et la différence d’attitude entre lui et ses partisans en France pouvait passer pour secondaire. Par ailleurs, à la fin de cette guerre, la gauche (au sens large du terme) était, à l’échelle mondiale, plus forte qu’elle ne l’avait jamais été depuis la défaite du nazisme. Une contre-offensive était inévitable. L’occasion en fut toute trouvée lorsque des « boat people » se mirent à fuir un Vietnam épuisé et dévasté par la guerre et, plus encore, lorsque les Khmers rouges commirent de gigantesques massacres au Cambodge. Un mécanisme de culpabilisation de tous ceux qui s’étaient opposés à la guerre, et plus généralement à l’impérialisme, se mit en place, leur attribuant la responsabilité de ces événements (ainsi que d’autres tragédies qui se sont produites dans les pays post-coloniaux). Comme le fait remarquer Chomsky, c’est au moins aussi absurde que de reprocher à des Soviétiques opposés à l’invasion de l’Afghanistan par leur pays les atrocités commises par les rebelles afghans après le retrait des troupes de l’urss (6). Ceux-ci pourraient très bien répondre que l’invasion a mené à un désastre et que, en s’y opposant, ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher une catastrophe dont la responsabilité incombe à ceux qui ont déclenché l’invasion, pas à leurs adversaires. Mais l’analogue de cet argument presque banal est quasiment inaudible dans le camp occidental (7).

En France, la mentalité de camp avait mené pas mal d’opposants aux guerres coloniales à se faire des illusions sur la possibilité de lendemains qui chantent dans les sociétés décolonisées ; ce qui a rendu le processus de culpabilisation particulièrement efficace, d’autant plus que cela se passait à une époque où l’intelligentsia française effectuait un grand tournant qui allait l’amener à se distancier du marxisme, des pays dits socialistes ainsi que des révolutions du tiers-monde. Lorsque l’influence des « nouveaux philosophes » domina le petit monde des intellectuels médiatiques, ceux-ci se trouvaient majoritairement alignés sur une position soutenant presque systématiquement la politique occidentale vis-à -vis du tiers-monde et qui, bien que nominalement libérale, est accompagnée d’une pratique d’intimidation et de démonisation de l’adversaire pas très éloignée du stalinisme d’antan. Cela explique pourquoi une bonne partie des intellectuels français, surtout ceux de la « génération soixante-huit », devint de plus en plus passive politiquement, plus encore qu’ailleurs en Europe, d’abord dans la lutte contre les Euro-missiles, ensuite contre la guerre du Golfe, puis lors du génocide rwandais, pour finir franchement belliciste lors des interventions occidentales en Bosnie et au Kosovo (8).

De son côté, n’ayant jamais eu d’illusions à perdre, Chomsky n’avait aucun combat à abandonner. Par conséquent, il est resté, comme en témoignent les écrits rassemblés ici, à la pointe de la lutte contre les interventions militaires et les embargos qui, de l’Amérique Centrale à l’Irak et au Kosovo, ont fait des centaines de milliers de morts. Mais pour tous ceux qui avaient effectué le grand tournant, Chomsky passait pour un anachronisme aussi bizarre que dangereux. Comment pouvait-il ne pas avoir compris que le bon camp, aujourd’hui, était celui de l’Occident, défenseur des droits de l’homme, et le mauvais celui de la barbarie à visage humain des pays socialistes et des dictatures post-coloniales ?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par analyser plus en détail la démarche intellectuelle de Chomsky. Une bonne partie de son oeuvre est consacrée à l’analyse du fonctionnement des mécanismes idéologiques dans nos sociétés. Ces mécanismes sont, fondamentalement, faciles à comprendre, au moyen de l’observation suivante : lorsqu’un historien étudie une société dans un passé lointain, mettons l’Empire romain, il essaye de relier les actions des dirigeants de l’époque à leurs intérêts économiques et politiques, ou du moins à la perception que ceux-ci en ont. Cette façon de procéder est tellement naturelle qu’il ne faut même pas la justifier. En particulier, loin de prendre les intentions avouées des dirigeants comme étant leur véritable motivation, c’est la structure « cachée » de la société (les relations de pouvoir ou les contraintes institutionnelles) mise à jour par l’historien qui permet d’analyser le discours officiel comme justification idéologique. Cette attitude s’étend à l’analyse de sociétés comme l’Union Soviétique hier ou la Chine et l’Iran aujourd’hui. Peu d’analystes occidentaux expliquent le comportement des dirigeants de ces sociétés en privilégiant les motivations que ces dirigeants ou leurs idéologues préférés mettent en avant pour justifier leurs actions.

Il existe néanmoins une exception à cette attitude méthodologique générale, et c’est là que se révèle le biais idéologique : nos propres sociétés, aujourd’hui. Les choses changent alors du tout au tout. Il devient quasi obligatoire, si on veut être pris au sérieux, d’accepter les intentions proclamées de nos gouvernants comme étant les véritables ressorts de leurs actions. On peut bien sûr critiquer, et cela est souvent fait de façon virulente, la capacité qu’ont nos dirigeants à atteindre les objectifs proclamés, les moyens dont ils disposent, leur intelligence, etc. Mais mettre en question la pureté de leurs motivations ou chercher à expliquer leurs actions en termes de contraintes que des acteurs plus puissants qu’eux font peser sur leurs actions revient à se mettre à l’écart du discours « respectable ». Par exemple, on peut discuter à l’infini des moyens et de la stratégie mis en oeuvre par l’otan lors de la guerre du Kosovo mais pas mettre en question l’idée qu’il s’agissait là d’une guerre humanitaire. On peut critiquer tant qu’on veut la façon dont la guerre du Vietnam a été conduite, mais il faut toujours souligner qu’elle avait pour but de défendre un Sud Vietnam indépendant. On peut critiquer les moyens utilisés par les États-Unis en Amérique Centrale dans les années 1980 mais pas douter du fait qu’ils voulaient défendre ces pays face à la menace soviétique ou cubaine.

L’argument qui sous-tend ce curieux dualisme dans l’approche des phénomènes politiques est que nos sociétés sont « réellement différentes », à la fois des sociétés passées et de sociétés comme l’urss ou la Chine, parce que nos gouvernements, étant civilisés et démocratiques, sont réellement soucieux de valeurs comme les droits de l’homme ou la démocratie. Appelons cette idée la « thèse de notre singularité ». Les partisans de cette thèse concéderont volontiers que nous n’avons pas toujours agi ainsi dans le passé ; certes, il y eut le colonialisme qui fut condamnable et la guerre froide nous a amené à soutenir trop de dictatures ; mais les choses ont maintenant changé et nous travaillons vraiment à la construction d’un monde meilleur.

La thèse de notre singularité passe souvent pour évidente parce que, en effet, les libertés démocratiques et les droits de l’homme sont souvent mieux respectés « chez nous » qu’ailleurs. Mais cela n’implique rien concernant la politique étrangère des États-Unis et de leurs alliés. En effet, il est facile d’imaginer, par exemple, que dans une société où existent certaines formes démocratiques, une oligarchie économique arrive à contrôler suffisamment le gouvernement et les médias pour orienter la politique étrangère vers des buts qui sont loin d’être nobles. Quoi qu’il en soit de cette possibilité, on peut tenter d’évaluer empiriquement la thèse de notre singularité en utilisant des arguments du type « deux poids, deux mesures ». Comparons deux situations tragiques (guerre, famine, attentat, etc.) plus ou moins semblables et regardons comment réagissent nos gouvernements et comment les médias les présentent. Lorsque la responsabilité de ces situations peut être imputée à nos ennemis, on observe que les réactions sont indignées et que la présentation se fait sous le jour le plus défavorable. Par contre, si la responsabilité incombe à des gouvernements occidentaux ou à leurs alliés, on se déclare impuissant et les horreurs sont minimisées. Pourtant, il est évident que, si les actions des gouvernements étaient réellement motivées par les intentions altruistes généralement proclamées, ils devraient avant tout agir sur les situations tragiques dont ils sont responsables, au lieu de se concentrer sur celles qui sont attribuables à leurs ennemis. Lorsqu’on constate que c’est presque systématiquement l’inverse qui se produit, on doit retenir l’accusation d’hypocrisie. Une bonne partie de l’oeuvre de Chomsky est consacrée à des comparaisons de ce genre, et les conclusions qui s’en dégagent ne sont flatteuses ni pour les gouvernements occidentaux ni pour la façon dont les médias présentent leur action (9).

Ceci nous ramène à l’Indochine et, en particulier, au Cambodge. Les écrits de Chomsky sur ce sujet sont souvent dénoncés comme une « défense de Pol Pot », alors qu’il s’agit d’une comparaison entre les réactions des gouvernements et des médias face à deux atrocités ayant eu lieu à la même époque : d’une part les massacres des Khmers rouges au Cambodge, d’autre part ceux qui furent commis par les Indonésiens lors de l’invasion du Timor-Oriental (11). On trouvait là un parfait exemple des comparaisons que Chomsky a utilisées pour démontrer le caractère idéologique du discours dominant. Dans le cas du Cambodge, on assistait à une indignation virulente (12) ainsi qu’à un grand nombre d’exagérations et de mensonges concernant les Khmers rouges (14). Dans le cas du Timor, les médias observèrent un silence presque complet alors que les États-Unis et leurs alliés livraient à l’Indonésie des armes dont ils savaient très bien qu’elles étaient utilisées au Timor. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères français de l’époque, de Guiringaud, en visite à Djakarta pour signer un accord militaire, déclara ensuite que la France ne placerait pas l’Indonésie dans une situation embarrassante aux Nations unies sur la question du Timor (15). Il est facile d’imaginer les réactions indignées si une démarche semblable avait eu lieu au Cambodge (avant l’invasion vietnamienne, c’est-à -dire avant que les États-Unis ne se mettent à soutenir les Khmers rouges). Mais pour l’Indonésie, il n’y en eut pratiquement aucune.

Il serait facile de dresser une longue liste de non-indignations sélectives, qui comprendrait la Turquie et les Kurdes, Israël et les Palestiniens, sans oublier l’Irak où, au nom du droit international, on fait mourir à petit feu un million de personnes. En Irak, le droit est sacré et l’humanitaire sans importance. Au Kosovo, deux mille morts et l’humanitaire prime sur le droit (16). Où est la logique ? Évidemment, on peut toujours répondre que les comparaisons ne sont pas parfaites, mais les différences vont dans les deux sens et ce qu’il faut souligner n’est pas tant la similitude plus ou moins exacte entre situations différentes (qui sont néanmoins comparables) mais plutôt le caractère incroyablement et systématiquement biaisé de la façon dont elles sont présentées à l’opinion - et cela, rien ne peut le justifier.

L’attitude de Chomsky consistant à faire ce genre de comparaisons entrait directement en conflit avec la mentalité de prise de parti, surtout celle qui domine depuis le grand tournant : le Bien (l’Occident et ses alliés) et le Mal (le nationalisme du tiers monde et les pays dit socialistes) sont incomparables. Pire, Chomsky a toujours estimé qu’il devait d’abord dénoncer les crimes commis par les gouvernements sur lesquels il pouvait espérer agir, c’est-à -dire les nôtres, parce qu’il s’en estime plus directement responsable - évitant ainsi d’adopter l’attitude hypocrite qu’il reproche à nos gouvernements et à nos médias. Alors qu’il n’y avait dans sa démarche aucune illusion sur les régimes révolutionnaires ni aucune apologie des crimes commis par les « autres », il était inévitable qu’elle soit dénoncée comme tombant dans ces travers par ceux-là mêmes qui avaient entretenu de telles illusions et fait de telles apologies par le passé (17). Ce qui explique en grande partie l’ostracisme dont Chomsky a été victime en France à partir de cette période. Rien n’est pire, pour des « repentis » (dont le repentir est d’ailleurs largement récompensé), que celui qui ne se repent pas parce qu’il n’a à se repentir de rien. On peut bien sûr comprendre psychologiquement la réaction qui s’est emparée à cette époque de l’intelligentsia française (brûler ce qu’on a adoré et adorer ce qu’on a brûlé), mais il n’en reste pas moins qu’il y a quelque chose d’irritant dans l’attitude de ces intellectuels, toujours très influents dans les médias français, et qui se vengent toute leur vie, sur le dos des autres, des erreurs qu’eux-mêmes ont commises lorsqu’ils étaient jeunes.

Un autre aspect structurel du fonctionnement de l’idéologie est l’existence d’un débat aussi vif que possible à l’intérieur de limites strictes. En général, le débat porte sur des questions d’efficacité et de compétence : sommes-nous suffisamment habiles ? avons-nous la détermination nécessaire pour atteindre le but recherché ? Ou encore : sommes-nous moralement obligés de poursuivre ces nobles objectifs (20) ? Ce qu’il importe de comprendre - et qui éclaire le fonctionnement de l’idéologie -, c’est que plus le débat est violent concernant les moyens et plus il est focalisé strictement sur cette question, plus l’hypothèse implicite concernant la noblesse des buts recherchés s’en trouvera renforcée. C’est cette distinction entre critique portant sur l’efficacité et critique portant sur la légitimité et la sincérité qui sépare les critiques acceptables dans notre société de celles qui ne le sont pas.

Pour finir, il faut brièvement aborder l’affaire Faurisson, qui, bien qu’ancienne, donne encore lieu à certaines des attaques les plus virulentes contre Chomsky en France. Professeur de littérature à l’université de Lyon, Robert Faurisson fut suspendu de ses fonctions à la fin des années 1970 et poursuivi devant les tribunaux parce qu’il avait, entre autres, nié l’existence des chambres à gaz pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pétition pour défendre sa liberté d’expression a rapidement circulé à l’époque et fut signée par plus de cinq cents personnes, dont Chomsky. Cela a provoqué de violentes réactions en France, à la suite desquelles Chomsky écrivit un court texte insistant sur le fait que partager les opinions de quelqu’un et lui reconnaître le droit de les exprimer sont deux choses très différentes. De nouveau, la mentalité de prise de parti rendait cette distinction élémentaire difficilement compréhensible dans ce pays où, si vous défendez la liberté d’expression de quelqu’un, c’est que vous êtes dans son camp.

Chomsky donna ce texte à Serge Thion - alors un de ses amis -, en lui disant de l’utiliser à sa guise. Il commit là une erreur, la seule dans cette affaire. En effet, Thion fit paraître ce texte comme « avis » au début du mémoire en défense publié par Faurisson. Chomsky a toujours souligné qu’il n’était jamais entré dans ses intentions de publier son texte là et qu’il a cherché, mais trop tard, à en empêcher la parution. Notons que ce texte ne défend nullement les positions de Faurisson mais se limite à la question de la liberté d’expression (21). Quoi qu’il en soit, depuis vingt ans, il est pratiquement impossible de mentionner le nom de Chomsky, sur quelque sujet que ce soit, sans que quelqu’un dise : « Ah oui, celui qui a préfacé le livre de Faurisson. »

Lorsqu’on condamne Chomsky dans l’affaire Faurisson, il faut au minimum dire ce que l’on condamne exactement : une erreur tactique fort ancienne ou le principe même de la défense inconditionnelle de la liberté d’expression ? En ce qui concerne ce principe, il y a plusieurs remarques à faire. Tout d’abord, la France ne possède pas la tradition libertaire en matière d’expression d’opinions qui existe aux États-Unis, où la position de Chomsky ne choque personne et, pour l’essentiel, est admise à travers presque tout le spectre politique (22). Une loi comme la loi Gayssot qui réprime en France le négationnisme entrerait immédiatement en conflit avec le premier amendement à la constitution (qui garantit la liberté d’expression). L’American Civil Liberties Union, dans laquelle militent de nombreux antifascistes, porte plainte devant les tribunaux si l’on interdit au Ku Klux Klan ou à des nazis de manifester, en uniforme, dans des quartiers à majorité noire ou juive - comme à Skokie (Illinois) en 1978. On peut ne pas être d’accord avec cette attitude, mais il faut au moins être conscient du fait que le débat se déroule entre deux traditions politiques différentes (toutes deux d’ailleurs issues des Lumières), l’une dominante en France, l’autre aux États-Unis, et non entre un Noam Chomsky élu représentant d’une ultra-gauche dévoyée et la France républicaine.

Par ailleurs, les gens qui reprochent à Chomsky, et donc aux Américains, leur attitude en matière de liberté d’expression donnent rarement une réponse claire à la question fondamentale : interdire, soit, mais quoi et sur quelle base ?

- Invoquera-t-on la fausseté manifeste ? Mais il faudrait alors interdire une grande partie des discours pseudo-scientifiques ou religieux. Qui souhaite se risquer dans cette entreprise ?

- Invoquera-t-on la nocivité du discours ? Mais les discours les plus nocifs, ici et maintenant, ne sont en général pas ceux qui sont poursuivis devant les tribunaux et qui, presque par définition, émanent de gens marginaux (dont l’existence n’est d’ailleurs connue que grâce à la publicité que leur assurent les poursuites dont ils font l’objet (23)), mais bien toutes les justifications de l’impérialisme et du bellicisme assurées par les discours dominants. Après tout, les victimes du colonialisme, de la guerre du Vietnam ou de l’embargo contre l’Irak se comptent par millions ; et les discours qui justifient ou justifiaient ces entreprises, loin d’être interdits, sont en général bien récompensés.

- Invoquera-t-on le caractère odieux des propos tenus ? Mais on se heurte alors au problème du blasphème et de sa censure : presque tous les croyants se sentent blessés par les propos tenus par les athées ou par les adhérents d’autres religions. Est-il sage de confier au législateur le soin de distinguer entre propos vraiment odieux et propos qui ne paraissent odieux qu’en fonction de préjugés religieux ?

Je ne prétends pas, par ces brèves remarques, montrer qu’aucune réponse satisfaisante ne peut être donnée à ces questions mais simplement rappeler leur existence et souligner qu’une réponse, si elle peut être donnée, requiert à tout le moins une réflexion plus approfondie que celles qui accompagnent généralement les condamnations sommaires à l’encontre de la position défendue par Chomsky.

Finalement, la sincérité de cette position, qui consiste à défendre la liberté d’expression indépendamment de l’opinion exprimée, position qui n’est d’ailleurs pas différente de celle de Voltaire (24), ne peut être mise en doute. Même si l’on soupçonnait Chomsky d’avoir une sympathie secrète pour les idées de Faurisson, ou de considérer l’idée même de génocide comme un mythe impérialiste, ou quelque autre absurdité de ce genre (25), on pourrait difficilement l’accuser de sympathie pour des dissidents soviétiques qui soutenaient l’agression américaine au Vietnam, ou qui professaient un obscurantisme religieux digne du Moyen à‚ge. Pourtant, Chomsky a aussi défendu leur liberté d’expression, ainsi que le droit d’enseigner pour des gens qu’il considérait comme des criminels de guerre (des conseillers gouvernementaux à l’époque de la guerre du Vietnam). Comme le fait remarquer Chomsky, personne (sauf parfois à l’extrême gauche) n’a jamais soulevé d’objections dans ces cas-là .

Lire Chomsky est, tout d’abord, un acte d’autodéfense intellectuelle légitime et indispensable dans un monde où des cohortes d’intellectuels disciplinés et de médias serviles jouent le rôle d’une prêtrise séculière au service des puissants. Il nous permet d’éviter les fausses évidences et les indignations sélectives qui nous sont quotidiennement infligées par le discours dominant. Mais il nous apprend aussi que, si l’on veut changer le monde, il faut le comprendre de façon objective et qu’il y a une grande différence entre un certain romantisme révolutionnaire qui fait, à terme, plus de tort que de bien et une critique sociale qui est à la fois à la fois radicale et rationnelle. C’est pourquoi, à une époque où renaît, après des années de désespoir et de résignation, une contestation globale du système capitaliste, la façon qu’a Chomsky de combiner lucidité, courage et optimisme est plus indispensable que jamais.

Jean Bricmont

Louvain-la-Neuve, janvier 2001

 Notes

(1) Écrits les plus récents pour le public francophone : L’An 501.La conquête continue (Écosociété-epo, Montréal-Bruxelles, 1995), Les Dessous de la politique de l’Oncle Sam (Écosociété-epo-Le Temps des Cerises, Montréal-Bruxelles-Paris, 1996), Responsabilité des intellectuels, (Agone, Marseille, 1998), Entretiens avec Noam Chomsky (Écosociété, Montréal, 1998), Le Nouvel Humanisme militaire (Page Deux, Lausanne, 2000), Deux heures de lucidité. Conversations avec Noam Chomsky (Les Arènes, Arles, 2001). Notons que trois éditeurs seulement sont français et un seul parisien.

(2) Cette attitude s’étendait bien au-delà de la politique, puisque Louis Althusser, dont l’influence sur toute une génération d’intellectuels fut énorme, caractérisait sa démarche « matérialiste » comme étant une prise de partien philosophie (3). Bernard-Henri Lévy estime, quant à lui, qu’il faut penser comme on fait la guerre (4). On peut constater que, dans le discours politique, des assertions purement factuelles sont souvent jugées en fonction de leurs « conséquences », réelles ou supposées telles, et non de leur véracité.

(3) Lire Lénine et la philosophie, Maspéro, Paris, 1982.

(4) Lire la dernière section de La Pureté dangereuse, Grasset, Paris, 1994.

(5) Attitude que les marxistes ont d’ailleurs souvent dénoncée, à tort, comme « idéaliste ».

(6) Noam Chomsky, Power and Prospects : Reflections on Human Nature and the Social Order, South End Press, Boston, 1998.

(7) Cette comparaison n’est donnée que pour démontrer l’absurdité du raisonnement dominant en Occident. Les situations étaient néanmoins fort différentes, l’intervention soviétique en Afghanistan étant en partie motivée par des considérations de sécurité territoriale totalement absentes de l’agression américaine au Vietnam.

(8) Si la tendance générale fut au repli et à la passivité, les philosophes méditatiques ont soutenu très tôt - et activement - la politique étrangère américainemenée par Reagan ; ainsi les Bernard-Henri Lévy et André Glucksmannont-ilssignéaux côtés d’un Jean-François Revel une pétition adressée au Congrès des États-Unis en soutien aux contras du Nicaragua. [nde]

(9) Il faut souligner que la critique des médias faite par Chomsky s’éloigne fort de la critique dominante, laquelle s’énonce le plus souvent en termes de catégories comme les risques du direct, la pression due à la compétition ou le manque de formation des journalistes. Ces catégories, qui sont socialement neutres, peuvent expliquer des erreurs contingentes mais n’expliquent nullement les biais systématiques que l’on observe dans l’information. Pour rendre compte de celles-ci, il faut faire appel à la structure de propriété et de pouvoir qui domine le système des médias (10).

(10) Lire Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent. The political Economy of the Mass Media, Pantheon Books, New York, 1988 et Noam Chomsky, Necessary Illusions. Thought Control in Democratic Societies, Pluto Press, London, 1989.

(11) Noam Chomsky et Edward S. Herman, The Political Economy of Human Rights (2 volumes), South End Press, Boston, 1979.

(12) L’hypocrisie de cette indignation était manifeste : personne ne proposait de solution réaliste, les États-Unis étant peu disposés à intervenirdansunpays,leCambodge, dont ils venaient d’être chassés. Le comble del’hypocrisie fut atteint néanmoins lorsque les Vietnamiens mirent fin au régime de Pol Pot : dès ce moment, les Occidentaux se mirent à soutenir les Khmers rouges de différentes façons, à l’onu mais aussi, indirectement, sur le plan militaire (13). A contrario, dans le cas de l’Indonésie, de simples pressions occidentales auraient sans doute suffi pour arrêter les massacres.

(13) Lire John Pilger, Hidden Agendas, Vintage, London, 1998.

(14) La situation idéologique n’était pas sans rappeler l’histoire des bébés belges assassinés par les Allemands durant la Première Guerre mondiale. Il n’y a aucun doute que les Allemands avaient commis de nombreuses atrocités à l’époque et, de même, il n’y a aucun doute que ces atrocités ont été fortement exagérées par la propagande anglo-française pour entraîner les États-Unis dans la guerre. Les pacifistes de l’époque, Bertrand Russell par exemple, se trouvèrent, comme Chomsky aujourd’hui, dans la situation peu enviable de devoir rétablir la vérité au risque de passer pour des apologistes du meurtre.

(15) Le Monde, 14 septembre 1978.

(16) Le chiffre de deux mille mort est l’estimation occidentale du nombre total de victimes, avant l’attaque de l’otan.

(17) En fait, Chomsky, prévoyant ce qui allait se passer, écrivait, déjà en 1970, qu’« aucune personne rationnelle n’approuvera la violence et la terreur. En particulier, la terreur d’un État post-révolutionnaire, qui est tombé entre les mains d’une sombre autocratie, a plus d’une fois atteint des niveaux de sauvagerie indescriptibles. Néanmoins, aucune personne compréhensive ou humaine ne condamnera trop vite la violence qui se produit souvent lorsque des masses longtemps dominées se soulèvent contre leurs oppresseurs, ou font leurs premiers pas vers la liberté et la reconstruction sociale » (18). Il citait également des remarques semblables de Kant à propos de la Révolution française et de Bertrand Russell sur la Révolution russe, lequel écrivait, avec son ironie habituelle : « Chaque échec de l’industrie, chaque règlement tyrannique dû à une situation désespérée est utilisée par l’Entente pour justifier sa politique. Si un homme n’a ni à boire ni à manger, il s’affaiblira, perdra sa raison et finira par mourir. En général, cela n’est pas considéré comme une bonne raison pour infliger la mort en affamant les gens. Mais, en ce qui concerne les nations, la faiblesse et la lutte sont considérés comme moralement répréhensibles et sont supposés justifier des punitions supplémentaires... Est-il surprenant que les grandes proclamations de sentiments humanitaires de la part des Anglais soient accueillies avec froideur dans la Russie soviétique ? (19) » Des remarques similaires pourraient être faites aujourd’hui sur l’Irak ou la Serbie.

(18) Noam Chosmky, For Reasons of State, Pantheon, New York, 1970, p. 393.

(19) Lire Noam Chomsky, Problems of Knowlege and Freedom. The Russell Lectures, Pantheon, New York, 1971 et Bertrand Russell, The Practice and Theory of Bolshevism, Allen and Unwin, London, 1920.

(20) Ainsi se demandera-t-on si la France est ou n’est pas moralement obligée d’intervenir militairement pour défendre les droits de l’homme - comme, par exemple, au Kosovo. Une critique chomskyenne sortira de ce débat, en étudiant par exemple la politique de la France en Afrique, pour montrer que, quel que soit le but réellement poursuivi, celui-ci ne peut en aucun cas être la défense des droits de l’homme.

(21) La version anglaise de ce texte, « Some elementary comments on the rights of freedom of expression », est disponible sur www.zmag.org/chomsky/articles/8010-free-expression.html

(22) Le New York Times rendait compte de l’« affaire Chomsky-Faurisson » sous le titre : « Une tempête française dans une demi-tasse. » Lire l’article de Chomsky, « His right to say it », The Nation, 28 février 1981, www.zmag.org/chomsky.

(23) Chomsky mentionne le cas d’un certain Arthur Butz, une sorte de Faurisson américain qui enseigne à l’université Northwestern mais dont presque personne n’a jamais entendu parler vu que sa liberté d’expression n’est nullement en danger.

(24) Voltaire disait à M. Le Riche qu’il détestait ce qu’il écrivait mais qu’il donnerait sa vie pour que celui-ci puisse continuer à l’écrire.

(25) Chomsky a décrit à plusieurs reprises l’holocauste nazi comme étant l’explosion la plus fantastique de folie collective de l’histoire humaine (26).

(26) De nombreux articles de Chomsky sur ces sujets sont disponibles sur www.zmag.org/chomsky


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Il n’y a pas de guerre contre le terrorisme, interview de Noam Chomsky, par Geov Parrish, + vingt-deux textes de Noam Chomsky.






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Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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Rien ne fait plus de mal aux travailleurs que la collaboration de classes. Elle les désarme dans la défense de leurs intérêts et provoque la division. La lutte de classes, au contraire, est la base de l’unité, son motif le plus puissant. C’est pour la mener avec succès en rassemblant l’ensemble des travailleurs que fut fondée la CGT. Or la lutte de classes n’est pas une invention, c’est un fait. Il ne suffit pas de la nier pour qu’elle cesse :
renoncer à la mener équivaut pour la classe ouvrière à se livrer pieds et poings liés à l’exploitation et à l’écrasement.

H. Krazucki
ancien secrétaire général de la CGT

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