Classe Internationale : Que désigne le terme de « paramilitarisme » en Colombie, qui sont ces groupes paramilitaires et d’où viennent-ils ?
Régis Bar : Le « paramilitarisme » en Colombie prend son origine dans le recours à des civils armés comme auxiliaires des Forces Armées, qui font partie intégrante d’une stratégie anti-insurrectionnelle visant à détruire le supposé soutien que la population civile peut apporter aux mouvements de guérilla. Les groupes paramilitaires, qui sont légalement créés dans les années 1960, se présentent au départ comme des groupes « d’autodéfense » ayant vocation à protéger les communautés locales des guérilleros, mais leurs actions débordent vite et largement ce cadre. En effet, les élites politiques et économiques locales, notamment les propriétaires terriens, ont fréquemment recours aux paramilitaires pour expulser les paysans, les indigènes ou les communautés afro-descendantes des terres qu’ils souhaitent exploiter ou pour éliminer les opposants politiques et contrôler l’agitation sociale.
Bien que ces groupes paramilitaires aient existé dès les années 60, ils prennent une autre dimension à partir des années 80, sous l’impulsion du financement par le « narcotrafic ». On peut relever comme principaux groupes à l’époque le MAS (Muerte A Secuestradores), lié au cartel de Medellín et en particulier au narcotrafiquant Gonzalo Rodríguez Gacha, les Autodefensas Campesinas del Magdalena Medio, dirigées par Henry Pérez, Los Tangueros, le groupe des frères Castaño, et Los Carranceros, groupe lié au « tsar des émeraudes » Víctor Carranza. Ces groupes opéraient dans différentes zones du pays mais avaient l’habitude de collaborer ensemble, par exemple pour l’organisation de stages d’entraînement à la guerre contre-insurrectionnelle dictés par des mercenaires étrangers. De même, ils ont tous contribué à saboter le processus de paix entamé entre le gouvernement de Belisario Betancur (1982-1986) et plusieurs guérillas, avec le soutien de certains secteurs des Forces Armées. Ce qui s’est traduit par l’assassinat systématique de dirigeants et de militants du parti Unión Patriótica, né en 1985 à la suite d’un accord de paix avec les FARC, au point qu’on parle aujourd’hui de plus de 3000 membres assassinés.
Après l’interdiction en 1989 de toute adhésion, promotion ou financement des groupes paramilitaires, et la démobilisation partielle de certains groupes, une légère accalmie a lieu, qui se traduit par une baisse du nombre d’assassinats de civils. Cependant, dès le milieu des années 90 resurgissent de nouvelles structures paramilitaires plus grandes, plus puissantes et plus violentes. Elles bénéficient notamment d’une nouvelle forme de légalisation à travers la figure des CONVIVIR (Cooperativas de Vigilancia y Seguridad Privada), dont un grand nombre seront créées dans le département d’Antioquia à l’époque où l’ancien président Alvaro Uribe en était le gouverneur. Ces nouveaux groupes paramilitaires se répandent dans presque l’ensemble du pays et se fédèrent sous un commandement unique en 1997, lorsque sont créées les AUC (Autodefensas Unidas de Colombia). Ils exercent alors leur contrôle sur de vastes territoires et commettent un nombre incalculable de violations des droits de l’homme à l’encontre de la population civile, ayant notamment recours à de nombreux massacres. Les AUC se démobilisent à partir de 2005 à travers la loi Justicia y Paz mise en oeuvre par le gouvernement d’Alvaro Uribe.
C I : En 2006 éclate le scandale dit de la « parapolítica » qui implique l’entourage du président Uribe (2002-2010) de quoi s’agit-il exactement ?
R B : La « parapolítica » est devenu un terme courant en Colombie pour désigner les liens existant entre certains politiciens et des groupes paramilitaires. Bien que ces relations existent depuis longtemps, elles ont connu un sorte d’apogée au moment de l’existence des AUC. Ces liens ont concerné quasiment l’ensemble des partis politiques, notamment les traditionnels Partido Liberal et Partido Conservador, et ont eu lieu sur l’ensemble du territoire national. Ils ont favorisé aussi bien des candidats à des mandats locaux, comme des maires ou des gouverneurs, que nationaux, comme des sénateurs ou des représentants.
Le scandale de la « parapolítica » a pu éclater au milieu des années 2000 grâce aux efforts conjoints de certains chercheurs, journalistes et membres de l’opposition, mais surtout grâce à l’action courageuse de la salle pénale de la Cour Suprême de l’époque, qui a prononcé plusieurs dizaines de condamnations. L’immense majorité des politiciens éclaboussés par le scandale appartenaient à la coalition politique soutenant le président d’alors, Alvaro Uribe, dont certains étaient de proches collaborateurs par exemple son cousin Mario Uribe. On peut également noter le cas du parti Convergencia Ciudadana, qui a été particulièrement touché par le scandale et qui a par la suite changé son nom afin de ne plus être automatiquement associé dans les esprits à la « parapolítica« .
La relation entre politiciens et paramilitaires était mutuellement bénéfique, puisque qu’elle permettait aux premiers d’assurer leur élection en soumettant les populations locales et en menaçant leurs opposants, et aux seconds « d’institutionnaliser » leur projet et d’influer directement sur les décisions politiques. Le 28 juillet 2004, les congressistes ovationnent le discours de Salvatore Mancuso, chef des AUC à la suite de la mort de Carlos Castaño, venu défendre le processus de Justicia y Paz et légitimer l’action du paramilitarisme en Colombie. Il affirmera par la suite qu’à l’époque plus d’un tiers du Congrès était directement sous l’influence des paramilitaires.
Il faut préciser que la « parapolítica » n’est pas un phénomène qui appartient au passé, puisque parmi les congressistes élus lors des élections législatives du mois de mars 2014, 26 d’entre eux font l’objet d’une enquête préliminaire de la part de la Cour Suprême, la grande majorité faisant partie de la coalition gouvernementale.
C I : En 2005 les AUC sont dissoutes, que reste-t-il du fait paramilitaire aujourd’hui ?
R B : Tout d’abord, il faut signaler que le processus de démobilisation mis en oeuvre sous le gouvernement Uribe avec la loi Justicia y Paz est loin d’être une franche réussite. Il peut même être considéré comme un exemple frappant de la manière dont l’État colombien enfreint les normes internationales sur le droit des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations. Rappelons que seuls 10 % environ de l’ensemble des paramilitaires qui sont censés avoir été démobilisés (plus de 30 000) ont été concernés par cette loi, le reste ayant bénéficié d’une impunité de facto. De plus, il n’y a eu jusqu’à aujourd’hui que 22 condamnations prononcées dans le cadre de cette loi, et ce alors même que plusieurs paramilitaires emprisonnés se sont retrouvés en liberté cette année après avoir purgé la peine maximale de huit ans de prison.
Le gouvernement affirme que les groupes paramilitaires n’existent plus depuis cette démobilisation et que toutes les violences qui leur sont imputées sont perpétrées par des « bandes criminelles » (désignées comme Bacrim). Mais on peut dire au contraire que de nombreux paramilitaires n’ont pas déposé les armes et que plusieurs puissants nouveaux groupes sont apparus, enrôlant aussi bien de nouvelles recrues que d’anciens membres des formations paramilitaires. Parmi eux on peut citer en particulier Los Urabeños, Los Rastrojos, Los Aguilas Negras, et l’ERPAC (Ejército Revolucionario Popular Antisubversivo de Colombia).
Même s’il n’existe plus de structure nationale unifiée comme à l’époque des AUC, que ces groupes se consacrent en grande partie à des activités économiques illégales, et que certains s’affrontent entre eux, ils continuent de jouer un rôle direct dans la stratégie contre-insurrectionnelle et dans la défense de certains puissants intérêts privés, tout comme ils maintiennent des liens avec les forces de sécurité et certains secteurs des élites politiques et économiques. En d’autres termes, ils continuent d’opérer comme des paramilitaires « traditionnels » et leurs victimes sont les mêmes que par le passé. Certains de ces groupes sont dans un processus d’expansion qui peut faire craindre à terme une résurgence d’un projet paramilitaire national, en particulier du fait de l’échec des autorités à démanteler leurs structures politiques et économiques, souvent héritées de l’époque des AUC, et de leur tendance à présenter la question paramilitaire comme étant uniquement liée au problème de la drogue.
Propos recueillis par Nicolas Sauvain
Pour aller plus loin :
•Consulter le site Verdad Abierta (en espagnol).
•Consulter ce rapport d’Amnesty International "Colombie : Les paramilitaires à Medellin démobilisation ou légalisation ?".