En ce 7 août 2010, la Colombie fête le départ du "meilleur président que le pays ait jamais connu" , comme se plaisent à marteler tous les médias sur tous les tons. C’est une date que sûrement l’histoire effacera même si pour l’heure la fête nationale du 7 août semble, elle, s’effacer devant les hourras qui accompagnent la retraite de l’enfant prodigue.
Il est pourtant un autre anniversaire, hasard du calendrier, que votre serviteur préfère vous rappeler. C’est avec émotion mêlée de rage que l’on commémore un bien plus triste événement, celui de l’assassinat il y a onze ans de Jaime Garzón, humoriste à la dent acéré, Colombien défenseur des droits de l’Homme et patriote populaire. Et le temps n’y pourra rien, nous serons toujours tristes. Un des ses derniers sketchs (1) parodiait un professeur fou furieux appelant de ces voeux un gouvernement fasciste et un président de la trempe du gouverneur d’Antioquia d’alors, Alvaro Uribe Velez. Sa prophétie lui coûta la vie et ce crime est et reste impuni. En Colombie, on meurt de tout, même lorsqu’on caricature l’oligarchie. Fut-elle si erronée la vision de Garzón qui voyait ce profiler le règne d’un caudillo impliqué dans le paramilitarisme et la narcotrafic, un pantin des appétits nord-américains, un gouverneur qui se rêvait pourfendeur de l’insurrection communiste à n’importe quel prix ?
Le pacte social selon Uribe : une poignée de main et une autre de pesos.
Comment expliquer la popularité sans précédent du maître auprès des esclaves ? Comment comprendre que douze millions de colombiens ont voté contre eux-mêmes, comme le notait un camarade lors d’une réunion de travailleurs sociaux à Bogotá la semaine dernière. On en apprend de bien bonnes lors de ces réunions, par exemple qu’il ne faut pas prendre de photo des déchetteries du quartier de Ciudad Bolivar, un quartier populaire à quinze minutes de taxi du palais présidentiel, parce que des francs tireurs vous tirent dessus... ah Ciudad Bolivar et ses quatre cents assassinats par an !...l’héritage du président peut-être, mais je m’égare.
Le matraquage médiatique ne peut pas tout expliquer. Les scandales en série, la corruption, les crimes contre l’humanité, les magouilles politiques n’ont jamais égratigné le président. Toujours la faute à quelques fonctionnaires de haut rang, un ministre désordonné, un général mouton noir, une broutille nous dit-on, rien à voir avec le président. Que ses fils soient impliqués dans une histoire de trafique d’influence à vous faire sauter n’importe quelle république, et bien c’est lui qui attaque en diffamation et fait pleurer dans les chaumières, lui le bon père de famille, le chef incontestable de la nation.
Chez les Uribe on est fidèle et la famille... la patrie, le travail... bref, il faut chercher bien plus loin que la simple image cet indéfectible soutien populaire parce que c’est bien celui-ci qui amène les autres, les soutiens politiques et économiques, régionaux et internationaux, parfois à contrecoeur mais toujours respectueux de « la démocratie d’opinion ».
C’est que le magicien a bénéficié d’un contexte historique favorable : il fait suite à une flopée de présidents du sérail politico-économique du pays, présidents de père en fils enfermés dans leur tour d’ivoire et dans leurs vacances à Miami, incapables en tout genre et plus habitués aux dîners en ville qu’aux mains dans le cambouis. Uribe, lui, est un homme de l’élite, certes, mais de celle qui travaille, les grands propriétaires terriens ; puissants donc, mais bouseux. Alors, lui a enfilé les bottes, les chemises à carreaux, poncho sur l’épaule, et a passé ses deux mandats à sillonner le pays jusqu’à pas d’heure pour rencontrer le peuple. Et le bonhomme ne vint pas les mains vides. Une poignée de main c’est déjà bien dans des coins où on n’a jamais vue ne serait-ce qu’un fonctionnaire de quatrième zone, mais une poignée de pesos c’est toujours mieux. Voilà le truc du magicien.
Lorsque cela se passe au Venezuela, on dit que le président est un populiste de petite envergure. Ici, c’est un miracle et on appelle cela un peu vite la démocratie directe. Rien à voir avec la démocratie populaire, ce que certains naïfs pensent être une vraie démocratie directe, simplement un lien direct entre le roi et les serfs. Un problème avec les aides qui n’arrivent pas, la route encore inondée, l’essence frelaté ou un évier bouché ? Pas de problème, le président est là et vous met en relation avec sa cour de ministres et fonctionnaires qui suivent ébahis le prince faire ce qu’ils croient être de la bonne politique. Et la main au portefeuille, bien sur, grâce à un programme présidentiel appelé « familias en acción » qui n’a pas été crée par Uribe mais qui l’a largement développé pour en faire rien de moins qu’une pompe à fric pour arroser les pauvres et électeurs. Et si peu se rendent compte que cet argent est l’argent de tous les Colombiens, que ce n’est pas une faveur mais que c’est un droit, et que la politique c’est une vision partagée et populaire, pas une représentation grotesque de la puissance de quelques-uns.
L’un des secrets de sa toute puissante popularité résida donc dans ces "consejos comunitarios" , réunions hebdomadaires avec le peuple, aux quatre vents et par tous les temps, retransmises évidemment en « direct-différé » selon le bon goût des producteurs, et aux intervenants bien choisis. Les partis politiques en ont véritablement souffert, les associations et les interlocuteurs traditionnels aussi. Le président, son peuple, un lien fort et direct, et rien d’autre. Puisqu’on vous dit chaque semaine que le peuple est content, que le président travaille dur et pour tous, et que c’est un homme simple et droit. Tout le reste n’est que jalousie et mensonge. Les institutions, la constitution, la cour suprême, les défenseurs des droits de l’Homme... puisqu’on vous dit que le peuple est content, vous êtes anti-démocrates ou quoi ?
Confusion entre investissement étranger et saccage du pays.
C’est peu de le dire camarades mais, pour l’élite, cette confusion n’a pas lieu d’être, les deux concepts se fondent l’un dans l’autre comme le beurre dans les épinards. Les riches pourtant, et parce qu’ils sont déjà riches, devraient bien être le dernier souci d’un président dont le peuple crève encore largement de faim. C’est que le bonhomme est bouseux, je vous l’ai dit, ou fait croire qu’il l’est, mais a tout de même fait ces études à Harvard. Fidèle à la tradition de soumission aux marchés, l’investissement étranger fut l’un des trois thèmes de ses mandats. Pour investir, ils ont investi. Enfin, « pillé » serait plus juste.
Plus un service public n’est debout : eau, électricité, gaz, service public, éducation, santé, etc, etc. L’Européen n’est pas dépaysé en payant ses factures, ce sont les mêmes logos que sur ses terres natales, et au même tarif ! Elle est bien belle la mondialisation, mais c’est un progrès nous a dit le président, alors on applaudit. Et il parait que si les riches sont plus riches, cela fait du bien a tout le pays, nous a encore dit le président. Et oui, ils vont acheter plus, jouir plus certainement, alors forcément le moins riche qui vend des produits importés pour les riches et leurs plaisirs est content. Le riche et le moins riche sont contents. Bon, cela laisse à la marge 80 % de ceux qui ne peuvent même pas se payer les produits importés à crédit, mais c’est parce qu’ils n’ont pas assez travaillé ; partout dans le monde le pauvre est un sale fainéant, c’est sa faute perpétuelle, ai-je cru comprendre du président Uribe.
Vendre au rabais ce que des générations de syndicats et de mouvements sociaux ont bâti dans le sang et la sueur c’est bien mais cela ne dure qu’un temps. Alors est venu celui des méga-projets. Des barrages gigantesques à vous tuer les 30 milles familles de pêcheurs qui vivent sur les rives du fleuve, des travaux publiques ubuesques (pour le bénéfice d’entreprises privées) à vous mettre les villes sens dessus-dessous pour quinze ans, des autoroutes pour que les camions chargés de bois précieux, d’or, d’émeraude, de charbon, de coltan, de pétrole, d’uranium, puissent rouler sans s’arrêter jusqu’aux ports exportateurs, comme au bon vieux temps des colonies, des plantations sans fin de palmes africaines pour que les camions roulent bio.
Et si cela ne donne pas à bouffer au moins cela défriche la jungle pour que ces horribles communistes ne s’y cachent pas avec leurs fusils, tout cela dans le plus grand trafic d’appel d’offre et de corruption, du plomb dans la tête de ceux qui s’organisent contre le progrès, et ma foi, on y vient, un peu de nettoyage paramilitaire si des sans terre, sans nom - surtout des sans pouvoir d’achat - barrent la route aux fameux investissements étrangers.
La Colombie est l’un des pays au sous-sol le plus riche. Cela le président l’avait bien compris parce que c’était un bon élève. On se souviendra toujours avec émotion que Pablo Escobar admirait ce jeune prodige de la politique locale (enfin un bouseux dans les affaires) lorsque le jeune Uribe était haut fonctionnaire dans l’agence nationale chargée des licences de vol et autres autorisations contrôlant le trafic aérien. Depuis son hacienda luxueuse, Escobar regardait passer les avions chargés de cocaïne en déclarant à ses amis : ce jeune là , avec sa tête de premier de la classe, c’est un type comme cela qu’il faudrait mettre président. Certains disent sans plaisanter que malgré l’assassinat du gros, Uribe a bien été le président du Cartel de Medellàn. Mais je m’égare encore, revenons au sous-sol de la Colombie.
Malgré leurs efforts, les espagnols d’abord et les colons en tous genres ensuite n’ont qu’à peine entamé les réserves en or et émeraude du pays. Le pétrole reste en grande partie à découvrir et un charbon de très bonne qualité affleure dans le nord-est du pays. Et voici que l’uranium et le coltan ont fait leur apparition. Si on se renseignait auprès de Ashanti Gold ou de British Petroleum, il ne fait aucun doute que toutes ses richesses représentent en dollars de quoi résoudre tous les problèmes de malnutrition, d’analphabétisme, de manque de santé et de structures éducatives du pays, si ce n’est du continent.
Enfin, virtuellement, parce que les gars de Ashanti ou de BP réservent l’argent arraché à la terre à bien d’autres divertissements. Comme le président a des amis bien infiltrés dans les multinationales, il a décidé de faire du pays le premier pays minier de notre bonne vieille planète à l’horizon 2019.
C’est un cadeau fabuleux pour les investissements étrangers, tous auront le droit d’investir-piller le pays en ne payant que des taxes illusoires ; et tout l’argent partira à l’étranger parce que c’est bien le principe de l’investissement-pillage étranger.
Aux Colombiens, il ne restera que les trous dans le sol, la nature dévastée, des emplois de misère pour quelques années et un grenier vide lorsqu’ils se réveilleront du cauchemar. Mais à l’heure du bilan de Uribe, les étrangers sont contents, le président est content, alors même le peuple est content.
Edgar, lui, n’est pas content. Il fait partie des dizaines de milliers de Colombiens qui vivent de la mine artisanale dans le pays. Lui, il cherche de l’or dans le nord-est d’Antioquia, une région de jungle et de collines où les affiches de la guérilla sont fièrement accrochées sur toutes les maisons des villages isolés. Nous verrons cela plus tard.
Edgar, lui, et les quatre balles qui se baladent dans son corps depuis que les paramilitaires ont voulu le faire taire, lui et sa fâcheuse manie d’organiser les mineurs pour défendre leurs droits, eh bien Edgar est fort préoccupé de l’avenir que lui réserve cette lubie de faire de la Colombie le premier pays minier en 2019. Il est Colombien, pourtant il n’est pas content.
Il faut dire qu’il ne regarde pas beaucoup la télé et qu’il vit en plein coeur d’une zone de conflit. Edgar n’est pas contre le progrès, il aimerait bien que la santé, l’éducation, les services de l’état, la justice même, et quelques infrastructures élémentaires, des routes, des canalisations d’eau, etc, arrivent dans les villages du Guamocó. Pourtant il doute qu’ouvrir les portes aux envahisseurs étrangers soit la solution. Il sait bien que la monstrueuse quantité d’argent s’envolera à l’étranger et la petite part qui reste sera avalée par l’État et distribuée aux riches.
C’est que Edgar n’est pas le dernier pour t’expliquer le principe d’accumulation de capital par les bourgeois. Ce qui le préoccupe le plus ce sont les milliers de mineurs qui vivent de la mine artisanale. Le nouveau code minier entré en vigueur il y a quelques jours font d’eux des illégaux sans titre d’exploitation. Les multinationales, elles, ont des titres de propriété et le droit d’exploiter grâce au président Uribe. En fait, les mineurs vivent de fait sur ces propriétés.
Mineurs, pêcheurs, paysans, que va-t-il se passer ? Les paramilitaires n’ont jamais vraiment quitté la région, Edgar ne le sait que trop bien, et les menaces se font de plus en plus répétées. Que se passera-t-il si tous sont déplacés au prétexte de la guerre ou accusés d’être de la guérilla, ou pire encore, accusés d’être contre le progrès des envahisseurs étrangers, de leurs énormes machines, de leur contamination et de leurs destructions, bref : contre le fait que des riches étrangers s’entendent avec quelques riches Colombiens pour tuer et massacrer afin d’être encore plus riches, comme on le leur a appris à Harvard, Oxford ou Chicago. Le président dit que c’est bien, et son héritage fièrement revendiqué est d’avoir préparé la Colombie à être un pays moderne, enfin pillé d’une façon plus moderne.
Le président est content, des millions de Colombiens sont contents sans trop savoir pourquoi, parce qu’on leur a dit de l’être certainement. Mais ce qui est sur, c’est que des millions de Colombiens sont extrêmement mécontents et eux savent exactement pourquoi.
La guerre civile n’aurait plus lieu.
Outre le pacte social et les investissements étrangers, le président Uribe avait promis de mettre fin au conflit interne, et pas n’importe comment, en écrasant l’insurrection communiste par l’instauration de la « sécurité démocratique ». Presque une vengeance personnelle due au fait que le papa du président s’est fait « judicialiser » un jour qu’il faisait le mariole en refusant de payer l’impôt révolutionnaire et s’était mis en tête de recevoir les guérilleros à coups de fusil. C’est que le papa du président, grand ami de Pablo Escobar, fomentait déjà un plan pour en finir avec ces rouges et leur stratégie militaro-sociale de prendre aux riches pour donner aux pauvres. Parmi toute la classe politique colombienne, à l’heure des négociations de paix dans la zone démilitarisée de San Vicente del Caguán, département du Meta, en 1998-2001, Alvaro Uribe est le seul à ne pas avoir été serrer la pince de Marulanda, Reyes, Cano, Trinidad, el Mono Jojoy et consorts. Il fut le seul à fustiger la tentative de paix et de là a commencé à bâtir son image de dur de dur. Cela ne traîna pas pour qu’il devint l’enfant chéri des uniformes en tous genres, légaux comme illégaux. Son thème de campagne en 2002 : du sang, du sang et encore du sang. Et quelles qu’en soient les conséquences il faut écraser les rouges rebaptisés terroristes pour les besoins du spectacle mondial. Pour ce qui est des conséquences nous verrons plus tard, revenons au bilan par cette simple question : quid de la guérilla ?
La réalisation des deux premières promesses de sa stratégie, le pacte social comme l’investissement étranger, réclamait au minimum que la force publique puisse se déplacer dans un pays alors contrôlé à plus de 50% par la guérilla (en fait les guérillas). Lorsqu’il s’installe à la Casa Nariño (le palais présidentiel) le processus de guerre totale est déjà enclenché. Le plan Colombia a été signé par son prédécesseur Pastrana et les paramilitaires se sont déjà réunis sous un commandement unifié, les AUC (Autodefensas Unidas de Colombia). Uribe est associé au paramilitarisme mais il faut reconnaître qu’il n’a rien inventé. Cette façon para-estatal de faire la loi remonte à la colonie espagnole et aux hommes de main des grands propriétaires terriens. Historiquement, l’état colombien n’a jamais brillé par sa force et les caciques locaux ont toujours disposé d’une petite brigade pour se protéger et protéger leurs affaires. Et comme Uribe est de ces gens là , mieux qu’aucun autre il a toujours considéré cette forme de justice comme naturelle. En tant que gouverneur de l’état de Antioquia dans les années 90, il a mis en place les Convivir, véritables milices légales de lutte contre la subversion. La Cour Suprême annula la légalité de ces phalanges mais le mal était fait, c’est-à -dire que toutes les forces fascistes du pays y ont vu un signe pour la légalisation prochaine du paramilitarisme. Et ainsi cela a été. Bien que Uribe passe pour le faiseur de paix en signant la loi Justicia y Paz en 2005, loi qui démantela les structures paramilitaires, il est en fait celui qui les a laissés agir en paix, puis leur a offert une totale impunité.
Mais revenons à la guérilla. Les AUC n’ont jamais lutté contre la guérilla, en tout cas jamais en montant des opérations militaires d’envergure. Les paras étaient et restent spécialisés dans la lutte anti-subversive, c’est-à -dire, selon la bonne vieille école française, en terreur et massacres contre les civils, vols et viols, destructions et couvre-feux sous peine de décapitation. De ces horreurs, on peut noter les fours crématoires, les plus grandes fosses communes depuis le troisième Reich, les crucifixions façon Rome antique, les cadavres éventrés et chargés de pierres pour couler plus vite, les mutilations et démembrements, et d’autres saloperies que réserve le fasciste à ceux qui ne le sont pas. Si cela n’a pas directement affecté les forces de la guérilla, cela a évidemment affecté ses zones de repli et ravitaillement, ses informateurs et ses soutiens logistiques. On peut imaginer la grande peine de la guérilla à être impuissante face au massacre de son peuple. Je te rassure lecteur, si tu as une boule de rage dans le ventre, les combattants communistes ont fait payer cher à ces salauds au brassard AUC, n’en déplaisent au président qui s’en va, et si tu te balades en Colombie tout le monde te parlera de ces embuscades où sont tombés les paras par dizaines et dizaines, et de prisonniers il ne fut pas question.
Une fois passée l’équipe de tueurs illégaux, déboulèrent les tueurs assermentés. Uribe a multiplié les forces militaires comme les forces de police. L’armée colombienne est la seconde armée du continent américain après les États-Unis et de loin la plus rompue au combat. Son armement vient essentiellement des mêmes nord-américains et de l’état d’Israël avec lequel elle partage de nombreux programmes d’entraînement en plus de l’armement. Les fusils colombiens de l’armée sont en fait des fusils israéliens fabriqués sous licence directement en Colombie. Donc le président, grâce à l’argent yankee et surfant sur la vague de la lutte contre le terrorisme, a multiplié les brigades et les bataillons, réarmé tout son monde et fait de la force aérienne une véritable machine de guerre adaptée à la guerre dans la jungle (hélicoptères et avions de surveillance) ; en plus de la quantité, le saut qualitatif des forces armées colombiennes a été impressionnant : guerre électronique, avions renifleurs et équipés pour la détection nocturne, écoutes des communications grâce à un Awac gringo survolant en permanence le territoire, etc, etc...
Bon, avec tout cela, le quadrillage du territoire est assuré sur les grands axes de communications du pays. Les lignes de bus voyagent la nuit en caravane, les aéroports ne sont fermés que pour cause de mauvais temps et les matières premières sortent du pays sans trop de problème. Plus personne ne s’est fait enlever pour collusion avec l’état bourgeois, et les graffitis pro-fariano (FARC-EP) ne sortent plus guère de l’université. Il y a toujours des puits de pétrole qui sautent ici et là , des mines qui font leur office en arrachant une jambe de militaire, mais la grande majorité du territoire est tenue en joue par l’impressionnante machine de guerre.
A voyager dans le pays, il faut s’habituer aux blindés le long des routes, aux files de militaires qui rentrent et qui sortent de la jungle, à voyager dans les transports à côté d’un uniforme et à tomber sur un barrage tous les 50 kilomètres et tous les 5 kilomètres dans les zones de conflit... les zones de conflit ? Parce qu’avec tout cela, elle existe encore la guérilla ? Claro compañero ! Et je dirai très simplement - et parce que ce ne sont pas un groupe de bandeloros à l’écart du peuple et de ses aspirations mais bien l’armée du peuple en tant que telle, le EP de Farc-EP - que tant que les causes du conflit existeront, la guérilla existera.
Certes, la situation est bien plus compliquée qu’il y a une dizaine d’années, et l’état policier (pardon : la « sécurité démocratique ») mis en place par le président Uribe a fait son office en refoulant la guérilla dans les zones reculées du pays. Simplement, il reste que sur 30% du pays- les zones les plus inaccessibles - la guérilla est plus ou moins chez elle. Les fondamentaux de la guerre de guérilla ont été remis au goût du jour : le mouvement perpétuel, la morsure et la retraite. La force de frappe reste explosive. La guérilla est là depuis plus de 60 ans, rien ne lui impose de se jeter dans la bataille par une charge héroïque et suicidaire ; elle a fait le dos rond, laissé passer l’orage terrifiant soufflé depuis Washington, et elle attend sans nul doute des jours meilleurs pour relancer de grandes offensives.
Il reste que pas un jour ne se passe sans combat. Au mois de mai, l’état fait part de 300 guérilleros abattus. La guérilla en reconnaît 50 mais annonce, elle, plus de 300 ennemis morts au combat. Difficile à vérifier.
La guerre civile est donc bien présente, à chaque carrefour, dans chaque mouvement, dans chaque geste de la vie quotidienne colombienne. Les informations sur la guerre dégueulent des stations de radio réservées de l’armée nationale, de la police et de la justice. Les militaires sont partout, les hélicoptères de combat survolent en permanence les villes et les campagnes et même les avions de combat sillonnent en rugissant le ciel de la capitale. Les revues de la guérilla passent sous le manteau, le parti communiste clandestin comme le mouvement bolivarien et le mouvement de la jeunesse bolivarienne ont toujours une activité soutenue pour qui sait les trouver. L’état policier est quant à lui sans pitié, près de 7 500 prisonniers politiques croupissent dans les prisons. Le tarif minimum est de 7 ans pour rébellion.
Non, la guerre civile n’a pas pris fin. Elle a même largement débordé les frontières traditionnelles de ses acteurs historiques. Une des grandes stratégies d’Uribe a été d’impliquer dans le conflit la population qui ne l’était pas. Des milliers de « gardes forestiers » ont été recrutés et des millions d’informateurs, rémunérés par l’état, sont là pour étouffer la critique et la vérité. Le bombardement médiatique ne cesse de diffamer et de corrompre l’idéologie de la guérilla. Ils furent bandits communistes, narcotrafiquants, aujourd’hui terroristes. Pas un mois ne se passe sans qu’on annonce la mort d’Alfonso Cano, et pas un mois ne se passe sans que ce dernier ou son état major envoie une carte ou une vidéo pour tenter de percer la chape de plomb de la censure. La dernière vidéo en date a fait le tour des médias. Alfonso Cano a appelé le nouveau gouvernement de Juan Manuel Santos à dialoguer pour trouver une fin négociée au conflit interne. Tous les analystes y ont vu une faiblesse de la guérilla, tous les chiens du pouvoir ont trouvé le numéro un des Farc-Ep maigre et fatigué, rien de très nouveau.
La vérité est que la guérilla a renouvelé sa détermination pour la paix en Colombie, mais pas à n’importe quel prix, pas au prix de l’oubli et de l’injustice sociale, et par là même elle a affirmé encore une fois son indéfectible foi en la lutte armée pour contrer l’aile la plus fasciste de l’oligarchie, celle qui s’est, sous le règne du président Uribe, accaparée tous les rouages de l’état colombien.
Crimes et châtiments de l’ère Uribe.
Le prix à payer pour ce bilan est un carnage sans précédent, une violation constante des droits des acteurs sociaux, défenseurs des droits de l’Homme, syndicalistes, professeurs et militants de la gauche vraie et radicale, une militarisation de la société jusque dans les esprits, une folle course en avant dans le trou noir néo-libéral, l’abandon des couches les plus vulnérables de la société aux errements d’un monde moderne qui les nie, et une culture toujours plus sordide portée aux nues, celle du chef incontesté, celle du trafiquant au bon coeur, celle du machisme et du patriotisme comme tristes nouveautés pour le vingt-et-unième siècle qui commence.
Sous Uribe, le Congrès acquis à sa cause, avec plus de 70% de ses membres sous investigations judiciaires pour liens présumés avec les tueurs paramilitaires, a sombré dans le chaos sans pour autant faire vaciller les institutions. Le nouveau Congrès à venir commence sa législature avec 30% de ses membres toujours sous investigation pour les mêmes motifs. C’est un des héritages du président Uribe, à savoir la normalisation de la philosophie paramilitaire, l’acceptation de la politique du sang et de la loi du plus fort et des plus inquiétants, la mise sous tutelle de la justice, c’est à dire son bâillonnement.
La lutte contre le trafic de drogue n’a pas vraiment été à l’ordre du jour sous l’ère Uribe. La Colombie reste le plus grand exportateur de cocaïne du monde. Aucun plan sérieux de substitution des cultures à vocation illicite n’a été mis sur la table, simplement la poursuite de la criminalisation des paysans et la fumigation sauvage dont le but a plus été de déplacer les populations que de lutter contre les grands pontes du trafic international.
Le déplacement de population est resté lui à l’ordre du jour, plaçant le pays devant l’Afghanistan et l’Irak dans cette triste liste. Rien n’est fait pour la protection de ces populations ou pour le retour en toute sécurité sur leurs terres. La concentration des terres dans les mains des grands propriétaires s’est accentuée, aucune réforme agraire n’est à l’ordre du jour.
Les relations internationales se sont dégradées avec tous les pays du bloc continental, la guerre contre le voisin bolivarien est à l’ordre du jour et les attaques sourdes se sont multipliées à un rythme effrayant. Accusations, diffamations, violations des espaces aériens, bombardements illégaux en territoire étranger, la militarisation de la société aidant, la guerre patriotique est une possibilité construite sans relâche par le président Uribe, à la grande satisfaction de la puissance impérialiste nord-américaine.
Certes le traité de libre échange (TLC) a échoué avec ces derniers sous la pression d’organismes non-gouvernementaux effrayés des crimes et violations répétés des forces militaires colombiennes, mais l’Oncle Sam s’est rattrapé en transformant la Colombie en porte-avion insubmersible, et le président Uribe s’est consolé avec un traité de libre-échange avec l’Europe qui semble-t-il n’a rien à foutre - elle - des crimes contre l’Humanité du régime.
Pour conclure, on peut dire sans sourciller que le président Uribe a réalisé le rêve de tous les dictateurs du vingtième siècle, à savoir : établir une dictature sous les habits formelles d’une démocratie de droit. Ce n’est pas une mince affaire et c’est ce qui fait de lui un homme des plus respectés par les extrêmes droites du monde entier. Du Honduras au Chili, du Mexique au Pérou, pour ne parler que de l’Amérique Latine, c’est avec grande minutie que l’on étudie ces années noires où le fascisme s’est étendu et s’est fait entendre par tous sans qu’un seul contre-pouvoir, sans qu’aucune voix de justice ne puisse entamer l’armure du mal absolu.
Confondant le progrès et le lynchage capitaliste, mêlant nationalisme et patriotisme, élevant le pouvoir absolu d’un seul au-dessus du droit du peuple, remplaçant l’éducation populaire par un paternalisme incestueux, rien n’est plus sombre dans ce tableau que le concert de voix qui s’élève pour fêter le « meilleur président que le pays ait jamais connu ».
Le plus déconcertant est bien que le bonhomme, loin de disparaître du paysage politique, se place pour de longues années à venir comme défenseur de son bilan, de sa stratégie, de sa philosophie archaïque. Et nul doute que toute tentative de réforme, de changement et bien évidemment de révolution - fut-elle démocratique et citoyenne - seront sous la menace forte d’un coup d’état militaire qui le ramènerait au pouvoir, accompagné des tambours de la guerre et des cris d’hystérie collective contre le terrorisme gauchiste.
C’est ainsi : le dernier jour du Président n’est pas encore arrivé.
Archibald EMOREJ
Note.
(1) Jaime Garzón dans ses oeuvres http://www.youtube.com/watch?v=_FCkfEop2cs